Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 31

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Hachette (tome IIp. 198-212).
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Deuxième partie


XXXI

Confrontation.


Une fois seul dans cette petite pièce nue, sorte de cabanon que M. Lecoq appelait son corps de garde, M. Mathieu rampa jusqu’à la chaise de paille qui était auprès de la table. Au lieu de s’y asseoir, il approcha de la porte la chaise d’abord, puis la table, avec cette facilité de mouvements qui semblait soudain lui venir quand nul regard ne l’épiait. La porte avait un guichet très petit formé de trous ronds et recouvert d’un carré d’étoffe. Trois-Pattes l’ayant soulevé, vit M. Lecoq debout au milieu de la chambre, dans une attitude solennellement comique. M. Lecoq donna trois coups de talon espacés selon l’art, et dit :

« Attention ! au rideau ! Nous commençons ! »

Trois-Pattes répondit :

« Je suis à mon poste, patron. »

Et M. Lecoq, agitant ses deux bras, siffla un chut prolongé.

La porte qui communiquait avec les appartements de l’agence s’ouvrait à cet instant.

M. Mathieu passa sur son front sa main qui tremblait et l’en retira baignée de sueur. Il était très pâle. Ses traits gardaient leur immobilité ordinaire sous les masses révoltées de sa chevelure ; mais un large cercle noir se creusait autour de ses yeux qui brûlaient.

M. Lecoq salua galamment la baronne et la conduisit à un fauteuil.

Soit hasard, soit parti-pris, le fauteuil où M. Lecoq plaçait ainsi la femme du banquier millionnaire se trouvait juste en face du guichet.

Trois-Pattes ne jeta vers elle qu’un regard, puis ses yeux se fermèrent à demi et il songea.

Mme la baronne Schwartz était très émue, et peut-être cette longue attente, en donnant libre cours à ses réflexions, avait-elle augmenté son émoi, loin de le calmer.

« Je m’occupais de vous, belle dame… commença M. Lecoq.

— Je suis perdue ! » l’interrompit-elle d’une voix sourde qui fit tressaillir l’estropié dans sa cachette.

Cette voix disait, bien mieux que les paroles elles-mêmes, l’angoisse profonde qui emplissait ce cœur.

« Je le crois comme vous, belle dame, répliqua M. Lecoq froidement, et cependant nous n’avons pas la même opinion, j’en suis bien sûr, au sujet des motifs de votre perte.

— Pouvez-vous faire, demanda brusquement la baronne, à prix d’or ou autrement, que cette jeune fille, Edmée Leber, s’embarque sur-le-champ pour l’Amérique ? »

M. Lecoq eut un sourire dédaigneux qui se refléta, plus amer, mais plus triste, sur les lèvres de M. Mathieu.

M. Lecoq répondit :

« Il y a treize jours de traversée entre New-York et le Havre. Je crois qu’on peut gagner encore un jour ou deux. Envoyer quelqu’un en Amérique ! On avait de ces idées-là au temps des navires à voiles et des diligences ; mais aujourd’hui, on prend mieux ses précautions. Ne vous inquiétez pas trop de cette jeune fille. C’est le petit côté de la question.

— Vous ne savez pas… l’interrompit la baronne.

— Si fait, je sais. La pensée, ambitieuse ou non, que j’ai eue un jour d’être le gendre de M. le baron Schwartz m’a fait ouvrir les yeux, vous concevrez pourquoi, sur votre riche et honorable maison. Peut-être le premier soupçon m’est-il venu de ce fait que vous cédiez à mes vœux avec une certaine répugnance. Des princes de l’argent comme vous ne doivent pas céder quand ils ont une répugnance. Mais peut-être aussi avais-je des jalons fort antérieurs. Et certes, il me fallait bien quelque motif, un peu romanesque, à mon âge, et dans mon humble état, pour prendre l’audace de briguer cette éblouissante alliance.

— Votre retraite nous a fort étonnés, dit la baronne avec un effort visible.

— Ces choses-là font plaisir ou peine, belle dame… Étonné est un mot de juste-milieu qui ne signifie rien. En tous cas, je reste votre ami, si vous voulez bien le permettre, et je conserve pour cette chère demoiselle Blanche une affection quasi-paternelle. Parlons de vous, et ne parlons que de vous. »

Il vint s’asseoir auprès de Mme Schwartz. Évidemment, ce n’était point la première visite qu’elle faisait à l’agence.

« Vous excusez ma robe de chambre ? belle dame, reprit M. Lecoq en s’étalant dans son fauteuil. Je suis sans façons, vous savez. Dites-moi : qu’est-ce que contient donc cette divine cassette ? »

Elle le regarda ébahie.

« Vous avez vu mon mari ! balbutia-t-elle.

— Pas encore, répliqua Lecoq.

— Alors, comment savez-vous ?… »

Lecoq affecta de jouer avec les glands de sa riche cordelière.

« Il faut nettoyer la situation, dit-il en homme qui laisse échapper malgré lui le fond de sa pensée. Il y a longtemps que nous nous connaissons, chère madame, et les gens qui font des comédies ont bien raison de dire qu’il reste toujours quelque chose d’un premier amour. Ne vous offensez pas ! Nous aurions maintenant des enfants grands comme père et mère. Et peut-être bien que vous ne seriez pas si près de ce bout de fossé ou l’on fait la culbute. »

Il avait tenu à la main, pendant toute son entrevue avec Trois-Pattes, l’autographe de Piquepuce, qui était maintenant un chiffon fatigué. Les yeux de la baronne s’y étant reposés par hasard, il le déroula effrontément et le lissa sur son genou, disant :

« Ceci regarde votre maison, chère madame. Vous êtes menacée d’une grande catastrophe ; il faut bien arriver à vous l’avouer.

— Mon mari doit être ici, murmura Mme Schwartz.

— Lequel ? » demanda M. Lecoq d’un ton paisible.

Elle se prit à trembler.

L’estropié, dans son trou, tremblait plus fort qu’elle.

« Il faut nettoyer la situation ! répéta M. Lecoq en pliant avec soin la note écrite par Piquepuce dans la voiture de Livry. Ma connaissance avec M. le baron est presque aussi vieille que mes sentiments d’admiration pour vous, et je ne puis m’empêcher de glisser cette observation que ces sentiments, platoniques, il est vrai, eussent pu vous fournir un motif plausible et tout naturel de répugner à mon entrée dans votre famille. Il y a eu en tout ceci du mal joué, vous êtes une pauvre belle âme, égarée dans un méchant pays. Je reprends : si M. le baron voyait ce papier-là, il frissonnerait jusque dans les entrailles de son coffre-fort. Êtes-vous descendue parfois à la caisse, chère madame ?

— Jamais, répondit-elle ; mais je voudrais vous parler de ma situation….

— Vous auriez vu une chose curieuse, interrompit Lecoq avec une bonhomie cruelle, une chose que vous connaissez beaucoup, du moins par ouï-dire. On appelle cela des marchés de rencontre. De rencontre ! le mot est bien trouvé. Le coffre-fort de M. Bancelle, le malheureux banquier de Caen, était à vendre voici quelques années. M. le baron cherchait une caisse semblable, à défense et à secret. Vous n’ignorez pas que je suis spécial dans cette partie. M. le baron me chargea de l’achat, et je trouvai cette pièce véritablement excellente, dont je pouvais répondre, puisque je l’avais vendue moi-même autrefois à cet infortuné M. Bancelle.

— Pourquoi donc me dites-vous cela ? demanda Mme Schwartz d’une voix altérée.

— Parce qu’il y a des rapprochements étonnants, madame. Je sais aussi où est le brassard ciselé…

— Le brassard ! » répéta Julie avec un douloureux tressaillement.

C’était bien Julie en ce moment, Julie Maynotte, et non point la baronne Giovanna Schwartz, car, depuis une minute, son cœur entier vivait dans le passé.

« Qui donc possède ce brassard ? interrogea-t-elle.

— Oh ! repartit M. Lecoq, il appartient à des gens qui ne le vendraient point, quoiqu’ils soient très pauvres. Je l’ai reconnu dans la chambre à coucher de Mme Leber.

— La mère d’Edmée ! » fit-la baronne dont la tête s’inclina sur sa poitrine.

Vous eussiez dit que Trois-Pattes, de l’autre côté de la porte, était en proie à une sourde et immense colère. C’était un regard de feu qu’il dardait au travers du guichet.

« Pourquoi chez la mère d’Edmée ? bégaya la baronne. Pourquoi ?

— Savez-vous le vrai nom de la mère d’Edmée ? Il y a des moments où les vieilles choses qui dorment s’éveillent. Dans cette maison où nous sommes, je connais deux jeunes gens, le fils du magistrat qui condamna André Maynotte et le fils du commissaire de police qui l’arrêta, deux jeunes gens qui font une pièce de théâtre avec cette histoire-là. Justement cette histoire-là, entendez-vous ! Est-ce assez drôle, hé ?

— Je ne sais plus ce que je voulais vous dire, murmura la pauvre femme avec accablement.

— Moi, je le sais, cela suffit. Le bouton de diamants, niaiserie ! l’empreinte de la clef, fadaise ! Notre pièce, à nous, marche plus vite que cela. Nous allons jouer tout à l’heure trois actes en dix minutes. Que contient la cassette ? voilà deux fois que je vous le demande.

— Vos paroles ont l’air d’une menace ! dit la baronne d’une voix brisée.

— Ce n’est pas moi qui menace, ce sont les faits. Vous avez eu raison de venir. Si vous n’étiez pas venue, j’aurais été cette nuit au château.

— Cette nuit ! et pourquoi ?

— Pourquoi ! parce qu’il faut prendre le taureau par les cornes. »

Il consulta sa montre et se leva. Trois-Pattes fit un mouvement, comme si, oubliant son infirmité, il eût voulu se mettre aussi sur ses jambes.

« Pas de faiblesse, reprit M. Lecoq froidement. Vous allez éprouver un grand choc, chère madame. Tenons-nous fermé. Les évanouissements n’avancent à rien, croyez-moi. »

Il prit le pavillon d’ivoire qui justement se mit à siffler.

« Le baron s’en va, dit le cornet ; il est furieux. Faut-il le laisser aller ? »

On sait que le son s’arrête à l’orifice même de ces appareils acoustiques. Rien ne parvint aux oreilles de la baronne, qui pourtant écoutait de toute la force de sa terreur.

M. Lecoq répondit :

« Rappelez-le, qu’il vienne et qu’il se calme. Je le veux ! »

Julie entendit cette fois et dit précipitamment :

« Vous allez recevoir un étranger ? Je me retire.

— Ce n’est pas un étranger, répliqua M. Lecoq durement. Tenez-vous ferme ! nous jouons gros jeu ici, je vous en préviens, tous tant que nous sommes ! »

Julie, qui s’était levée à demi, s’affaissa de nouveau sur son siège.

À ce moment, la porte qui communiquait avec les appartements de l’agence s’ouvrit, et M. le baron Schwartz fit son entrée. Julie étouffa un cri de détresse et resta muette sous son voile comme derrière un abri.

Trois-Pattes avait collé son œil aux trous du guichet.

« Temps perdu ! dit le baron en passant le seuil. Fatigant… et inconvenant ! »

Le dernier mot rétablissait les distances. Il fut prononcé du ton qu’il fallait.

M. Lecoq avait fait quelques pas au-devant de son hôte et masquait ainsi Julie.

« Deux mots à dire, reprit M. Schwartz, parlant à la rigueur son langage abrégé. Pas d’excuses ! perd du temps !

— Je n’ai pas d’excuses à vous faire, monsieur le baron, déclama au contraire M. Lecoq avec une ampleur emphatique : J’ai agi comme je le devais, dans votre intérêt.

— Mon intérêt ! » répéta le millionnaire en se redressant de son haut.

M. Lecoq s’effaça avec cette agilité de corps qu’il avait gardée et qui le faisait plus jeune que son âge. À la vue de la baronne, immobile et repliée sur elle-même, M. Schwartz recula de plusieurs pas. Ses dents claquèrent un coup sec.

Le voile n’y pouvait rien. Il l’avait reconnue d’un regard.

« Ah ! dit-il, frappé violemment et d’une façon inattendue, malgré les soupçons qui roulaient dans son esprit depuis une heure. C’était elle !

— Parbleu ! fit Lecoq avec son gros rire. Il a bien dit ça, le beau-père : C’était elle ! »

Le baron restait pétrifié. L’insolence glissait sur lui ou plutôt augmentait son épouvante.

Dans la chambre voisine, Trois-Pattes écoutait et regardait. Il retenait son souffle ; son cœur avait peur de battre.

La conduite de M. Lecoq était pour lui une énigme à demi devinée ; mais il est des drames dont on sait d’avance le dénouement, et qui, nonobstant cela, dégagent une écrasante émotion.

« Il faut nettoyer la situation, répéta pour la troisième fois M. Lecoq, allongeant à plaisir les préliminaires pour alourdir d’autant le poids qui opprimait la poitrine de ses hôtes d’abord, et en second lieu pour se monter lui-même au diapason qu’il avait réglé d’avance. Il faut prendre le taureau par les cornes ! Vous n’êtes pas dans de beaux draps, non ! Je ne suis pas un saint Vincent de Paul, moi, que diable ! Si je le disais, me croirait-on ? Mais je peux rendre service quand mon intérêt y est.

— Madame la baronne… voulut commencer M. Schwartz.

— Vous, la paix, Jean-Baptiste ! » l’interrompit bonnement M. Lecoq.

Ce nom de baptême, employé à l’improviste, produisit un très singulier effet. Le millionnaire se tut docilement et parut on ne peut plus déconcerté.

Ce fut à ce point que Trois-Pattes ne put s’empêcher de sourire dans sa cachette.

Il trempa sa plume dans l’encre et traça quelques lignes à la hâte.

« Nous avons à causer tous trois, poursuivit M. Lecoq en poussant un fauteuil vers le baron, à causer de choses si étonnantes que si vous restiez debout, vous pourriez bien tomber de votre haut. Donnez-vous la vous asseoir

— Vous le prenez sur un ton !… » balbutia le baron, abandonnant du coup les ellipses de son langage usuel.

Il s’assit pourtant, détournant son regard de la baronne, qui semblait une morte.

« Aimeriez-vous mieux un doreur de pilules ? reprit M. Lecoq, cachant sous un verbeux aplomb les tâtonnements de son escrime. On ne se refait pas, écoutez donc ! à mon âge, surtout ! Nous n’avons plus vingt ans, Jean-Baptiste. Je suis tout rond, je vais droit au but ; j’aime mieux froisser que tromper. Voici donc la chose : Monsieur le baron et madame la baronne, malgré les millions que vous avez, je ne voudrais pas être dans votre peau.

— Expliquez-vous brièvement ! dit M. Schwartz, qui essaya de reprendre un accent d’autorité.

— Je m’expliquerai comme je voudrai, mon garçon, hé ? Vous n’êtes pas venu ici chacun de votre côté pour des prunes, je suppose ? Un jésuite vous dirait des tas de balivernes ; moi, je n’ai pas le temps : votre femme vous a trompé, bonhomme ! »

Julie ne bougea pas. M. Schwartz serra les poings et gronda :

« Je m’en doutais ! »

Son visage décomposé criait plus de douleur encore que de colère, et il eût été impossible au plus déterminé railleur de prendre la situation au comique.

Ce qu’il y avait sur les traits de Trois-Pattes aux aguets c’était surtout maintenant une curiosité avide.

« Il s’agit bien, poursuivit M. Lecoq avec un souverain mépris, de rabâcher les vieilles scènes de jalousie, de fureter, d’espionner, de voler des clefs, d’en prendre l’empreinte pour ouvrir des tiroirs de secrétaire comme un coquin…

— Monsieur, voulut l’interrompre le baron.

— Parbleu ! vous allez dire que vous n’avez pas l’empreinte dans votre poche, hé ? Moi, je vous réponds qu’il n’y a plus rien dans le tiroir. Mais, consolez-vous : si vous êtes curieux, vous allez en avoir tout votre saoul. Qu’est-ce que le tiroir vous aurait dit ? Le mensonge de votre femme. C’est fini, le mensonge ; il y a temps pour tout, et voilà votre femme qui va vous servir un plat de vérités !

— Est-ce donc vous qui me portez ce défi, madame ? demanda le baron avec la dignité des profonds chagrins.

— Ah ça ! s’écria M. Lecoq, vous n’avez donc pas encore compris qu’il ne s’agit pas d’une querelle de ménage ! Je ne suis pas méchant, moi, que diable ! Et je ne vous aurais pas mis en présence pour vous faire de la peine. C’est vous qui avez commencé. Vous avez trompé votre femme, monsieur Schwartz : vous saviez que son premier mari existait !

— J’affirme… commença le banquier.

— Vous avez tort d’affirmer.

— Je jure…

— Ne jurez pas ! prononça lentement la baronne, qui était restée muette jusqu’alors.

— À la bonne heure ! dit Lecoq. Voici la chère dame qui a retrouvé la parole. Il faut que vous sachiez, monsieur le baron, que Mme la baronne est pour le moins aussi étonnée que vous. C’est une surprise des deux côtés. Je suis un drôle de corps, hé ? Vous allez voir comme je conduis une discussion. Je me suis occupé de vous toute la soirée. Connaissez-vous M. le marquis de Gaillardbois ? »

Le baron desserra le nœud de sa cravate.

« À moins que vous ne la choisissiez foudroyante, ce qui est une solution, grommela M. Lecoq avec humeur, une attaque d’apoplexie me paraîtrait manquer d’à-propos en ce moment. Un peu de vigueur, que diable ! Soyons un mâle et nous en sortirons. Je vous parlais de ce cher Gaillardbois, parce qu’il fait des pieds et des mains pour être préfet de police. C’est un homme de tenue. Il s’est mis en tête de pêcher aux Habits Noirs… À combien se monte le compte de vos commissions sur les affaires du colonel Bozzo, cher monsieur ? »

Ceci fut lancé incidemment et d’un ton d’insouciance admirablement jouée.

Parmi ceux qui étaient là, Trois-Pattes seul devina une partie de la portée que pouvait avoir la question.

Le baron répondit avec fatigue :

« Chez moi, tous les comptes sont à jour. Adressez la demande à mes bureaux.

— C’est là le tort, dit M. Lecoq en baissant la voix. C’est là le grand tort. Il ne faut pas mettre des comptes pareils dans ses bureaux, quand on veut dormir tranquille. Ce diable de Gaillardbois était bien renseigné. Il m’a dit tout uniment : « Le banquier des Habits Noirs est M. le baron Schwartz. »

— C’est une calomnie, répliqua le baron avec simplicité.

— Juste ma réponse à Gaillardbois ! N’avez-vous pas un valet du nom de Domergue ?

— Si fait, un vieux et fidèle serviteur.

— Il faut vous dire qu’avec l’affaire des Habits Noirs menée, Gaillardbois emporterait d’assaut la préfecture. Chacun va à son but comme il l’entend, n’est-ce pas vrai ? Il y a des agents qui rôdent autour de vous, à Paris et à la campagne. Ce Domergue, un vieux et fidèle serviteur, joue au jeu de Fera-t-il jour demain ? »

La baronne laissa échapper un mouvement.

« Serait-ce pour votre compte ? belle dame, demanda M. Lecoq.

— Oui, » répondit-elle courageusement.

Sur le papier qui était devant lui, la main distraite de M. Mathieu venait de tracer ces mots :

« Une araignée qui tend sa toile… »

Elles vont de ci, de là, en effet, accrochant partout le fil gluant qui portera leur travail aérien. Au début, on ne devine pas la forme régulière de ce piège merveilleusement disposé. On dirait qu’elles travaillent au hasard. Mais bientôt la trame apparaît, laissant voir l’ingénieuse série de ses mailles concentriques.

Et tout ce qui veut passer au travers reste captif.

M. Lecoq salua la baronne et se tourna vers son mari.

« Je ne sais pas tout, dit-il. On ne sait jamais tout dès qu’il y a des dames. Ma seule prétention est d’en savoir assez pour vous donner un bon conseil, bon pour vous, bon pour moi, car vous pensez bien que je ne travaille pas ici en faveur du roi de Prusse. Nous reviendrons peut-être à l’ami Gaillardbois qui est en passe d’arriver ; allons de l’avant : Mme la baronne ayant un autre mari que vous, à votre connaissance, il ne vous étonnera pas d’apprendre que Dieu avait béni cette union et qu’un fils existe.

— Michel ? » murmura M. Schwartz, dont le visage s’éclaira franchement.

Il ajouta, en se tournant vers sa femme et avec l’accent d’une véritable passion :

« Madame ! Oh ! Giovanna, que ne le disiez-vous. »

Elle garda le silence. Les clairs de son voile laissaient voir ses yeux baissés sur la pâleur de sa joue.

M. Lecoq eut un bon rire.

« Voilà ce qui manque dans cette vieillerie de pièce : la Femme à deux maris ! poursuivit-il. C’est un luron comme moi, établissant une situation carrée ! Eh bien ! quoi ! on ne peut donc pas s’expliquer, au lieu de filer les scènes interminables d’un mélodrame. Cette pièce-là, vous le savez, se joue chaque jour une douzaine de fois à Paris où la bigamie mène en cour d’assises. La cour d’assises a beau faire les gros yeux, elle n’empêche rien, hé ? Plaisanterie à part, la femme a presque toujours de très bonnes raisons ; il lui suffirait de causer la bouche ouverte ; on s’embrasserait et tout serait fini. Êtes-vous de mon avis, Jean-Baptiste ? »

C’était la troisième fois que M. Lecoq employait ce prénom, et rien, dans ses rapports usuels avec le riche banquier, ne l’autorisait à cette familiarité qui, parmi tant de choses faites pour exciter l’étonnement, surprenait Julie au plus haut point.

M. Schwartz ne protestait point. Il restait en quelque sorte écrasé sous l’étrangeté de la situation qui, selon ses pressentiments, allait démasquer bientôt de nouvelles menaces.

Le ton de M. Lecoq réveillait en lui, avec une vivacité singulière, des souvenirs déjà lointains. Il éprouvait, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans sa mémoire, la saveur même de ses impressions lors de sa rencontre, sur le quai de l’Orne, avec l’effronté commis voyageur, le 14 juin 1825.

Aussi, tressaillit-il comme si sa propre pensée eût parlé, quand Lecoq, le regardant en face et plongeant ses mains dans les poches de sa robe de chambre, reprit tout à coup :

« Le vin, le jeu, les belles, eh ! bonhomme ? Notre dîner à l’auberge du Coq Hardi ! Maman Brûlé faisait bien la cuisine ! Et le mari, le fameux mari ! car il y avait aussi un mari ! Bien tapé, l’alibi d’amour ! ma canne oubliée, ma canne à pomme d’argent. Et la leçon répétée au commissaire de police ; un Schwartz encore : autant que de pavés ! Nous n’étions pas fier, la nuit, sur la grande route ? et dans le chemin creux ! le billet de mille… En voilà un qui a fait des petits depuis le temps, Jean-Baptiste ! »

M. Schwartz avait de grosses gouttes de sueur aux tempes.

Un soupir comprimé souleva la poitrine de l’estropié, qui plongeait son regard pensif dans le vide.