Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 02

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Hachette (tome IIp. 242-254).


II

La comtesse Corona.


C’est le mystère de cette histoire, racontée, Dieu merci, sans malices de métier, ni faciles surprises : mystère pour le lecteur, mystère aussi pour l’écrivain peut-être, car celui-ci n’a rien inventé. Étonné un jour au récit de ces aventures inachevées, il a traduit ses étonnements dans ce drame.

Les événements viennent comme ils peuvent, c’est-à-dire comme ils vinrent. On n’a pas pris souci de tracer des caractères d’occasion ; les caractères, s’il y en a, passent là dedans tels qu’ils furent.

La source où l’auteur puise est singulière et curieuse par elle-même. L’indiquer, serait faire le plus inattendu de tous les romans. Mais la délicatesse et aussi la prudence le défendent.

Je ne sais rien, pour ma part, de si attrayant que les choses incomplètes, et sans comparer le pauvre procès-verbal dont je suis le greffier bénévole à la Vénus de Milo, ce pur chef-d’œuvre, je risque cette opinion que la Vénus de Milo, entière, eût éprouvé quelque déchet sur la vogue universelle dont elle jouit.

Pour chaque chose créée, il est avantageux d’avoir un coin ou un bout que puisse achever le rêve de chacun. Le poète, le peintre ou le sculpteur, se concilie ainsi la collaboration commune.

Je suppose que ce livre soit pris en statue, statue d’argile, pétrie à la diable par le premier venu, le bout qui manque, la mutilation, le mystère, c’est la comtesse Corona.

Les autres personnages apparaissent suffisamment distincts. Le colonel lui-même, l’Habit Noir, n’a pas sur son visage, vivant ou mort, un voile plus épais que les romanesques conventions ne le permettent. On le voit glisser dans l’ombre des maquis ou mener sa barque corsaire dans les eaux de Londres et de Paris ; on le voit, on le devine, du moins. Il a d’autres allures que les modèles connus, mais Fra Diavolo, devenu vieux, peut bien craindre le rhume et s’habiller de flanelle.

M. Bruneau sera expliqué, Trois-Pattes aussi ; tous deux abondamment. Ils sont le torse même de la poupée, et notre faible pour la mutilation ne peut aller jusqu’à supprimer le corps de l’action pour en servir seulement les abattis.

Mais la comtesse Corona, cette fillette de Sartènes avec ses grands cheveux ébouriffés autour d’un maigre visage et ses yeux énormes sous la ligne nette et fine de ses sourcils noirs ; Fanchette, la petite sauvage qui porta la première parole de Julie à André, au péril de sa vie ; Fanchette, le dernier amour du bandit ossifié et déjà défunt ; Fanchette, l’ennemie de Toulonnais-l’Amitié, que nous vîmes un jour opérer ce miracle enfantin : la résurrection d’André Maynotte…

Qu’était-elle ? d’où cet attrait instinctif et profond pour André, attrait né avec elle-même en quelque sorte et qui n’empêchait point une passion tout autre de lui emplir, de lui briser le cœur ? que faisait-elle à Paris, enveloppée par la criminelle association dont les souillures semblaient ne la point atteindre ? quel rôle jouait-elle ? était-elle un agent de mal, sans le savoir ? neutralisait-elle, au contraire, dans la mesure de ses forces, le pouvoir occulte qui l’entourait ?

Parfois, ces filles des ardeurs méridionales ont en elles une réponse aux questions les plus diverses. Leur sang bout ; il y a du feu dans leurs veines.

L’histoire telle qu’elle est ne dit pas cela. Elle est plus éloignée encore de le nier.

L’histoire montre une étrange, une belle créature qui passe, comme je laisse passer la comtesse Corona dans ces pages.

La femme légitime d’un bandit, du plus abandonné de tous les bandits, convives de cette ténébreuse Table-Ronde, le plus vicieux, le plus misérable, parce qu’il était tombé de plus haut : la comtesse était cela ; pourquoi ? Comment cette fillette hardie et presque héroïque avait-elle donné sa main au valet de Toulonnais-l’Amitié qu’elle mettait si audacieusement sous ses pieds ?

À l’époque où notre petite Fanchette devint une admirable femme, le comte Corona était jeune encore et très beau. Il ne reculait devant rien. Et M. Lecoq avait plus d’un talent.

Il y eut un système de perdition, organisé savamment. Fanchette n’avait ni famille ni conseils. Quand elle retrouva le seul homme vers qui son cœur d’enfant se fût élancé avec force, elle était la comtesse Corona. Plus tard, on jouait chez elle, et Michel, adolescent… mais que nous importe ? Le hasard a ses lamentables victimes.

Laissons un lambeau de voile à cette fière et mélancolique beauté.

Et que l’ombre, ce bénéfice des fugitives visions, l’enveloppe…

C’était une nuit d’équinoxe, chaude mais tourmentée. De grands nuages rapides passaient sur la lune qui allait élargissant à l’horizon son disque, entamé par le déclin. L’aube n’était pas loin, et cependant l’obscurité devenait de plus en plus complète.

La partie du chemin des Amoureux, classée sous le nom de rue du Haut-Moulin, avait deux ou trois lanternes, mais toute lumière cessait au bout d’une cinquantaine de pas, et la ruelle sombre courait alors en zigzag entre les chantiers. Ce fut de ce côté que M. Bruneau et la comtesse Corona se dirigèrent. La ruelle était déserte comme les rues environnantes. À cette heure qui précède immédiatement son réveil, Paris est une silencieuse solitude.

M. Bruneau et la comtesse Corona marchèrent un instant côte à côte sans se parler ; dans l’ombre épaisse où ils allaient s’enfonçant, la robuste taille du Normand perdait son apparence pacifique et lourde pour prendre une hardiesse cavalière. Sa tête se portait haut et sa poitrine semblait élargie.

« Vous êtes jeune, dit, le premier, Bruneau. La France n’a rien qui puisse vous retenir. Le monde est grand.

— J’ai songé à cela, répliqua la comtesse avec une tristesse si morne que son compagnon eut froid dans le cœur.

— Nous trouverons bien un endroit où vous serez heureuse, dit-il, pourtant.

— Heureuse ! » répéta-t-elle.

M. Bruneau, qui lui tendait la main, y sentit tomber une larme.

« J’ai été à l’église, dit-elle, mais Dieu ne se laisse pas prier comme cela, quand on apporte dans sa maison un cœur tout plein des choses de l’enfer. Je n’ai jamais pensé à Dieu si souvent qu’aujourd’hui. Je n’ai plus la force de vivre et j’ai peur de mourir ! »

Ses deux mains froides étaient dans celles de M. Bruneau. Elle reprit d’un accent étrange :

« André Maynotte, l’heure qui approche et qui va vous venger, vous donne-t-elle beaucoup de joie ?

— Voilà bien des années que je l’attends, murmura son compagnon, dont la tête, malgré lui, s’inclina.

— Vous êtes triste, dit-elle encore. Je comprends cela. Votre amour est plus fort que votre haine. »

Puis, avec une soudaine explosion de pleurs :

« Je ne sais pas même si j’ai eu jamais la pureté des enfants. Le démon habitait ce grand château dont le souvenir me poursuit. Je doute de mon père et je doute de cette pauvre femme que je vois toujours agenouillée : ma mère. Ils étaient là dedans ; ils sont morts là dedans. Je ne peux pas songer à mes premiers jeux sans que la perversité même se dresse devant moi sous les traits de Toulonnais. Et ce vieillard qui m’aimait, le seul peut-être qui m’ait aimée, mon aïeul… Puis-je me réfugier dans son souvenir ?

— Rien n’entame le diamant, dit André Maynotte qui l’attira contre sa poitrine en un baiser paternel. Vous avez gardé votre cœur, Fanchette. »

Elle se dégagea d’un brusque mouvement et son rire sec éclata dans la nuit.

« Mon cœur ! fit-elle avec une amertume profonde. Ma plaie où tous ont retourné le couteau ! ceux que je déteste et ceux que j’aime ! Vous allez vous venger, vous, André ; moi, je n’ai même pas la vengeance. Vous avez été deux fois mon malheur et je donnerais tout mon sang pour vous !

« Est-ce que je puis les haïr, s’interrompit-elle, ces deux femmes, mes rivales ? Car j’ai été vaincue deux fois, près du père, près du fils… et c’est justice ! Quel bonheur puis-je donner, moi qui suis le malheur ? Je ne peux pas les haïr, puisque vous les aimez. Je suis ainsi : j’ai la dévotion et le dévouement du bandit. Je ressemble aux assassins de mon pays qui font l’aumône !

— C’est vrai, dit André gravement, vous m’avez fait l’aumône, madame. »

Elle lui jeta ses deux bras autour du cou et s’y tint suspendue.

« Je ne vous reproche rien ! s’écria-t-elle. Je suis à vous, c’était ma destinée. Mon âme d’enfant s’élança vers vous. Je fus jalouse de Giovanna dès le premier jour. Et qu’elle était belle dans ses larmes ! Mais l’amour eût fait de moi un bon cœur, Andréa, je le jure ! Si vous saviez quels sont mes rêves quand je me demande ce qui se peut donner à l’homme adoré !

« Laissez-moi dire ! Qui sait si vous m’écouterez deux fois désormais ? Il me semble que je souffrirai moins quand j’aurai confessé ma souffrance. J’ignorais qu’il était votre fils, mais je vous aimai en lui. C’est la vérité : je vous reconnus. Pourquoi m’envoyâtes-vous à cette mort, André, André, n’avais-je pas assez d’un martyre ?

« C’était vous, plus jeune, plus beau, et libre.

« Car il ne l’aimait peut-être pas encore, cette jeune fille. C’est elle qui a forcé son amour par la puissance même du sien. Je ne la hais pas : elle a ce que je ne puis donner à mon Michel…

« Mon Michel ! ma folie ! pourquoi m’avez-vous jetée en proie à ce lion, plus timide et plus doux qu’un agneau ? Il vous fallait un œil ouvert sur lui ! charge-t-on le salpêtre de surveiller la flamme ? Je l’aimai mille fois plus que vous… Non ! mais autrement, plus ardemment, plus follement, avec mon âge brûlant, avec ma triste science ; je l’entourai de séductions ; je tombai jusqu’à ce point d’être un jour la complice de Lecoq qui, lui aussi, l’entraînait vers l’abîme. Je me disais : je serai sur le bord et je le sauverai… ou bien il m’entraînera ! »

Elle tremblait dans les bras d’André, qui déposa un froid baiser sur son front.

Au contact de ces lèvres glacées, elle se dégagea d’un effort violent.

« Vous ne me maudissez pas, dit-elle, blessée dans la misère de son cœur, parce que vous me savez dédaignée. Il ne faut pas me braver. André ! en Corse, les femmes poignardent les femmes ! »

Ils arrivaient au coin de la rue de Crussol. La lueur d’un lointain réverbère éclairait vaguement les traits bouleversés de la comtesse. André la regardait avec admiration, car elle était ainsi merveilleusement belle.

« Dieu vous a fait une famille, madame, dit-il. Je suis votre père, et il est votre frère. »

Elle eut presque un sourire.

« Ma mère et ma sœur ! murmura-t-elle doucement. Elles ont aussi bien souffert toutes les deux ! Je n’avais pas encore eu ce rêve. »

Quelques pas plus loin ils aperçurent la basse façade du café-estaminet de l’Épi-Scié qui barrait le fond de la ruelle.

« Vous sortiez de là ? demanda Fanchette.

— Non, répondit André. Dans quelques heures, j’y entrerai.

— Vous ! fit-elle, comme si elle eût parlé de profanation, vous, parmi ces hommes ! »

Puis, tournant le dos et reprenant sa marche en sens contraire :

« Mais vos minutes sont précieuses, André, poursuivit-elle, et ce n’est pas pour vous parler de moi que je suis venue. Il y a eu explication entre le baron Schwartz et sa femme.

— Ah ! fit André Maynotte, qui devint plus attentif.

— Le départ est fixé à demain jeudi.

— Le bal aura lieu, ce soir ?

— Le bal sera splendide. On veut tromper Lecoq.

— Ils sont d’accord tous deux ?

— La baronne commande. Elle impose son fils.

— Sera-t-il du voyage ?

— Il y aura deux camps. Le baron part au petit jour, avec les valeurs, en poste. La famille prend le chemin de fer. Blanche sait qu’elle a un frère.

M. Schwartz a donc de sérieux motifs de craindre ? » pensa tout haut André.

La comtesse ne répondit point ; mais l’instant d’après elle dit :

« Le colonel a dû le compromettre de façon ou d’autre. Depuis dix-sept ans, il élevait ces millions-là à la brochette. Le baron sait d’ailleurs ce dont Lecoq est capable.

— Je vous demande, reprit André, précisant sa question, si M. Schwartz, selon vous, fut complice à un moment, à un degré quelconques, du colonel ou de Lecoq. J’ai grand intérêt à savoir cela.

— Votre jugement est porté, répliqua la comtesse, mais je répondrai puisque vous le voulez. Pour le passé, il n’y a rien au delà des mille francs reçus, et quand M. Schwartz reçut ces mille francs, il ignorait le crime. Pour le présent, le colonel en était arrivé à prendre au sérieux le prétendu fils de Louis XVII, le duc, qui fait partie des Douze, il le disait, du moins. M. Schwartz n’a pas refusé de donner sa fille à un prince. Les hommes comme lui sont romanesques à leur manière. Leur vie a été un songe d’or ; ils croient au merveilleux. »

Le sourire d’André exprima un contentement mélangé de dédain.

« Et Blanche ? interrogea-t-il encore.

— Blanche aime son cousin Maurice ; vous savez cela mieux que moi.

— Amour d’enfant !

— Elle est la fille de sa mère. Elle ne croyait pas plus que les autres au mariage Lecoq. Elle était entre deux romans : les noces princières et la fuite avec Maurice. Elle a une moitié de son sang qui est corse.

— Et, demanda encore André, il n’est pas question d’Edmée dans tout cela ? »

La tête de la comtesse se pencha sur sa poitrine.

« Est-elle donc de beaucoup plus belle que moi ? » murmura-t-elle.

Puis, faisant un effort et relevant son noble front :

« Je ne la hais pas, sur Dieu et sur la Vierge en la miséricorde de qui je mets tout mon espoir ! Je l’aurais tuée s’il eût hésité entre nous deux. Il n’a pas hésité : que mon sort s’accomplisse ! Celle-là sera heureuse ; elle a pleuré sa dernière larme. La voiture de Mme Schwartz ira la chercher pour la ramener au bal.

— Ah ! fit pour la seconde fois André, les choses ont marché. »

Il réfléchissait, et le sujet de sa réflexion se trahit ainsi :

« M. Lecoq sait-il cela ?

— Il sait tout, repartit la comtesse. Avec lui ne croyez jamais avoir gagné sur table.

— Je tiens mon jeu ! dit l’autre non sans orgueil. La caisse Schwartz a-t-elle pu réaliser en si peu de temps ?

— Sans difficulté aucune. Ces gens-là sont les rois de la place.

— A-t-on pris du papier sur Londres ?

— Pas un shilling. Tout billets de banque.

— Ce Lecoq avait raison ! murmura André.

— Je ne sais pas en quoi, dit la comtesse, mais si c’est comme devin, il a toujours raison. »

André sourit encore.

Ils allaient dans la partie de la ruelle qui bordait les chantiers. La comtesse mit son bras sous celui d’André, et le pressa doucement.

« Je suis bien malheureuse, reprit-elle de sa pauvre voix qui tremblait, bien lasse et bien bourrelée. Tant que je suis avec vous, André, tant que je le vois, lui pour qui je donnerais ma part des joies éternelles, je ne peux pas chercher le repos dans la religion. La religion repousse celles qui ne veulent point se repentir. Et pourtant je n’ai pas d’autre refuge, André, il me faut le silence, la solitude, la mort… »

Elle frissonna en prononçant ce mot.

« Si j’allais mourir comme lui, sans confession ! » fit-elle avec horreur.

Puis, suivant le caprice de sa pensée, elle lâcha le bras d’André pour entr’ouvrir vivement les revers de sa robe, sous lesquels elle prit un cordon.

« Voilà pourquoi ils veulent me tuer ! dit-elle, tandis que ses dents se choquaient.

— Vous tuer, Fanchette ! » répéta son compagnon.

Elle se haussa sur la pointe des pieds, et lui passa autour du cou le cordon qu’elle tenait à la main.

« Avec cela, murmura-t-elle non sans une certaine emphase, si j’avais du courage et de l’espoir, je pourrais me défendre, car toute la ténébreuse association que vous combattez obéit à ce signe.

— C’est le scapulaire ! s’écria André vivement.

— C’est le scapulaire de la Merci ! dit la comtesse avec lenteur, le souverain secret des Habits Noirs et la marque du commandement dans les Camorres. »

Il faisait trop sombre pour voir. Les doigts d’André palpèrent curieusement les deux carrés d’étoffe attachés au cordon, et dont chacun contenait un objet dur.

« Avez-vous décousu l’étoffe pour connaître le secret ? demanda André.

— Hier encore, je voulais lutter, répliqua-t-elle. Je me disais : on se fait aimer parfois à force d’or et de puissance. Je rêvais talismans, enchantements, féeries. Tantôt ma baguette imaginaire brisait celle dont le bonheur me fait si misérable, tantôt je l’épargnais pour avoir un triomphe plus cruel et plus complet. Je la voulais témoin à cette heure où Michel ramperait à mes genoux. Oui, j’ai décousu l’étoffe. Et je comprends qu’un meurtre ne leur coûterait rien pour ressaisir cet héritage.

— Voilà deux fois que vous parlez de meurtre, » dit André, qui la rapprocha de lui avec une véritable sollicitude.

Elle garda un instant le silence, puis elle prononça ces deux mots, tout bas :

« Mon mari… »

Puis encore :

« Ils savent que j’ai eu la dernière parole du Père. Toulonnais-l’Amitié est maintenant le Maître : depuis dimanche, la main du comte Corona est sur moi.

— Je ne vous quitterai plus ! » s’écria André.

Elle lui tendit son beau front, ses yeux étaient pleins de larmes.

« Merci ! balbutia-t-elle avec effort. Vous êtes bon, ; vous avez pitié de moi. Mais vos moments sont comptés ; et mes craintes sont folles. Je suis entourée d’amis dévoués ; Battista, mon cocher, qui m’attend là-bas, m’a vue toute petite et se ferait tuer pour moi ; les gens de ma maison m’aiment : j’ai fait de mon mieux pour être une bonne maîtresse. Ils me garderont bien pendant les quelques heures qui vous séparent encore du but de votre vie, André, et quand vous aurez atteint votre but, tout sera dit entre le monde, et moi. Où vous reverrai-je ?

— Ce soir, au bal de Mme la baronne Schwartz, répondit André.

— Vous à ce bal ! murmura la jeune femme étonnée.

— J’aurai besoin là de tous ceux qui m’aiment, dit André.

— À ce soir, donc. Ne venez pas plus loin, mais restez ici et veillez jusqu’à ce que je sois en sûreté dans ma voiture. »

Par un mouvement rapide, elle porta la main d’André à ses lèvres et s’éloigna en courant.

Dans cette ombre, et à voir cette gracieuse jeune femme, fuyant d’un pas léger, vous eussiez dit la fin d’un rendez-vous d’amour.

Entre le coudé de la ruelle où André demeurait immobile, et le coin du faubourg, il n’y avait pas plus d’une cinquantaine de pas. André put entendre la portière s’ouvrir et voir la comtesse disparaître en jetant un ordre au cocher :

« À l’hôtel ! »

Aucun mouvement suspect ne donna raison pour lui aux craintes de la jeune femme.

La voiture partit au grand trot. À cet instant seulement, André crut ouïr un cri étouffé parmi le bruit des roues.

Il pressa le pas, le cœur serré dans une vague inquiétude. Quand il sortit de la ruelle, le coupé, lancé au galop, atteignait déjà les boulevards.

André continua sa course jusqu’au boulevard. On n’apercevait plus le coupé dont le roulement sourd s’entendait encore au lointain de la nuit.

André s’arrêta sous une lanterne et trancha, à l’aide de son couteau, les fils qui cousaient les deux carrés d’étoffe formant le scapulaire.