Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 28

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Hachette (tome IIp. 159-171).
Deuxième partie


XXVIII

L’agence.


Cette agence Lecoq, dont nous allons franchir enfin le seuil fameux, était une grande maison où rien ne manquait et qui parlait d’argent : non point peut-être de cet argent, périodique bénédiction, venant aussi régulièrement que la marée sur les grèves et qui fait des logis cossus, propres, honnêtement ordonnés, — des rentes, pour prononcer ce bienheureux mot, rêve frémissant, joyeux amour de toutes les ménagères, — mais de l’argent capricieux, artiste, dirions-nous presque, de l’argent conquis de manière ou d’autre, venant d’ici tantôt, et tantôt de là, de l’argent de spéculation, de l’argent de combinaisons, de l’argent d’affaires, presque aussi cabrioleur que l’argent de jeu lui-même.

Si loin que soit de nous ce règne de Louis-Philippe, il est certain que Paris était déjà, en ce temps, une assez jolie ville, futée, madrée, industrieuse à l’excès et faisant monnaie de toutes sortes de frivolités. L’article annonces, le roi des articles-Paris, dont la prospérité est le mètre normal des civilisations, marchait dès lors tout seul et sans lisières : il y avait des laboratoires à mariages ; les bureaux de renseignements soulevaient les toits des maisons : on pouvait vivre à la rigueur.

Nous n’avons pas tout inventé la semaine dernière comme les neveux déshérités de Balzac semblent portés à le croire. En cherchant avec soin, vous découvririez dans l’antiquité même des traces de la boutique moderne où l’on vend la chose invisible.

Deo Ignoto ! disait le paganisme au bout de son latin. Magasins de fumée, bazars de vent, comptoirs de chimères ! s’écrie notre goguette industrielle. Il y a des gens qui achètent de tout cela.

Derrière cet huis à deux battants qui portait pour enseigne : Agence Lecoq, on trouvait une très vaste antichambre, transformée en bureau, et coupée selon sa largeur, en deux parties égales, dont l’une appartenait au public, l’autre aux employés, défendus par un grillage que doublaient des rideaux de soie verte. Cela ressemblait assez au vestibule d’une banque de second ordre ou au bureau public d’un agent de change. Quoique neuf heures du soir eussent sonné et que ce fût dimanche, on entendait causer derrière la soie : preuve que les affaires marchaient.

Le salon suivait le bureau, une fort noble pièce, meublée à la papa, velours ponceau et acajou bruni, pendule à sujet philosophique, candélabres riches, mais d’un fâcheux modèle, tapis d’Aubusson un peu fatigué, guéridon portant des brochures politiques, piano à queue immense, tableaux dont les cadres avaient de la valeur. Tout cela, pour le quartier, était tout simplement splendide.

Le salon, éclairé par une lampe qui brûlait tristement sur le guéridon, était solitaire.

On ne saurait exprimer d’un mot la physionomie du « cabinet » qui venait après le salon. C’était ample et grave, il est vrai, au premier aspect, mais on y flairait une odeur de pipe. En 1842, la pipe n’avait pas dans le monde la position qu’elle a aujourd’hui. Nos mœurs laissaient encore à désirer. Cette odeur de pipe pouvait donc passer pour une note médiocre ; mais, d’autre part, les respectables paperasses, empilées partout, les cartons d’excellente tournure, les meubles naïfs et austères donnaient au « cabinet » une apparence quasi-ministérielle. Le maître d’un pareil sanctuaire devait faire en grand, cela sautait aux yeux. Mais, que faisait-il ?

Rien d’illicite ou même de caché, je suppose, car le bureau à cylindre, tout ouvert, montrait ingénuement ses papiers épars et le fouillis des lettres décachetées. Vous n’auriez pas remarqué un plus franc désordre sur la table de travail d’un poète. Cette absence de précaution parle naturellement de loyauté ; ceux qui se peuvent montrer ainsi à découvert inspirent la confiance.

Néanmoins, comme ce ne sont pas leurs propres affaires que traitent ces obligeants chrétiens qui ont l’honneur de porter le mot Agence écrit sur leurs portes, un tel laisser-aller pourrait avoir des inconvénients sérieux. Je vous prie, veuillez vous rassurer. Pas d’agence sans discrétion. C’est l’a b c du métier : discrétion à toute épreuve : Le patron est un confesseur ; le cabinet est une tombe. Essayez, puisqu’il n’y a personne, furetez, cherchez, quêtez, tournez et retournez, vous ne trouverez rien, à moins que vous ne tombiez précisément sur l’amorce de quelque ligne dormante, tendue là tout exprès pour un poisson de votre espèce.

Vous êtes encore aux bagatelles de la porte. Une agence est mieux machinée que cela. Ceci est le foyer public ; le tabernacle est ailleurs, le foyer privé, cadenassé pour les profanes. Dans cette partie-là, nous sommes loyaux, c’est vrai, mais nous sommes prudents par état.

Nous faisons toutes les choses que le tabellion ne sait ou ne peut faire. L’étude est sur la terre, l’agence est dans les nuages.

Nous planons, dans toute la force du terme, et si nous manquons de diplômes, c’est que tous sommes à cent coudées au-dessus des vulgaires examens.

Une lampe, jumelle de celle qui éclairait le salon, brillait sur la cheminée du cabinet et montrait la porte entr’ouverte d’un boudoir.

Pourquoi non ? l’agence ne repousse pas le beau sexe. Il y a le côté des dames.

Le boudoir était charmant et d’un goût très passable. On ne peut dissimuler, dépendant, que l’odeur de la pipe y persistait. Or, en 1842, le sexe qui doit son principal lustre à MM.  Legouvé n’en était pas encore à ces violents appétits dont les budgets croissants de la régie chantent chaque année l’heureux épanouissement. Cette odeur de pipe était une insolence et un symptôme : elle prouvait que le faune de ces grottes avait ce qu’il fallait de valeur pour imposer ses habitudes.

Dans le boudoir, il y avait des tableaux tendres et deux réductions de Pradier ; le guéridon, en bois de rose, orné de cuivres coquets, portait le Figaro, le Vert-Vert, le Corsaire-Satan, la Mode et les œuvres de Gavarni très galamment reliées. Des fleurs fraîches emplissaient les vases, et le velours des rideaux, dégagés de leurs embrasses, tombait à larges plis devant les croisées. Il y avait, bien entendu, ce qu’il faut d’issues pour éviter tout danger de rencontres entre celles qui arrivent et celles qui s’en vont.

Hélas ! vous n’eussiez pas trouvé de boudoir à l’agence Échalot ! Point d’antichambre, point de commis derrière la soie verte d’un treillage, point de salon, point de cabinet ! Similor, brillant mais inutile, était une gêne plutôt qu’un profit ; le jeune Saladin, qui nuisait si abondamment à la propreté de la mansarde, pouvait néanmoins passer pour un luxe. Tout aux uns, rien aux autres !

Échalot avait toujours manqué de trente-cinq francs pour monter en grand son affaire !

Le boudoir était la dernière pièce officielle de l’agence Lecoq. Un petit carré, donnant sur l’escalier de service, le séparait de la salle à manger, qui commençait la série des appartements privés du patron. La maison tournait ici. Une chambre à coucher de style hyperanacréontique, et dont la description messiérait tout à fait, s’ouvrait également sur le petit carré. Le patron murait, disait-on, une assez joyeuse vie privée.

Au delà de la chambre à coucher, une pièce très petite, meublée de trois chaises de paille et d’une table de sapin, terminait la maison, mais non point le domaine de M. Lecoq, qui était un Guzman et demi pour la démolition des obstacles. M. Lecoq avait percé le mur de la propriété voisine ; deux autres grandes pièces suivaient le cabanon, orné d’une table de sapin. Le cabanon et ces deux pièces formaient le tabernacle dont nous avons parlé.

Là, aucun papier ne traînait ; il y avait des cartons crénelés et défendus par des chevaux de frise, des tiroirs à triple serrure qui défiaient la sape, un coffre-fort, chef-d’œuvre de la maison Berthier, à l’abri du pétard.

Discrétion ! Le mot est trop mou : impénétrable mystère ! C’était ici le temple où M. Lecoq accomplissait la partie sacerdotale de ses fonctions. Les secrets des messieurs et des dames restaient en sûreté là-dedans, et dormaient jusqu’à l’heure où M. Lecoq trouvait intéressant de les éveiller.

La vie est un combat. Jadis, on se servait d’armes lourdes et brutales pour frayer son chemin dans cette mêlée. Aujourd’hui, sauf la noble Amérique et un peu la joyeuse Angleterre, tous les peuples dits civilisés sont convertis à des mœurs plus douces. Tout en admirant passionnément les neveux de Washington, ce peuple si jeune, si libre, si aimable et si uni, nos plus ingénieux philosophes reculent devant la religion du revolver-colt et du couteau-bowie, à l’aide desquels on arrange là-bas les procès. Ce faisant, nos philosophes subissent un restant de préjugés. La vieille Europe goutteuse et rhumatisante, répugne à ces exercices salutaires. Il y a bien le duel du pharmacien, qui conviendrait mieux aux personnes sédentaires, mais la loi entêtée persécute les pilules, et la médecine se fâche contre tout empoisonnement qui ne rentre pas dans le codex. Où donc trouver des armes pour livrer la bataille de la vie ?

À l’agence Lecoq, s’il vous plaît. M. Lecoq est une invention de ce siècle subtil, comme la photographie, le télégraphe électrique et tant d’autres chères choses. M. Lecoq fournit des renseignements, et puis ? Des renseignements encore, toujours des renseignements. Je vous prie de croire qu’un renseignement bien établi vaut trois ou quatre revolvers. Laissez seulement marcher nos sociétés intelligentes, vous verrez quelque jour Devisme et Le Faucheux, abandonnant les antiques machines qui ont besoin du fulminate ou du salpêtre, prendre brevet pour un nouveau système de renseignements à douze coups.

La guerre joue de son reste, vous devez bien le voir. Mars va clopin-clopant, le bon vieux grognard, dans le chemin qui mène aux Invalides, et Vénus, toujours jeune, s’étonne d’avoir eu des faiblesses pour un pareil grotesque. Savez-vous ce que ferait Vénus aujourd’hui, si elle ne se respectait, elle trahirait Mars pour Vulcain ; et supposez qu’elle trahisse encore Vulcain, par habitude, ce sera au moins pour Mercure.

Encore un perfectionnement aux canons rayés, une plaque de plus aux blindages, deux perfectionnements, si vous voulez et deux plaques, dix plaques et dix perfectionnements, un canon électrique, tuant une division d’un seul coup, un revêtement magique à l’épreuve du tonnerre ! Est-ce impossible ? Tant mieux ! Demain, nous l’aurons. Et la guerre ayant dansé sa dernière gigue, nous passerons la revue de nos armées de diplomates.

M. Lecoq était un diplomate. Il avait fondé à Paris la première maison de renseignements. Parmi la cohue de ses imitateurs, son souvenir reste haut. Il est de l’histoire. Ce fut chez lui que se fournit Argus, quand l’âge eut mis sur ses cent yeux cinquante paires de besicles. Il n’était pas la police, mais la police achetait à bas bruit ses almanachs excellents.

Eussiez-vous souhaité plus de faste dans la maison d’un homme si considérable ? C’est la-bas un quartier riche, mais sans gêne et ombrageux. Le luxe l’offense. On y gagne beaucoup plus d’argent qu’on n’en dépense : c’est le contraire de la Chaussée-d’Antin : pour y faire des affaires, il n’est pas nécessaire de s’afficher en or.

Chaque pays a ses mœurs. Rue de Provence, il faut se ruiner pour manger du pain ; rue Saint-Martin, on met du foin dans ses vieilles bottes, et telle chrysalide commerciale, modeste, un peu sordide même, qui a végété vingt ans loin du soleil, s’élance un beau matin hors de sa coque sombre pour voler, effronté papillon, vers un splendide hôtel des Champs-Élysées, dont l’antichambre ne l’eût pas admise hier, et qui est aujourd’hui son palais. Demandez à ces victorieux si l’argent a de l’odeur !

Il y a agence et agence. On manigance tout dans notre arcadienne forêt, depuis l’amour, ce bien suprême ! comme dit le théâtre Lyrique, jusqu’aux billets des loteries autorisées, depuis le bonheur conjugal jusqu’aux décorations étrangères, depuis le droit au travail mal rétribué jusqu’à la gloire impérissable. L’agence est, dans toute la rigueur du terme, un microcosme ; on y tient tout, et ce qui fait son charme incomparable, c’est qu’elle ne s’étonne d’aucune demande, tant saugrenue que vous la puissiez rêver. Il se trouve pourtant des agences spécialistes, comme certains sorciers ne s’occupent que des objets volés. Ce n’est pas à la légère que le mot sorcier est ici prononcé. L’agence est de soi une chose romanesque qui chatouille l’imagination au même titre que l’art de tirer les cartes ou le somnambulisme. Le chiromancien, maître de ce cabinet, inspire une confiance sui generis, et telle qu’on ne lui demande même pas son programmé. Mettre le pied sur le seuil d’une telle maison c’est déjà une équipée ; or, toute équipée engage et entraîne. Ces MM.  Lecoq le savent bien ; ils spéculent formellement là-dessus.

Si vous avez beaucoup, mais beaucoup de talent, une grande souplesse d’esprit, une volonté forte, de l’imagination, de la finesse, de l’entregent, de l’acquis, du sang-froid, de l’éloquence, l’usage des différents mondes, la meilleure opinion de vous-même, une teinture suffisante des roueries commerciales et industrielles, une triture approfondie des gentillesses de la chicane, bon ton à la rigueur, mauvais ton quand il le faut, robuste estomac, tête solide, conscience vaste, courage au travail et le mot pour rire ; si, en un mot, vous êtes absolument supérieur à vos contemporains ; si, néanmoins, vous n’avez voulu ou pu être ni secrétaire général, ni agréé, ni professeur en Sorbonne, ni gendarme, ni directeur d’assurances, ni concierge, ni soumissionnaire des fournitures pour hôpitaux, fondez l’agence Lecoq et garez-vous du procureur impérial !

Depuis longtemps, il ne nous a pas été donné de voir M. Lecoq face à face. Nous avons eu à prononcer son nom très souvent, et le lecteur sait que, depuis l’époque où il plaçait, en province, les caisses à secret et à défense de la maison Berthier et Cie, M. Lecoq a fait brillamment son chemin, mais c’est un spectacle intéressant et toujours nouveau que d’assister aux transformations opérées par l’âge dans une riche nature. Telle jeunesse un peu orageuse mûrit en virilité splendide.

C’est donc avec l’émotion d’un légitime orgueil que nous présentons ici M. Lecoq transfiguré, à nos amis et à nos ennemis : M. Lecoq de la Perrière, chevalier de plusieurs ordres. Je n’ai pas inventé cet homme d’imagination et de cœur, c’est vrai ; il est l’œuvre de Dieu qui créa toutes choses, mais il me semble qu’une partie de son lustre va rejaillir jusqu’à mon front et chacun cherche à tirer parti de ses illustres connaissances.

Nous sommes loin du commis-voyageur, doué d’un certain brio, mais entaché du détestable goût qui pestifère cet élément social. M. Lecoq n’avait certes pas pris ces manières de l’ancien régime dont la Comédie-Française fait si bien la caricature, il ne secouait pas son jabot, il ne tournait pas sur le talon, il ne jetait pas sous son bras un claque de voltigeur centenaire, à quoi bon renier son siècle et les bienfaits de 89 ? Mais M. Lecoq avait la grande mine d’un Titan de la Bourse. L’odeur de pipe n’est pas incompatible avec cela. Il y a dans ce mâle parfum quelque chose qui parle des conquêtes modernes.

L’effronterie était, chez lui, devenue aplomb, la brutalité rondeur, la fanfaronnade autorité : de sorte qu’on peut dire que le fond était resté le même, tout en s’épurant et se sublimant. M. Lecoq de la Perrière était tout uniment la quintessence éthérée de cet illustre Gaudissart, qui fut l’amphitryon de notre J.-B. Schwartz à l’auberge de Caen, dans les premiers chapitres de cette histoire.

Il était là, dans ses appartements privés, en conférence intime, non point avec le premier venu, mais bien avec M. le marquis de Gaillardbois. Voyez où mène la conduite ! un homme posé, un homme influent, un homme de ministère et même un peu de cour, lancé au mieux dans les affaires politiques et qui, disait-on, avait vendu très cher à la royauté quasi-légitime son passé de conspirateur vendéen. M. le marquis et M. Lecoq étaient ensemble dans des rapports familiers, cela se voyait ; M. le marquis fumait un cigare et buvait du scotch ale, commodément assis qu’il était et reposant ses pieds sur la tablette de la cheminée ; des pieds vernis comme un guéridon chinois ; M. Lecoq, demi-couché dans une causeuse, buvait du scotch ale et fumait une bonne grosse pipe albanaise à bout d’ambre. Il ne faut point que le choix du breuvage étonne. La bière est la boisson universelle des gens qui fument ; peuple ou princes. Un galant homme ne goûte jamais qu’une fois ces ignominies pharmaceutiques, inventées par les ivrognes américains, où l’alcool se mélange criminellement avec l’eau de Cologne et le vinaigre de la société hygiénique, sous le nom répugnant de grog.

M. Lecoq avait une robe de chambre de velours noir à cordelière d’or et doublée de satin cerise ; son habit de ville, à la boutonnière duquel brillait un ruban multicolore était jeté sur un meuble. Nous savons qu’il passait la quarantaine ; mais il était conservé parfaitement et semblait être encore un jeune homme, malgré le faisceau de petites rides que son caractère joyeux avait groupées en éventail aux coins de ses yeux clairs. Ses traits étaient solidement dessinés, surtout son nez, de carrure romaine ; il avait la bouche grande, sculptée avec énergie et marquée du pli sarcastique. Ses cheveux, d’un châtain sombre et fauve, frisaient ou plutôt crêpaient sur un front largement développé, d’un luisant de bronze ; par contre, ses sourcils avaient blanchi, ce qui donnait un clignotement à ses yeux. Il ne portait pas de barbe.

Sa jeunesse était surtout dans sa taille souple et robuste. Ce devait être, en la rigueur du terme, un luron solide.

M. le marquis de Gaillardbois, plus âgé d’une dizaine d’années, était un ancien beau, fatigué, mais suffisamment confit. Ses cheveux n’étaient peut-être pas teints, quoiqu’ils en eussent l’air. Il portait barbe entière et moustaches, le tout d’un noir de jais. Tous les médaillons d’une même époque ont un air de famille, et il suffit de quelques années pour changer le type historique, soit que cela tienne au costume, soit qu’il y ait des idées ambiantes qui surmoulent les physionomies en masse. La figure de 89, cela est certain, changea en 93, se modifia profondément sous le Directoire et tourna complètement sous l’Empire. Quoi de plus différent, quoi de plus opposé que deux silhouettes prises au hasard derrière M. de Villèle et autour de M. Guizot, à trois lustres d’intervalle ? Je sais une personne qui a le sens de ces distinctions admirablement développé et vous dit à première vue : voici un homme de telle date ministérielle. Bien plus : cette personne découvre au simple aspect d’un profil si, étant donné le règne de Louis-Philippe, par exemple, le sujet appartenait à l’opposition dynastique ou à l’opinion doctrinaire. Ce talent ne lui rapporte rien.

M. Lecoq était très énergiquement de cette année 1842. À cet égard, il portait son millésime aussi bien marqué que celui de la dernière pièce de cent sous, frappée à la monnaie. M. le marquis de Gaillardbois n’offrait pas, en sa personne, des diagnostics aussi certains : c’était un écu composite et magnifiquement retouché. Il y avait en lui plus de fantaisie : deux ou trois époques se mariaient dans ce remarquable échantillon de l’homme de talents, sans préjugés, que ses besoins trop vifs empêchent de réussir. Il était de qualité, cela se voyait ; il était du monde aussi, malgré ce lieu douteux où nous le rencontrons ; l’abandon exagéré qu’il affectait ne cachait pas entièrement une sincère distinction de manières que les façons de M. Lecoq faisaient encore mieux ressortir. Il n’y avait pas jusqu’à sa mise élégante et simple qui ne trahît un niveau supérieur.

Un dernier trait : les yeux noirs de M. le marquis, hautains, noblement fendus et entourés d’un large cercle d’estompe semblaient avoir, par moments, un irrésistible penchant à la déroute ; — mais il les posait alors d’aplomb et les forçait à soutenir vaillamment le regard.

Au moment où nous entrons dans le sanctuaire, ces messieurs traversaient un de ces repos qui ponctuent les conversations graves, où chacun a besoin de réfléchir. M. Lecoq éloigna sa pipe de ses lèvres en disant :

« J’ai les Habits-Noirs dans ma poche, et quand le préfet voudra, je lui ferai cette petite affaire-là pour pas cher. »

M. le marquis garda le silence et lança au plafond un redoutable nuage.

M. Lecoq quitta sa pipe.

Il prit le pavillon d’ivoire d’un conduit acoustique, pendant à la muraille à portée de sa main. Il y avait deux de ces conduits, dont les tuyaux verts, semblables à de longs serpents, allaient dans des directions opposées.

M. Lecoq mit sa bouche dans le pavillon et souffla. Puis, le pavillon ayant rendu ce soupir sifflant qui signifie : on écoute, M. Lecoq y introduisit de nouveau ses lèvres et prononça tout bas :

« Trois-Pattes est-il arrivé ?

— Non, » répondit le conduit.

L’autre pavillon siffla un long soupir. M. Lecoq l’ayant aussitôt approché de son oreille, reçut cette communication :

« Cocotte et Piquepuce attendent. »