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Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 32

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Hachette (tome IIp. 212-229).


XXXII

On dansera.


M. Lecoq, lui, n’avait rien perdu de sa victorieuse bonhomie. Il clignait de l’œil en regardant M. Schwartz et adressait des signes d’amitié à Julie.

Ce fut celle-ci qui rompit le silence.

« Je n’ai pas compris tout ce qui vient d’être dit, murmura-t-elle d’une voix altérée. Dois-je croire que M. Schwartz a trempé dans cette horrible affaire Bancelle ?

— Heu ! heu ! fit M. Lecoq, chèvre et chou, chair et poisson… ça et ça ! »

Et comme le banquier protestait d’un geste énergique :

« Sans doute, sans doute, reprit-il, chère madame, M. le baron est innocent comme l’enfant qui vient de naître. Je lui dois ce témoignage : il n’a trempé dans rien du tout. Seulement, vous savez, on naît homme d’affaires. M. le baron était usurier avant d’avoir un sou vaillant. J’ai eu le plaisir de lui fournir le premier sou vaillant ; il l’avait bien un peu gagné. Dès qu’il l’a eu, il l’a prêté à la petite semaine : image naïve et réduite de cette glorieuse chose qui s’appelle la banque. Voilà l’histoire. Il y a des vocations. Ce n’est pas la synagogue qui fait le juif. »

Il prit la main de M. Schwartz et la secoua bon gré mal gré dans un élan de chaude cordialité, disant :

« Pas vrai, Jean-Baptiste ? nous avons la conscience pour nous ? c’est le principal. Mais ne nous égarons pas. Où en étions-nous ? à Gaillardbois pour les Habits-Noirs ? Non, pas encore. Nous en étions aux raisons qui excusent Mme la baronne par rapport à la bigamie. Elle n’a aucun tort de son côté, entendez-vous, bonhomme. Elle croyait son mari mort, et n’en accusez que vous ; croyant son mari mort, elle a pu convoler, c’est la loi divine et humaine, sauf chez les Bengalis, qui exigent la combustion de la veuve du Malabar. Elle aurait pu vous faire sa confession, direz-vous ? Pas fort ! Telle que vous la voyez, elle a sur les épaules…. ah ! de belles épaules !… une petite condamnation par contumace à vingt ans de travaux forcés pour dames. Ah ! mais !

— Ma femme !… s’écria le baron éperdu.

— Pas davantage ! répondit M. Lecoq. Et j’ai dans ma folle idée que le mariage était un peu pour elle un refuge, quoique vous méritiez bien d’être adoré pour vous-même, Jean-Baptiste… Vous devinez quel était le vrai nom de Giovanna Reni, n’est-ce pas ?

— Je ne veux pas deviner ! prononça M. Schwartz entre ses dents serrées.

— Ces choses-là, rectifia Lecoq tranquillement, c’est involontaire. On devine ou on ne devine pas. Si vous ne devinez pas, bonhomme, je vais vous aider. Le jour où vous reçûtes le divin billet de mille francs, quatre cents billets semblables furent piqués dans la caisse de M. Bancelle. André Maynotte qui fut condamné…

— Assez ! dit M. Schwartz en passant son mouchoir sur son front.

— Est-ce vrai, demanda M. Lecoq, que ses cheveux étaient déjà tout blancs quand vous le rencontrâtes à l’île Jersey, six ou huit mois après l’affaire ?

— Assez ! répéta le banquier avec détresse. Il y a là-dedans une fatalité ! »

La respiration de Julie sifflait dans sa poitrine.

« En voilà un, poursuivit M. Lecoq, qui ne doit pas vous porter dans son cœur ! Mais ne perdons pas le fil : nous en sommes toujours aux raisons de madame. Bonhomme, vous allez m’accorder que quand il s’agit de la vie ou de la liberté, on ne se confie pas même à l’amour, hé ! »

Il appuya sur ce dernier mot avec une souriante ironie et continua :

« Julie Maynotte était précisément dans ce cas-là. La condamnation d’André Maynotte l’atteignait. En bonne conscience, pouviez-vous exiger qu’elle vînt vous dire : Bibi, je suis la veuve d’un forçat, et forçate moi-même. Voulez-vous épouser vingt ans de travaux forcés et le petit de mon premier hymen ? L’eussiez-vous fait à sa place, vous, Jean-Baptiste ? Et vos peccadilles, à vous, les avez-vous confessées ? »

Son rire grinça parmi un silence de plomb.

La baronne restait glacée et semblait une femme de bronze. M. Schwartz s’affaissait davantage à chaque coup de massue.

« Et qui a gagné à cette foire normande du mariage ? reprit M. Lecoq en atteignant sa pipe qu’il repoussa aussitôt avec un salut à l’adresse de la baronne. Vous êtes resté pataud, mon bon, et vous avez une des femmes les plus distinguées de Paris. Voilà dix-sept ans que vous l’idolâtrez. Elle a satisfait à la fois votre cœur et votre vanité ; vous êtes en reste, vous, l’homme de bourse, collé à la grande dame ! Ne vous plaignez pas, on vous rirait au nez. Ne parlez pas de séparation : votre union est nulle, ce qui fait votre fille bâtarde, ni plus ni moins, depuis la racine de ses jolis cheveux jusqu’à la pointe de son pied mignon !

— Tout cela est vrai, murmura le baron, tout cela doit être vrai, puisqu’elle ne proteste pas. »

La baronne dit :

« Tout cela est vrai. »

La poitrine de M. Schwartz rendit un gémissement.

La plume de Trois-Pattes traça quelques mots sur le papier, tandis qu’il grondait d’un accent étrange :

« Tu es témoin et greffier, et juge !

— Bilan général, reprit M. Lecoq en se mettant de plus en plus à son aise, tromperies partout. Première tromperie, côté du mari ; seconde tromperie, côté des dames. Mêlons et passons à quelque chose de bien autrement sérieux, quoi qu’en puisse penser ce pauvre M. Schwartz, que je croyais un homme et qui s’aplatit comme un tampon de linge mouillé. Bonhomme ! nous allons avoir besoin d’énergie, si nous voulons tirer notre épingle du jeu. Gaillardbois est un rude limier et il a le nez sur la piste. Il est capable de remonter jusqu’aux mille francs du chemin creux. Le colonel, votre commanditaire et votre client, était là-dedans jusqu’au cou. La comtesse Corona est l’héritière du colonel. Je ne veux pas vous énumérer ici les talents de cette charmante femme. Tout cela est grave. Et tout cela n’est rien. André Maynotte est à Paris.

— Ah !… » fit la baronne en un cri involontaire.

M. Schwartz la regarda. Une angoisse nouvelle faisait diversion à sa détresse.

La plume devint immobile entre les doigts de l’estropié.

« André Maynotte se porte comme un charme, poursuivit Lecoq, dont l’effronterie laissait percer une nuance d’embarras. Voilà le danger principal, le vrai danger, car André Maynotte est un scélérat.

— Vous mentez ! » interrompit la baronne d’une voix nette.

À ce mot, Trois-Pattes tressaillit de la tête aux pieds comme s’il eût reçu la décharge d’une pile voltaïque.

M. Lecoq s’inclina, remerciant avec ironie.

« Nul n’insultera devant moi André Maynotte, » dit la baronne, dont la noble taille s’était redressée.

Le baron balbutia dans l’excès de sa misère :

« Vous êtes donc toujours la femme de ce condamné !

— Oui, répondit-elle sans hésiter ; dans mon cœur, toujours ! »

L’estropié prit à deux mains sa tête chevelue.

« L’idée ne m’était jamais venue de me brûler la cervelle ! » pensa tout haut le baron dont les yeux s’égaraient.

L’effet, médité par Lecoq, se produisait avec une effrayante violence. Le baron chancelait sous le choc trop brutal. Un grand éblouissement passait devant cet esprit formaliste et froid, habitué à des calculs, non pas précisément vulgaires, mais ne sortant jamais de ce cercle où l’algèbre de la Bourse parque ses ingénieuses équations. Une lueur de foudre établissait, parmi les menaces qui l’affolaient une rapide et éclatante balance. Il voyait à la fois ce qui naissait de la fatalité et ce dont sa conscience lui reprochait la coupable origine.

Car il y avait de ceci et de cela dans le malheur de cet homme.

Son premier pas sur la route de la fortune piquait son souvenir comme la pointe d’un couteau ; la mémoire de l’acte qui l’avait lié à une femme aimée était un remords.

Il y avait en outre ses rapports avec le colonel.

M. le baron Schwartz fut épouvanté par les paroles de Lecoq, parce qu’il n’était pas entièrement pur selon sa propre conscience. Donnez-lui la pureté absolue, l’honneur, pour employer le mot qui dit tout, et l’échafaudage de ces mélodramatiques menaces va crouler. Mais là où l’honnêteté de convention remplace ce solide abri de la conscience, les fictions malsaines acquièrent une étrange valeur.

Cet homme, qui n’était pas pur devant sa conscience, se croyait du moins, jusqu’à l’heure présente, net devant la loi.

Mais la conscience seule est à l’abri de l’erreur. Tout le reste se trompe.

Quand ceux-là se sont trompés dans le bilan quasi loyal de leurs accommodements, la loi, leur fétiche, se dressant tout à coup en face d’eux, les change en pierres.

Le baron Schwartz vit cette tête de Méduse : la loi qui l’abandonnait, la loi qui était contre lui !

Rien de pareil ne se passait dans l’esprit de la baronne : non point qu’il n’y eût au fond de son cœur une voix capable de faire entendre des reproches, mais au contraire parce que cette voix depuis longtemps parlait.

Un jour, c’était peu de temps après la naissance de Blanche. Le ménage allait paisiblement, quoique la jeune femme eût d’étranges mélancolies ; l’élément affectueux ne manquait même pas tout à fait dans la maison, car il y a autour d’un berceau chéri je ne sais quelle atmosphère de tendresse ; un jour, M. Schwartz s’absenta : c’était la première fois que Julie restait seule. Elle se rendit à Saint-Roch et commanda une messe mortuaire à laquelle nul ne fut invité ; au retour de cette messe où elle avait abondamment pleuré, elle se prépara pour un voyage. Nous savons le secret de cette mélancolie : l’autre enfant était loin, le cher enfant adopté par la nourrice Madeleine. Julie ne pouvait plus résister ; il lui fallait un baiser de son fils. M. Schwartz n’était encore ni baron ni millionnaire ; Julie se fit apporter une des malles de son mari pour voyager en poste.

La malle avait l’estampille du paquebot de Jersey.

Julie n’était ni jalouse ni espiègle. Le fond de son caractère était la réserve froide de ceux qui ont un secret à garder ou un souvenir à éteindre. Pourtant, elle ouvrit cette malle avec un nerveux mouvement de curiosité.

L’âme a son instinct et le sentiment son flair.

Dans cette malle il n’y avait rien, sinon une enveloppe poudreuse qui ne portait aucun timbre et qui était bourrée de papiers.

Mais le paquet avait une adresse qui sauta aux yeux de Mme Schwartz comme un éblouissement.

Une défaillance la prit. Quand elle recouvra l’usage de ses sens, elle s’empara du paquet comme on fait d’une proie.

Elle resta tout ce jour enfermée dans sa chambre à lire et à relire. Le soir, elle partit pour le pays de Madeleine. À la voir, on eût dit qu’elle avait fait une longue maladie.

L’enfant n’était plus chez Madeleine. On avait volé l’enfant deux semaines après le mariage de Mme Schwartz, que la bonne nourrice appelait toujours Mme Maynotte.

Julie eut chez Madeleine le récit de la visite d’André, revenant de Jersey.

De retour à Paris, elle garda la chambre plusieurs mois durant.

Depuis lors, on la vit toujours pâle et triste.

Elle souffrait, disait-elle, et les habiles médecins qui avaient soin d’elle conseillèrent gravement à son mari de la distraire.

Le paquet contenait la série entière de ces pauvres lettres, confiées par André Maynotte à M. Schwartz, lors du voyage à Jersey entrepris par ce dernier à la poursuite d’un débiteur insolvable.

De la part de M. Schwartz, tel que nous le connaissons, y avait-il eu trahison ou seulement négligence égoïste ? Nous savons qu’André, persécuté par la crainte de mettre la justice sur les traces de Julie, n’avait point livré son secret. En ceci, comme en toute chose, M. Schwartz, moitié chair, moitié poisson, ne devait être ni complètement innocent, ni tout à fait coupable…

Ce fut M. Lecoq qui reprit le premier la parole.

« Je ne suis pas de ceux qui méprisent inconsidérément ce moyen-là : se brûler la cervelle, dit-il. Quand le rouleau est à bout et, qu’en se tâtant bien, on trouve de la tête aux pieds chair de poule mouillée, écoutez donc, ma foi, un coup de pistolet peut arranger les choses. Mais c’est bête. »

Ce dernier mot fut prononcé avec solennité.

La tête de M. Schwartz pendait sur sa poitrine.

« Aimez-vous votre femme ? » demanda Lecoq brusquement.

Le malheur attendrit extraordinairement ces cœurs d’affaires. M. Schwartz tourna vers la baronne un regard suppliant et timide. Ses deux mains se joignirent et il répondit :

« Je l’aime de toutes les forces de mon âme ! »

C’était vrai, absolument vrai.

« Si votre mari était contraint à s’expatrier, reprit M. Lecoq en s’adressant à Julie, j’entends le mari que voilà, le suivriez-vous ?

— Oui, » répliqua la baronne d’un ton ferme.

Ce mot releva la tête de Trois-Pattes qui sembla sortir d’un sommeil. La pression de ses mains avait écarté à droite et à gauche les masses emmêlées de sa chevelure. Soit réalité, soit capricieux jeu de lumière, car la lampe l’éclairait à revers, son visage paraissait doué, en cet instant, d’une mâle et régulière beauté.

Il avait les yeux fixés sur Julie qui lui faisait face et dont la main, justement, rejetait son voile en arrière. Ses paupières eurent un battement comme si un éclat trop vif les eût soudain frappées.

Elle était belle incomparablement. Son front d’Italienne, pur et noble comme un marbre, avait une auréole de grave tristesse.

« Ce n’est plus pour moi que vous viendrez, Giovanna ! dit M. Schwartz d’un accent plaintif. C’est pour votre fille ! »

Elle ne répondit point, mais un splendide sourire, traduisant l’amère souffrance de son cœur, s’ébaucha sur ses lèvres.

« Pour sa fille ! répéta M. Lecoq, c’est juste… mais pour elle aussi, un petit peu. »

Le regard qu’elle lui jeta lui fit baisser les yeux.

« S’il se fût agi autrefois de l’échafaud, prononça-t-elle lentement et tout bas, mais de cet accent qui scande chaque syllabe mieux que ne ferait un cri, j’étais prête, je le jure, prête à mourir avec André. J’ai mérité pourtant d’être insultée par vous, car j’ai été lâche… lâche contre la pensée de la prison, plus dure que la mort même, lâche contre la pensée de vivre avec la honte ! »

Deux larmes s’échappèrent de ses yeux et roulèrent sur sa joue.

La gorge de l’estropié eut un râle sourd.

M. Lecoq se frotta les mains tout à coup en homme qui a une bonne idée.

« Ma foi, dit-il, ce n’a pas été sans peine ; mais il me semble que nous voilà tous d’accord ! »

Et comme les regards des époux l’interrogeaient, il ajouta :

« Nous sommes dimanche, je propose de fixer le départ à mercredi.

— Sitôt ! balbutia le banquier.

— Je veux que la fortune de mon fils soit solidement assurée, » stipula la baronne.

M. Schwartz reprit :

« J’ai d’immenses ressources. Je n’ai jamais fait de mal. Avant d’en arriver à une extrémité pareille…

— Allons ! l’interrompit Lecoq avec résignation. Il faut recommencer : voici derechef et en réitérant le bordereau de votre situation : cas de bigamie, qui demain peut être notoire, ceci, indivis entre vous deux. Du côté de Mme la baronne, treize ans à courir pour compléter la prescription de l’arrêt de la cour royale de Caen. Du côté de M. le baron, voyons. Allons-nous faire la chasse aux présomptions ? Le gibier ne manquera pas, au moins. J’ai vu des cas où les présomptions… Hé ! après tout, il n’y avait que des présomptions contre Michel Maynotte. Comptons sur nos doigts : présence de M. J. B. Schwartz à Caen, la nuit du 14 juin 1825, mensonge glissé par ledit à l’oreille de son homonyme le commissaire de police, somme reçue dans le chemin creux, départ dans la même voiture que la femme du condamné Maynotte : une belle créature qui, si l’on en croit l’arrêt de la cour, dut emporter dans sa poche les quatre cent mille francs de la caisse Bancelle ; mariage subséquent de ce monsieur et de cette dame. Reconnaissance par monsieur à madame de quatre cent mille francs. Le chiffre est rond et joli… hé ? »

Ici, Lecoq s’interrompit tout à coup, parce que le baron de Schwartz avait un pâle et froid sourire. On l’attaquait à une place où sa conscience n’était point vulnérable.

« Oh ! oh ! fit Lecoq, temps, argent ! nous faisons fausse route. Ce n’est pas ainsi qu’il faut parler à un gaillard de votre force ! mettez que je n’aie rien dit et reprenons : du côté de M. le baron, morbleu ! néant ! j’entre dans sa façon de raisonner. Le jour n’est pas plus pur que le fond de son cœur. Où diable avait-je l’esprit ? seulement il y a la comtesse Corona et ce luron de Gaillardbois, sans me compter, et si on ne m’écoute pas, il faudra bien me compter. L’accusation au criminel tombera d’elle-même, parbleu ! contre les gros millions, les présomptions sont de trop petites demoiselles. Et pour ce qui regarde le colonel, je vous demande un peu ! Est-on forcé de savoir que les Habits Noirs ne sont pas des êtres fantastiques, et que le chef des Habits Noirs ?… Laissez donc, il n’y aurait plus d’affaires ! N’importe quel banquier peut manier les fonds de n’importe quel voleur sans qu’il y ait l’ombre de délit ou de crime. L’argent n’a pas plus de signalement que d’odeur, mais… mais… mais… »

Il s’arrêta, après ce mot prononcé trois fois avec des inflexions de voix différentes, et continua, en mettant son œil de plomb sur M. Schwartz :

« Mais voici la justice dans vos affaires, bonhomme ! hé ! ce n’est pas drôle, Jean-Baptiste ! Savez-vous pourquoi les chiens et les loups s’entre-mordent ? C’est qu’ils sont cousins. Le chien est un loup manqué. Un homme négociant au cachet, chiffreur à vide, additionneur des bénéfices d’autrui, comptable marron, professeur de fredaines qu’il n’ose ou ne peut exécuter, escompteur qui n’a pas réussi, usurier honoraire, piqueur de cartes à la roulotte commerciale, nourri de jalousie et de fiel, harcelé par les millions qu’il n’a pas, accusant les mansuétudes de la loi et les cruautés du sort, fruit sec de l’école qui prépare aux commandites, le loup des chiens de l’usure et le chien des loups, cet homme vous guette. Vous êtes sa proie convoitée. Il est pauvre. Il aimerait, lui aussi, le vice qui coûte et l’amour qui rapporte. Son stoïcisme est menteur ou forcé. Vous avez été sa fièvre, tant votre bonheur poigna souvent sa misère. Qu’on vous donne à lui, sous prétexte d’expertise, ses ongles s’allongeront pour fouiller votre chair. Il sait trouver le mal qui existe et créer le mal qui n’existe pas. Il est habile, haineux, clairvoyant ; il est poète, il invente à ses heures des roueries que vous n’auriez même pas soupçonnées, vous, le roué du genre, et il vous les prête généreusement. Il y va de tout cœur, comme un basset à la curée ; ce qu’il ne dévoré pas, il le souille. Et bien des gens, croyez-moi, des gens paisibles qui ne vous connaissent ni d’Ève ni d’Adam, applaudissent des pieds et des mains son orgie, car vous n’êtes pas aimés, vous autres millions, Jean-Baptiste ! Dites le contraire, je vous en défie ! »

M. Schwartz avait l’œil fixe et le front humide.

« Vous n’êtes pas aimés, poursuivit M. Lecoq dont la voix incisive et sèche enlevait un copeau à chaque parole comme la hache d’un charpentier. Les petits vous regardent avec défiance, s’étonnant que vos bras croisés puissent gagner de si insensés salaires, les grands s’impatientent de voir si près de leurs épaules vos têtes mal décrassées. Les timides ont peur de vous, parce que vous défiez et provoquez les passions mauvaises, comme ces sébiles insolentes qui raillent les affamés derrière les carreaux des changeurs ; les forts vous méprisent, parce que vos sacoches amoncelées ne vous servent à rien de grand. L’or, pour vous, maniaques de la cupidité, n’est qu’un moyen de gagner de l’or. Il est tel d’entre vous, malade de cette hystérie des avares, qui essaya un dernier coup de bourse en suant son agonie. La misère vous maudirait alors même que vous seriez bienfaisants. La richesse territoriale, la vraie richesse, s’indigne du bruit scandaleux que font vos écus. Les honnêtes gens vous jugent, avec une sévérité aveugle et injuste, car peut-être êtes-vous souverainement utiles à la fortune publique ; mais vous ne payez pas d’impôts, et ceux que l’impôt écrase vous abhorrent. Enfin, les coquins eux-mêmes, complétant l’unanimité, voient en vous des concurrents dangereux, des supérieurs, si vous voulez, et vous gardent la vitriolique rancune des confrères. Aussi, monsieur le baron Schwartz, sauf moi, Lecoq, qui ai mes raisons pour vous soutenir dans une certaine mesure, et qui ne vous cache pas ce motif intéressé, Paris tout entier s’amusera jeudi prochain ; je dis le mot vrai, s’amusera et applaudira en apprenant que les scellés sont sur vos livres et que l’expert Taupart a mis son enragé museau dans votre champ de truffes. J’ai dit. Maintenant, agissez comme il vous plaira : je m’en lave les mains.

M. Lecoq repoussa son siège et vint se mettre au devant de la cheminée, les bras croisés derrière son dos.

« Monsieur, dit la baronne en s’adressant à son mari, vous m’avez demandé si je vous suivrais…

— Changé d’avis, l’interrompit M. Schwartz, reprenant sa syntaxe abrégée avec un aplomb tout à fait inattendu. Inconvénients d’une fuite crèvent les yeux. Préfère rester. Idée. »

M. Lecoq eut, en s’inclinant, un sourire sceptique et narquois.

« Plus brave ! dit-il, parodiant le laconisme du financier. Moins sûr !

— Moi, déclara Mme Schwartz, je partirai avec ma fille…

— Sage ! opina M. Schwartz.

— Comme image ! » acheva Lecoq en ricanant.

Le baron se leva.

« Mon cher monsieur, dit-il en étudiant sa phrase et d’un air dégagé, vous cachez sous des formes bizarres un grand sens et beaucoup de dévouement, je le sais. Je ne refuse pas du tout de faire le compte des intérêts… et des intérêts des intérêts de ce billet de mille francs, que je reconnais avoir reçu de vous en 1825, quoique, paraîtrait-il, vous avez prétendu acheter à ce prix mon silence, à propos d’un crime ou d’un délit auquel vous auriez participé à mon insu. J’ai cru comprendre cela. Dix ou douze mille louis ou même davantage sont une bagatelle pour moi. Réfléchissons tous deux. Je donne mercredi soir un petit bal pour la fête de ma fille qui vint au monde à la saint Cyprien. J’ai l’honneur de vous y inviter, et Mme la baronne fait de même. »

Il offrit son bras à sa femme qui le prit.

« On dansera ? demanda M. Lecoq ironiquement.

— On dansera, » répliqua le banquier, qui salua et ouvrit la porte.

La baronne dit tout haut en passant le seuil :

« J’aurai à vous parler demain, monsieur Lecoq. »

À son tour Lecoq s’inclina, mais en silence.

Quand il fut seul, il plongea ses deux mains dans les deux poches de sa robe de chambre et resta pensif, debout au milieu de la chambre. Un battant qui grinçait en roulant sur ses gonds lui fit lever les yeux. Il vit Trois-Pattes, pelotonné devant sa table et tenant encore sa plume à la main. La lumière de la lampe éclairait d’aplomb l’étrange visage de l’estropié.

Un instant, M. Lecoq le regarda sans parler. Trois-Pattes souriait :

« Pourquoi ris-tu, toi ? lui demanda rudement Lecoq.

— Parce que c’est drôle, » répliqua l’estropié.

Puis, après un autre silence, il reprit :

« Ce Michel Maynotte était donc innocent, là-bas ? »

Lecoq haussa les épaules, et se mit à marcher dans la chambre à grands pas.

Au deuxième ou troisième tour, il s’arrêta devant Trois-Pattes qui le regardait toujours.

« Toi, grommela Lecoq, sans M. Bruneau, je t’étranglerais !

— Ce ne serait pas bien difficile, répondit doucement l’estropié.

— Il y a des moments où tu me fais peur, poursuivit M. Lecoq en se parlant à lui-même. Mais je sais que ce Bruneau est Michel Maynotte, je le sais !

— C’est moi qui vous l’ai dit, patron….

— C’est vrai, c’est toi… »

L’œil de Lecoq, défiant et dur, était braqué sûr lui.

« Elle est fièrement belle, cette baronne Schwartz ! dit l’estropié, dont les yeux eurent une étincelle.

— Je suis fou ! gronda Lecoq ; qui tourna le dos pour reprendre sa promenade.

— Est-ce que je ressemble de près ou de loin à cet André Maynotte ? demanda Trois-Pattes.

— Pourquoi ? fit Lecoq, qui s’arrêta court.

— Parce qu’elle a gardé des idées pour lui, repartit l’estropié avec une sorte de puéril cynisme, et qu’alors, si je lui ressemblais…

— Je suis fou ! répéta Lecoq.

« Tu sais, ajouta-t-il, que je les ai roulés de pied en cap ! Il a voulu se garder à carreau pour le cas où je le dénoncerais à la préfecture ; mais, à l’heure qu’il est, son départ est décidé.

— Mais ce bal…

— C’est ce bal qui le trahit. Le truc est usé jusqu’à la corde. Mercredi, ses provisions seront faites : j’évalue à quatre ou cinq millions ce qu’il aura pu rassembler.

— En bank-notes, s’il va en Angleterre ?

— Pas la queue d’une bank-note ! cela donnerait l’éveil. Il prendra de beaux et bons billets de banque, comme s’il s’agissait d’une échéance extraordinaire. Je le connais : il est adroit pour les petites choses.

— Et sa femme ?

— Sa femme en vaut dix comme lui. Je te charge de Bruneau ; entends bien ceci : il y a un obstacle entre Bruneau et la baronne ; je le connais puisque je l’ai élevé. S’il tombait, et un mot de la baronne le ferait tomber, gare dessous ! Veille au grain, monsieur Mathieu, car tu as le bon poste, et si tu t’endormais dans ta guérite, tu ne t’éveillerais pas !

— Je ne dors jamais que d’un œil, patron. »

M. Lecoq le regarda encore. Il n’y avait rien sur ce visage pétrifié.

M. Lecoq passa le seuil du « corps de garde » et lut le papier par-dessus l’épaule de Trois-Pattes.

« Vingt lignes ! grommela-t-il, et tout y est ! Signe. Il faut que M. et Mme Schwartz sachent demain qu’il y avait près d’eux ce que je t’ai dit ; un témoin et un greffier. »

Sans hésiter, Trois-Pattes signa son nom de Mathieu et parapha.

« Dans la maison Schwartz, dit-il non sans fatuité, on connaît ma signature.

— Lis ceci, ordonna M. Lecoq en lui mettant dans la main le travail de Piquepuce.

— Tiens ! tiens ! fit l’estropié. Alors, tout ce que vous avez fait, c’est pour enfler la caisse avant que de la vider ? »

M. Lecoq ne répondit que par un signe de tête souriant.

« Bien mignon, ce tour-là ! murmura Trois-Pattes. Mais à quoi serviront les faux billets ? »

M. Lecoq avait, en vérité, l’orgueil de l’auteur applaudi.

« Tu verras, dit-il. C’est le plus beau ! »

Il se frotta les mains et reprit :

« Nous aurons besoin d’acteurs et de comparses. Tu auras demain la distribution des rôles, et tu choisiras ton monde à l’estaminet de l’Épi-Scié.

— Entendu, patron.

— Tu as, en outre, le tirage des billets : quatre millions, au moins.

— Entendu.

— Et M. Bruneau… surtout M. Bruneau !

— Celui-là, patron, dit Trois-Pattes bonnement, je vous promets de ne le pas plus quitter que mon ombre. »