Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 29

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Deuxième partie


XXIX

Un gentilhomme qui se prête.


Peu importait, paraîtrait-il, à ce puissant M. Lecoq, que Piquepuce et Cocotte attendissent, car il jeta, sans répondre, le pavillon d’ivoire pour reprendre le bout d’ambre de sa pipe.

M. le marquis n’avait rien entendu des demandes ni des réponses échangées.

« Ces Habits-Noirs sont une grosse chose ! dit-il après un silence. Les journaux s’en occupent et on s’en impatiente en haut lieu. »

M. Lecoq leva les épaules.

« Ce que c’est que d’être bien servi ! murmura-t-il. Que le préfet me fasse signe, et, si nous nous entendons, je les lui donnerai à manger.

— Je ne suis pas chargé des affaires de M. le préfet, » répondit Gaillardbois d’un ton de mauvaise humeur.

M. Lecoq le regarda au travers d’une bouffée.

« Sans doute, sans doute, fit-il non sans une nuance d’ironie. C’est une jolie place, et qui n’est pas du tout au-dessus de vos moyens… J’y ai déjà songé.

— À quoi ? demanda le marquis.

— À la préfecture de police pour vous. »

Les deux pieds de Gaillardbois quittèrent le marbre de la cheminée pour retomber brusquement sur le parquet.

« Pas de folies, dit-il, j’ai besoin de tous ces gens-là.

— Est-ce que nous bornerions nos ambitions au secrétariat général ? demanda M. Lecoq avec dédain, nous ! fils des croisés ! »

Comme M. de Gaillardbois allait répondre, le pavillon qui avait annoncé la présence de Cocotte et de Piquepuce soupira, M. Lecoq l’approcha négligemment de son oreille.

« Il y a quelque chose dans le tour, » lui fut-il dit. Il se leva aussitôt et ouvrit une petite armoire en placard dont le battant unique ne se fermait qu’au bouton. Il en retira une boîte de carton et une large enveloppe qu’il déchira en prononçant l’inévitable :

« Vous permettez ?…

— Bravo ! s’écria-t-il, dès qu’il eut jeté un coup d’œil sur le contenu de l’enveloppe. Êtes-vous toujours bien en cour, monsieur le marquis ?

— On le suppose, » répliqua Gaillardbois avec une froideur affectée.

Lecoq ouvrit la boîte de carton qui contenait un peu de cire à modeler et répéta :

« Bravo ! »

Le marquis ajouta en secouant la cendre de son cigare :

« Mon bon, je vous parlais des Habits-Noirs comme j’aurais parlé d’autre chose. Je ne veux pas dire que vous ayez au ministère ni même à la préfecture ce qui s’appelle des ennemis. Mais, vous m’entendez bien, on n’est pas fixé… vous avez pris une diable de position, qui est remarquée… Et dans tous les pays du monde où il y a une administration, le besoin se fait sentir de créer du nouveau pour s’accréditer. Il ne faut pas que cela vous attriste…

— Cela ne m’attriste pas, l’interrompit rondement M. Lecoq. Je me moque de vos ministres et de votre préfecture comme de Colin-Tampon !

— Vous avez des mots à vous, murmura le marquis ; mais, sans vous attrister, il ne faudrait pas non plus, c’est du moins mon avis, vous laisser aller à de maladroites fanfaronnades. »

M. Lecoq lisait attentivement le document contenu dans l’enveloppe et jetait de temps en temps un regard de côté à la pelote de cire.

« Voici un garçon qui a nom Piquepuce ! dit-il tout à coup, et qui me sert comme un chien pour un os à ronger. Je ne le changerais pas contre une demi-douzaine d’administrateurs à vingt mille francs par an. Est-ce qu’on voudrait me faire du chagrin, là-bas, hé ? Tâchez de parler la bouche ouverte, vous !

— Mon cher monsieur de la Perrière, répondit Gaillardbois en gardant sa distance, il n’y a rien de si dangereux que de jouer au fin avec un homme comme moi. Je n’ai jamais pu connaître le vrai de votre situation. Si je connaissais le vrai de votre situation, je pourrais vous être beaucoup plus utile. »

M. Lecoq contemplait d’un œil admiratif le papier illustré par la belle et large écriture de notre ami Piquepuce. Il souriait. Il prit la pelote de cire, l’examina et murmura : « Cocotte est aussi un bien joli sujet ! »

Le pavillon acoustique qui était à sa gauche soupira de nouveau et lui dit à l’oreille :

« M. le baron Schwartz est au cabinet.

— Dans une petite minute, je suis aux ordres de M. le baron, » répliqua M. Lecoq dans le cornet.

Il se tourna vers le marquis et reprit bonnement :

« Vous me servez, cher monsieur, absolument comme je désire être servi par vous. »

Et comme le gentilhomme rougissait de colère, il ajouta :

« Il est un point que nous devons établir une fois pour toutes…

— Qu’est-ce encore ! s’interrompit-il en saisissant avec impatience l’ivoire qui avait sifflé.

Mme la baronne Schwartz est au boudoir, » lui dit le pavillon.

Il se prit à rire et répondit :

« Dans une petite minute, je suis aux ordres de Mme la baronne.

— Oh ! oh ! nous avons une baronne à ces heures-ci ! fit Gaillardbois, » saisissant au vol ce dernier mot.

M. Lecoq répéta au lieu de répondre :

« Il est un point, disais-je, que nous devons établir une fois pour toutes : Ne vous blessez jamais, croyez-moi, de ce que je puis vous dire, j’ai fréquenté un monde qui n’est pas le vôtre et où j’ai pris des habitudes que je ne perdrai point. Je n’ai pas la moindre prétention d’être votre supérieur, ni même votre égal. Nous faisons des affaires, nous sommes ensemble dans de bonnes relations. Cher monsieur, par état, j’ai un grand nombre de ces relations, les unes, placées beaucoup plus bas que vous ; les autres encore plus haut peut-être. Entre les unes et les autres, je tiens tout simplement mon niveau à moi, qui me convient et dont je me contente. Je suis M. Lecoq, de la Perrière si vous voulez, je n’y tiens pas énormément, un industriel, ni plus ni moins. Il m’est précieux de savoir très exactement ce qui se passe dans les ministères et à la préfecture, parce que j’ai de grands intérêts engagés… des intérêts immenses. Vous êtes un de ceux qui me fournissent des renseignements excellents et je vous en tiens compte. Mais quant à redouter personnellement les ministères ou la préfecture, non. Si j’étais attaqué ici ou là, j’évalue à plus de cent mille écus la publicité que cette ânerie me produirait. Puis-je espérer que vous êtes désormais fixé là-dessus ? »

Ces choses furent dites d’un ton rassis et en quelque sorte scandées selon de savants intervalles.

Le marquis lança au feu son cigare et se leva.

« Il faut vous prendre comme vous êtes ! murmura-t-il en homme qui préfère la retraite à une lutte de paroles inégales.

— Permettez, fit M. Lecoq. Nous n’avons pas fini.

Mme la baronne s’impatiente, » ricana le marquis, heureux de railler.

Entre l’index et le pouce, M. Lecoq tenait effrontément la note de Piquepuce.

« Ce n’est pas une spéculation que je veux vous soumettre, dit-il, caressant son débit, quoiqu’il y ait bien quelque argent sous l’idée. Dans les bonnes idées il y a toujours de l’argent. Veuillez prendre la peine de vous rasseoir. »

Le marquis obéit. Ce mot « argent » l’avait pris par l’oreille.

« Je suis une singulière nature, poursuivit M. Lecoq. Les plans se heurtent dans ma cervelle. Je produis beaucoup. Peut-être ai-je trop de mécaniques en activité… et pourtant non, car je résous volontiers ce problème de concentrer vingt forces hétérogènes dans un travail unique. Nous avons plusieurs affaires à traiter ce soir. Vous jugerez du moins que ce sont des affaires distinctes. Mais je veux bien vous le dire tout de suite : Je n’ai qu’une affaire, qui est immense. Voulez-vous assister demain ou après-demain au plus tard à une curieuse cérémonie ?

— Laquelle ?

— L’enterrement du chef suprême des Habits Noirs. — Ah çà, mais ! s’écria le marquis, cela existe donc, les Habits Noirs ?

— Très bien. L’homme qui est mort et que vous aviez l’honneur de connaître assez particulièrement, commandait à deux mille bandits dans Paris.

— Dans Paris ! deux mille bandits !

— Hommes, femmes, enfants, je ne crois pas exagérer. Du reste, vous verrez.

— Et le nom de cet homme ?

— Le colonel Bozzo-Corona.

— Le colonel est mort !

— Comme un saint, cher monsieur, il y a une heure.

— Et vous l’accusez ?…

— Dieu m’en garde ! à quoi bon ? J’ai peu d’ambition, et le peu d’ambition que j’ai n’a rien à voir là-dedans.

— Mais le colonel….

— N’est-ce pas ? quel honnête homme !… On s’impatiente là-bas, décidément ! »

Les deux pavillons d’ivoire avaient gémi en même temps. M. de Gaillardbois but un large verre de bière, pendant que son hôte causait avec ses interlocuteurs invisibles. Il se sentait la tête troublée, non point par la froide liqueur ni par la fumée du cigare, mais bien par les étranges gambades que M. Lecoq faisait faire à l’entretien.

« Je m’occupe précisément de madame la baronne ! » répondit M. Lecoq dans le pavillon de droite.

Et dans le pavillon de gauche, avec la même bonne foi :

« Je m’occupe précisément de monsieur le baron. »

Il sourit en ajoutant à l’adresse de son compagnon :

« À l’aide de cette formule si simple, cher monsieur, on gagne ordinairement un gros quart d’heure sur les impatiences les plus récalcitrantes. Dès qu’on dit à un homme ou à une femme : je m’occupe précisément de vous, la fougue se calme, et l’énergumène lui-même devient laiteux comme un ver à soie. C’est un secret du métier. Femme ou homme, il n’est personne qui n’ait besoin de secours. Et par le fait, je ne mens point : je m’occupe de ceux qui sont là, tout en m’occupant de vous, de moi et de beaucoup d’autres encore. Pour employer comme il faut notre quart d’heure, marchons droit au but : donneriez-vous beaucoup pour rendre un signalé service à la sûreté publique ?

— Beaucoup.

— Combien ?… Mais ne répondez pas ; je fixerai moi-même le taux de votre reconnaissance. Me serait-il permis de vous demander si, au fond du cœur, vous ne conservez aucun vieux levain de légitimisme ?

— Heu ! heu ! fit le marquis en se croisant les jambes à la diplomate.

— Parfaitement : c’est clair ; on a des sentiments et des intérêts. On garde les uns en soignant les autres. Le roi des Français est un homme sage, un philosophe, presque un savant…

— Est-ce que nous allons causer affaires d’État ? demanda Gaillardbois sincèrement étonné.

— Il y a à boire et à manger dans notre histoire, répondit M. Lecoq. C’est large comme le champ de Mars ; c’est profond comme…

— Et vous voudriez arriver au ministre ? » l’interrompit Gaillardbois.

M. Lecoq laissa tomber sur lui un superbe regard.

« Je vous parle du roi, dit-il paisiblement. Je lâcherais volontiers quatre ou cinq cents louis pour être reçu un petit instant aux Tuileries, en tête à tête.

— Mais c’est donc quelque chose de sérieux tout à fait ! s’écria le gentilhomme dont les yeux brillèrent.

— Or, poursuivit M. Lecoq, je ne jette pas mes louis par la fenêtre. Il y a une chose, cher monsieur, qui doit servir de garantie à tout homme qui traite avec moi : c’est que je ne me pose pas en philanthrope. Je n’ai absolument aucun désir de faire votre fortune. Seulement, il se trouve que votre fortune à faire me donne un point à marquer : profitez-en, si vous voulez.

— Ce que je voudrais, grommela le marquis, s’il vous était possible, une fois en votre vie, de parler clair et net, ce serait une explication !

— À vos ordres. Explication algébrique, bien entendu ; car, n’ayant pas de brevet, je dois craindre les contrefaçons. Je disais donc que le roi des Français, avec de très grandes qualités, possède aussi certaines faiblesses. La mieux conditionnée parmi ces faiblesses est la passion qu’il a de rallier à tout prix les partisans de la légitimité…

— Ceci est de la haute politique ! l’interrompit Gaillardbois avec un sourire.

— C’est tout ce que vous voudrez. J’ai dit passion : le mot ne me paraît pas trop fort, hé ? puisque vous voilà, vous, monsieur le marquis, jouissant là-haut d’un véritable crédit, tout simplement parce que vous faites semblant de renier votre foi…

— Monsieur Lecoq !… fit le gentilhomme en se redressant.

— Veuillez permettre. J’ai dit : faire semblant ; vous n’avez rien renié du tout, c’est évident. Il n’y a pas de renégats politiques. Ceux qui se vendent, pour employer la vulgaire expression de ceux qu’on n’achète pas, ont le bon esprit de ne jamais opérer livraison. Réfléchissez, et vous verrez que ceci est une preuve de plus de la passion du roi, passion si naïve, c’est-à-dire si forte, qu’elle s’amuse à caresser une ombre à défaut de la réalité.

— Je pense, monsieur Lecoq, prononça tout bas le gentilhomme, que vous n’avez point l’intention de me molester ?

— Nous causons, monsieur le marquis. Il est de mon intérêt de vous laisser entrevoir l’extrême importance de mon idée. Admettez-vous la passion du roi telle que je l’ai définie ?

— Si cela peut vous être agréable…

— Oui ou non, s’il vous plaît. Il y va de ce que vous avez cherché, sans le trouver, pendant toute votre vie : la fortune ! »

Si l’éloquence est uniquement le don de persuader, il y avait dans le regard fixe de M. Lecoq, dans son accent froid et dur, dans toute sa personne enfin, une véritable éloquence. M. de Gaillardbois resta un instant pensif, puis il répondit d’un ton de professeur interrogé qui gagne son salaire :

— Au fond, personne ne peut vous renseigner mieux que moi. Je connais le roi. Il y a quelque chose comme cela dans le roi. Je crois que le roi ferait beaucoup pour éteindre certaines rancunes. Le roi s’inquiète peu des républicains ; il ne croit pas à l’opposition radicale. Il y a plus : le roi pense que l’opposition radicale est un besoin de son gouvernement. C’est un prince studieux et qui cherche la science de régner dans les livres. Il prend ses principaux points de comparaison en Angleterre et en Amérique : peut-être a-t-il tort. En tous cas, et malgré ce courant d’idées libérales où il s’efforce, où il se flatte surtout de marcher, le naturel l’emporte souvent.

« L’école philosophique à laquelle Sa Majesté appartient vacille beaucoup, parce que son principe est le mezzo termine : une corde tendue entre deux vérités, la vieille et la nouvelle, un fil d’archal sur lequel on marche avec une épaisse couche de blanc d’Espagne aux semelles et un balancier entre les doigts. Sa Majesté a donné elle-même un nom à cette chose : c’est le Juste-Milieu, sobriquet usuel de l’éclectisme. Sa Majesté est heureuse quand on lui dit : « Vous êtes habile, » et c’est là un grand malheur, parce que l’habileté est au-dessous du trône et se compose d’une foule de petits moyens qui ne vont bien qu’aux petites gens. Sa Majesté est plus peut-être un excellent homme d’affaires qu’un bon chef de gouvernement. Elle cherche bourgeoisement à se faire pardonner sa fortune, non-seulement par l’Europe, mais encore par la France. La France aime les rois qui sont rois. Le roi n’est pas assez roi. Il y a parmi ses ministres de magnifiques intelligences, et lui-même est une intelligence notable ; mais ses ministres et lui ne s’entendent pas pour deux raisons : la première, c’est que le roi traite la politique comme une pure affaire de famille, qui n’aurait pour but que la prospérité de son établissement privé ; c’est là le vice de ses qualités : bon père, bon époux, vous savez, l’homme déborde en lui trop énergiquement le souverain… La seconde, c’est que le régime tout entier est basé sur un compromis, moins que cela, car le compromis n’a jamais été signé : sur une subtilité. Cela ressemble, je ne dirai pas à un palais, nous sommes modestes jusqu’à l’humilité à la cour quasi-légitime, mais à une énorme maison dont les murs en pierres de taille reposeraient sur un pilotis vermoulu. Il n’y a point ici de foi, parce qu’il n’y a point de dogme. On vit au jour le jour ; on se fait accroire à soi-même qu’attendre est la science suprême, et qu’un trône, à la longue, se prescrit comme un champ. À la rigueur, ce n’est pas impossible, car le monde est bien vieux et retombe en enfance. Or, aux premiers âges du monde, le sceptre n’était qu’un meuble pour lequel longue possession valait titre. Ce qui nous semble erreur n’est peut-être que mépris. J’arrive à douter et je regarde. Si cette royauté, une fois majeure, grandissait tout à coup jusqu’à l’absolutisme ?… Mais je divague, et vous ne m’avez pas demandé l’article que fera le Journal des Débats au lendemain d’une révolution. »

Il s’arrêta brusquement. M. Lecoq, qui l’avait écouté avec une attention marquée, lui fit un petit signe de tête protecteur.

« Vous parlez d’or, au contraire, monsieur le marquis, dit-il. Je vois en vous le légitimiste d’hier…

— Et le républicain de demain, allez-vous dire ? l’interrompit le gentilhomme, qui rouvrit son porte-cigare d’un geste délibéré. Vous vous trompez ; je suis de qualité ; je vais à pied ou bien je reste à la maison plutôt que de monter en omnibus. »

La main de M. Lecoq se posa sur son bras.

« Les opinions, dit-il avec un gros rire, je les respecte… et je m’en bats l’œil ! Que le roi soit ceci ou cela, peu importe ; il est le roi, pour le quart d’heure, et cela suffit à ma mécanique. Vous avez raison, le roi se moque des républicains ; il n’a qu’une épine au pied, c’est le faubourg Saint-Germain. Eh bien ! voilà : j’ai l’outil qu’il faut pour couper en deux le faubourg Saint-Germain.

— Comment l’entendez-vous ? demanda Gaillardbois.

— J’entends couper comme on coupe : faire d’une flûte deux morceaux muets, d’un homme une tête qui roule et un corps mort.

— Le roi a défiance des inventions… murmura le gentilhomme.

— Mon outil n’est pas une invention. J’ai l’humeur un peu vagabonde. Revenons aux Habits Noirs. »

Le marquis avait le cigare d’une main, l’allumette de l’autre. Il resta ainsi, bouche béante, à regarder M. Lecoq.

« Est-ce que ce serait une association politique ? balbutia-t-il.

— Combien cela vous vaudrait-il ? cher monsieur. »

Gaillardbois rougit jusqu’au blanc des yeux et mit le feu à son cigare pour avoir une contenance.

« Vous en êtes ! prononça lentement M. Lecoq. »

À de certaines profondeurs sociales ce sous-entendu fait partie de la langue courante. Dans les mystères, les initiés ne prononçaient jamais le nom de Dieu. Ici, c’est une déesse qu’on voile respectueusement : en être, signifie appartenir à la police secrète.

Le rouge qui couvrait les joues du gentilhomme fit place à la pâleur.

« Il n’y a pas de sot métier, reprit M. Lecoq. Je savais cela depuis un temps immémorial. La forêt de Paris est mon domaine ; j’y connais tout : chasseurs et gibier. Étrange fourré où c’est le lièvre qui suit la piste des chiens… car vous ne sauriez croire, cher monsieur, combien ces coquins-là sont plus forts que vous ! L’homme qui vient de mourir roulait depuis soixante ans tous les limiers de l’Europe ; il est mort dans son lit, et j’espère bien que la force armée assistera à ses obsèques en cérémonie.

— Vous aviez donc intérêt à ne pas le dénoncer ? interrogea Gaillardbois.

— Il était le meilleur client de mon agence… et peut-être ne savais-je pas… Vous souriez ? c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Vous cherchez toujours et vous ne trouvez jamais ; moi j’ai trouvé sans chercher : quoi d’étonnant à cela ? Vous demandiez si l’association est politique ? Pas le moins du monde ! Mais cela n’implique pas qu’il n’y ait dans l’association aucun personnage politique. J’y ai trouvé l’outil qui vous fera préfet et moi, si je veux, ministre.

— Votre Excellence, dit Gaillardbois, qui avait repris son sang-froid moqueur, continuera-t-elle jusqu’au bout à parler en paraboles ?

— Je dis, en ce moment, juste et net ce que je veux dire, répliqua M. Lecoq. L’outil est duc…

— Un duc là-dedans !

— Il est mieux que duc ! Mon cher monsieur, la maison Lecoq est une toile d’araignée qui a le diamètre de Paris avec la banlieue et même un peu plus. C’est bien la même circonférence que votre préfecture ; mais, là-bas, ce sont des mercenaires qui vont et qui viennent. Au contraire, ici, ce sont de bonnes gens qui m’apportent de l’argent. Mesurez l’énorme différence ! J’étais comme vous, je ne croyais pas aux Habits Noirs. Ne pas croire est la chose la plus bête qu’il y ait au monde. Tout athée est un pyramidal idiot. Croire, c’est se réserver une chance. Au lieu de nier, il faut chercher le mot de la charade. Un beau jour, le vent m’apporta la première syllabe du mot : une formule cabalistique, comme il en existe dans tous les caveaux : Fera-t-il jour demain ?

— Fera-t-il jour demain ! répéta Gaillardbois. Où donc ai-je entendu cela ?

— Partout ; les chansons et les mots d’ordre se galvaudent dans Paris. Les enfants jouent avec cela, maintenant. Mais le poignard perd-il sa pointe pour avoir amusé un bambin ? Fera-t-il jour demain ? m’arriva par un de ces bambins et me conduisit chez la femme d’un banquier millionnaire qui donne des rendez-vous à l’ancien secrétaire de son mari. Pas plus d’Habits Noirs que sur ma main ! Mais le secrétaire partage le logement de deux étourneaux qui font des mélodrames, et qui empruntent de l’argent à un usurier, marchand de vieilleries, qui protège une maîtresse de piano, laquelle a une mère moitié folle qui possède un brassard d’acier. Notez cela, c’est le second jalon et il vaut mieux que le mot de passe. D’autre part, la maîtresse de piano est la dulcinée de l’ancien secrétaire et donne des leçons à la fille de la femme du banquier…

— Au diable ! s’écria Gaillardbois en essuyant la sueur de son front. Qu’est-ce que c’est que tout cet embrouillamini ! Je perds plante, moi, je vous en préviens !

— C’est la filière, répondit tranquillement M. Lecoq.

— Où mène-t-elle, votre filière ?

— Elle mène à l’imprévu, elle mène au romanesque, elle mène au sublime du genre ! Êtes-vous homme à vous enthousiasmer pour un chef-d’œuvre ? Je suis à la piste d’un vol monumental.

— Ah ! ah ! fit Gaillardbois, nous voilà loin de la politique !

— Savoir ! cher monsieur, savoir ! Je le vois éclore, ce diable de vol ! Je le caresse et je le couve ! Ne vous y trompez pas : c’est un vol qui fera époque ; un vol à compartiments et à tiroirs, avec prologue et épilogue ; un vol de plusieurs millions, s’il vous plaît, où les gens de l’art ont engraissé la caisse, avant de la manger, comme les gourmets enflent les foies de canards pour les truffer ; un vol calculé algébriquement comme une manœuvre au Champ de Mars, solide et muni d’articulations de rechange comme un plan de bataille, un vol combiné, machiné, monté mieux qu’une pièce féerie en trente-six tableaux et à deux cents personnages. Ah ! sur ma foi ! le progrès marche ! Un vol comme cela en est la preuve triomphante. Il y a entre ce vol et ces choses naïves qu’on appelait des vols autrefois la même différence qu’entre un bidet des messageries et une locomotive ! Et j’en ai vu les préparations, figurez-vous : la mise en train, la mise en scène ; j’en suis les répétitions, et avec quel charme ! Il est à moi, ce chef-d’œuvre, entendez-vous, d’un mot je pourrais en pulvériser l’admirable échafaudage…

— Gardez-vous-en bien ! » s’écria violemment le marquis.

Ils échangèrent un coup d’œil. Celui du marquis désavouait déjà son exclamation ; celui de M. Lecoq perçait en tournant, comme une vrille.

Il sourit et prit le pavillon d’ivoire qui venait d’appeler.

« Vous voyez bien que vous en êtes, » prononça-t-il pour la seconde fois du bout des lèvres et avec une inflexion de voix caressante.

Il approcha en même temps de son oreille le conduit acoustique qui lui dit ce seul nom :

« Trois-Pattes ! »

Son visage changea aussitôt. Il se mit sur ses pieds brusquement.

« Résumé, fit-il en offrant à M. de Gaillardbois une poignée de main qui était un congé formel : trois cents louis pour une audience du roi, avec participation à l’affaire qui s’en suivra, et dans votre main le bout de corde que je vais passer autour du cou des Habits Noirs. Cela vous va-t-il ?

— Cela me va, répondit le marquis.

— Alors, vous recevrez un billet pour l’enterrement. Nous nous y verrons. Au plaisir. »