Aller au contenu

Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Hachette (tome IIp. 254-280).
Troisième partie


III

Découverte de la vaccine.


Ce fut l’Anglais Ed. Jenner qui dota le monde de ce curieux et homœopathique préservatif. Le Parlement lui décerna une récompense nationale de vingt mille livres sterling, et ce n’était pas trop cher racheter, au prix d’un demi-million de francs, la vie de tant d’hommes et la beauté de tant de femmes.

Pour la même découverte, Échalot, inventeur, et Similor, son collègue, n’eurent droit rigoureusement qu’à trois francs cinquante centimes. Avec cela on ne peut pas s’assurer un avenir.

Trahis sans cesse par la fortune ennemie et ne pouvant arriver à commettre aucun de ces crimes qui procurent, au théâtre, aux gens adroits et dissimulés, des richesses immenses et le respect mal placé de leur quartier, ces deux braves garçons se creusaient incessamment la cervelle : Similor dans un but d’ambition égoïste, Échalot pour Similor et surtout pour cette tendre créature, Saladin, dont il était la mère de lait.

Un instant, l’espoir était entré dans leurs cœurs ; l’espoir suivi de tout son cortège de beaux rêves. Ils avaient entrevu la possibilité de tuer la femme !

Les deux jeunes gens, leurs voisins, mordus par le théâtre à un autre point de vue, avaient eu la cruauté de rire de leurs modestes prétentions ; car, croyez-le bien, Échalot et Similor n’auraient pas pris cher pour tuer la femme. Et cela leur eût coûté, parce qu’ils avaient l’âme sensible !

Depuis lors, ils voyaient la vie en noir. Il faut se raisonner pour arriver à vouloir tuer la femme. Quand on a fait ce travail d’esprit et de cœur et que, la résolution une fois prise, vaillamment, sérieusement, à fond, la femme manque, le vide de l’existence apparaît tout à coup ; on voit, à n’en pouvoir douter, que la vie est un monstrueux tas d’illusions, et qu’il n’y a rien de vrai ici-bas, sinon la misère.

Tel était le cas d’Échalot et de Similor. Ils avaient passé la nuit du dimanche au lundi à dormir un sommeil fiévreux, plein d’aspirations impossibles : Similor se vautrant avec l’emportement de sa riche nature au sein des orgies les plus touffues, Échalot rangeant un petit ménage imaginaire et plaçant à la caisse d’épargne le prix du carnage, accompli dans des conditions respectables.

Pour l’un, c’était la barrière, ce vineux paradis des bouteilles cassées, des femmes débraillées, la « danse des salons », les rivaux boxés, l’odeur enivrante de la cuisine, la fumée des pipes : le tremblement, quoi ! comme chantait le délire de sa belle imagination. Il ne voyait là dedans que lui seul. Rien pour l’ami fidèle, rien pour l’innocent rejeton. Ces viveurs sont ainsi.

Pour l’autre, c’était le chez soi, des draps dans le berceau, deux litres flanquant sur la table un plat copieux de petit-salé, un peu de feu dans un bon poêle, deux onces de caporal au fond d’un pot et une pincée de pièces blanches dans le gousset : Similor heureux, Saladin endormi, ou souriant de toute la largeur de sa pauvre grande bouche, barbouillée de lait maigre.

Voyez la différence qui peut exister entre deux organisations simples, formées à l’école du malheur !

Le point de départ était le même : la femme tuée ; mais quel usage opposé Échalot et Similor faisaient de leurs légitimes bénéfices !

Au réveil, Échalot revit la mansarde nue. Saladin criait dans sa bourriche. Similor, en rouvrant les yeux, constata qu’il n’y avait là ni bouteilles ni femmes. Ce sont d’amers instants.

La toilette de nos deux amis n’était pas généralement une opération compliquée. Similor avait de la coquetterie, mais cette vertu, chez lui, n’allait jamais jusqu’aux ablutions. Il démêlait ses cheveux à l’aide d’un atroce fragment de peigne et fatiguait ses loques à force de les brosser, voilà tout. Échalot, foncièrement propre, époussetait son tablier et raclait ses mains avec une vieille lame de couteau qui servait aussi à l’entretien de sa chaussure. On n’est pas maître de cela : l’eau fait horreur.

Inutile d’ajouter qu’ils dormaient en grands costumes, sauf le chapeau gris et le chapeau de paille qui chômaient pendant la nuit.

« Allons ! dit Similor avec un soupir profond, j’en ai fait de crânes songes !

— Mais ils fuient au réveil comme une vapeur légère ! répliqua Échalot, doucement résigné.

— La coquine l’a encore échappé ! » gronda l’ancien maître à danser.

Il s’agissait, bien entendu, de la femme à tuer.

Échalot se mit sur ses jambes pour aller aux cris de Saladin.

« En voilà une qui a la vie dure ! soupira-t-il. Do, do, l’enfant do !

— Allonge-lui une calotte ! conseilla Similor.

— Allonge plutôt un sou pour lui acheter du lait, Amédée. Il n’est pas l’auteur que nous éprouvons des tortures. »

Similor ne daigna pas répondre. Il essaya de se rendormir, mais son estomac faisait comme Saladin, il criait. De guerre lasse, il se leva à son tour et chercha dans les coins d’un œil sournois pour trouver quelque chose à vendre.

C’était la centième fois qu’il opérait vainement pareille recherche. Il gronda et jura ; Échalot essaya de le calmer par des paroles pleines d’aménité. C’était bien un ménage, cette bizarre association : un père et une mère. Échalot était la mère, douce, résignée, active, gardant héroïquement la maison misérable ; Similor était le père, bruyamment gai quand le ventre est plein, bourru, brutal, lugubre quand le foin manque au râtelier ; le père, tel que le font les redoutables sauvageries de notre civilisation, le père bon enfant, gourmand, fainéant, nuisible, idole de la pauvre mère battue ; le père, orgueil et fatalité de cette indigence qu’il gangrène et dont il ne meurt jamais.

Échalot était la mère, c’est-à-dire l’amour, le dévouement, la vertu. Il y a une vertu tout au fond de ces invraisemblances effrayantes et grotesques qui sont la vérité même. Ce n’est pas la vertu des régions possibles, et telle qu’elle est, elle va son étrange chemin, enguenillée dans les loques d’un lamentable carnaval, mais c’est une vertu. Cela travaille, cela souffre, cela sert. Depuis que le monde est, les diverses lois morales n’ont jamais demandé mieux. Seulement, il faut s’entendre sur le sens du mot travailler.

Et encore soyez sûrs que, s’il avait à choisir, Échalot aimerait mieux faire l’escompte que tuer la femme.

Échalot était la mère ; il aimait d’une tendresse égale Similor et Saladin. Il supportait sans se plaindre la vicieuse inutilité de « l’artiste ; » il était fier de son esprit, de ses grâces, de sa beauté ; il se tenait, comme doit faire toute épouse modèle, dans un état d’infériorité relative ; il avait en outre toutes les modesties de son sexe d’adoption, mais aussi toutes les jalousies, et quand Similor ne se comportait pas bien avec l’enfant, il devenait lionne, ce mouton.

Similor mit son chapeau gris de travers sur ses cheveux plats et dit :

« Je vas faire un tour aux queues, car il faut toujours que je me démanche, moi, pendant que tu te dorlotes avec le petit.

— C’est vrai, que je la passe douce ! » murmura Échalot avec une petite pointe d’amertume.

L’ancien maître de danse haussa les épaules et se dirigea vers la porte en mordillant un bout de cigare qu’il ne pouvait plus allumer.

« Amédée, dit Échalot, si tu trouves quelque chose aux queues, rapporte un sou de lait, au nom de tout ce qu’il y a de sacré, bonhomme ! Saladin a besoin. Et viens l’embrasser avant de partir, car le baiser d’un père est un baume pour son enfant ! »

Similor s’approcha de mauvaise grâce et mit ses lèvres barbues sur le front terreux de l’enfant qui hurla, piqué par les rudes poils de cette brosse.

« Vilain oiseau ! » grommela-t-il.

Les larmes vinrent aux yeux d’Échalot, qui prit Saladin dans ses bras et le berça.

Faire un tour aux queues est une industrie qu’aucun de nos lecteurs n’a peut-être exercée. Pour s’y livrer, un diplôme n’est pas indispensable.

C’est après le départ de la queue, le soir, la nuit, ou même le lendemain matin qu’on fait un tour. Deux ou trois mille francs de menue monnaie, en moyenne, sont entrés et sortis par les deux guichets. Quelques gouttes de cette rosée ont pu tomber, et par le fait, les employés qui enlèvent les balustrades trouvent fréquemment sur le pavé des sous et des pièces blanches. Ceux-là sont les moissonneurs.

Après eux, les glaneurs viennent ; au temps où le boulevard du Crime florissait, le tour des queues commençait à la Porte-Saint-Martin et finissait au Petit-Lazari. Les rôdeurs allaient comme des fourmis, à la file, longeant toutes ces maisons dramatiques, et personne ne verra jamais procession plus piteuse ! Tous les gens qui ramassent les bouts de cigare étaient là, les femelles de Hurons, les enfants errants, les beaux de la fashion souterraine. Certains ont fait pendant dix ans cette célèbre tournée sans trouver un liard vaillant, mais des prédestinés sont tombés sur une pièce de cinquante centimes.

On sait cela. C’est la légende. La chance peut venir. La place est bonne.

Échalot, resté seul, se mit à bercer Saladin qui avait appétit et ne se payait point de caresses. Il était dur comme une pierre, ce malheureux bambin, mais l’abstinence a des bornes. Saladin criait comme un enragé ; des convulsions secouaient son petit corps étique. Tout ce qui lui restait de sang était à ses joues, et il faisait une grimace véritablement diabolique.

« Do, do, l’enfant do ! disait Échalot avec son admirable patience. Il est beau, le petit à sa mémère ! Papa va lui apporter du lolo. Dodo ! »

C’était précisément ce que voulait Saladin, et tout de suite : du lolo.

Combien de fois les vœux d’Échalot n’avaient-ils pas appelé ce miracle : un changement de sexe ! Combien de fois, trompé par un songe sublime, ne s’était-il pas vu entr’ouvrant sa veste de pharmacien, pour donner le sein au petit ! Dans les promenades, il regardait les nourrices avec envie. Et par une attendrissante association d’idées, il contemplait aussi les militaires avec plaisir, parce que ces braves sont l’amusement des nourrices. Sublime ! avons-nous dit, en parlant d’Échalot qui voulait se faire brigand et qui ne pouvait pas ! Sur le bûcher, nous maintiendrions le mot. Échalot était sublime !

Et vous ne trouverez, en aucun coin du globe, des bêtes aussi curieuses que celles de la forêt de Paris !

« Do, do ! l’enfant do ! Papa Amédée est brusque comme ça, quand les affaires va mal, mais il a bon cœur, biribi, bibi, bibi, bibi, ah ! mon ami chéri, carabi, oui ! »

Il élevait Saladin au-dessus de sa tête et le faisait redescendre vivement. C’est un joli jeu pour les enfants repus. Saladin, tout mièvre qu’il était, avait un creux solide. Il vociférait avec une abondance nouvelle, et les oreilles du triste Échalot tintaient.

Ce fut seulement au bout d’une bonne demi-heure qu’il se fâcha.

« Petit filou, dit-il en le déposant par terre, je vas m’asseoir dessus toi, parole d’honneur ! Ça m’énerve de t’entendre ! puisqu’on t’en fait le serment qu’on n’a rien dans les mains, rien dans les poches, tu vas taire ton bec ! une fois… deux fois !… »

Saladin n’en hurlait que mieux.

« Eh bien ! s’écria Échalot, renonçant à l’idée de l’étouffer, tant pis, si l’autorité me punit ! Je vas me rabaisser jusqu’à demander l’aumône ! »

Il sortit en proie à une indicible émotion, car il avait le cœur haut, et la pensée de tendre la main l’humiliait jusqu’à la détresse. Heureusement, il n’eut pas besoin d’en arriver là. Le déjeuner d’une voisine, confié à la probité publique, était sur le pas d’une porte. Échalot le chippa, pour employer ce terme caressant qui attife et relève l’idée du vol. Il fut tenté de crier comme au théâtre : « Seigneur, c’est pour mon enfant ! »

Mais l’orgueil du métier naissait en lui, et il se dit en regagnant sa tanière :

« Tout de même, on se fait la main ! Je vas narrer la chose à Amédée.

— Comme quoi, poursuivit-il en abreuvant maître Saladin, qui se tut aussitôt que la nourriture eut touché son bec, puisqu’on est réduit à la ficelle, tu sauras t’en servir avec adresse, pas vrai, trésor ? Avale-t-il ! mais avale-t-il ! Tu vas t’étrangler, farceur ! Ça fait du bien par où ça passe, dis donc, fiston ? »

Il était radieux, et toute sa passion maternelle brillait dans son regard.

« Quoique ça, murmura-t-il, attristé tout à coup, la voisine n’est pas riche ! Et je comptais élever mon Saladin dans les sentiers de l’honneur avec le poil à gratter. Mais bah ! on rendra le sou de lait de la voisine sur la première affaire. Et l’enfant ne saura pas par quelles manigances on lui aura fait sa fortune, dont il jouira plus tard. »

Il avait faim ; néanmoins, il versa religieusement dans la bouteille le reste du repas de Saladin, qui dormait déjà comme un loir.

Un bonheur ne vient jamais seul. La voix prétentieuse et fausse de Similor exécuta des roulades dans l’escalier. Un violent espoir serra le cœur d’Échalot, qui pensa :

« Ceux du quatrième lui ont peut-être reparlé pour la femme ! »

Similor entra d’un air vainqueur et jeta sur la table une poignée de gros sous.

« À la queue ? demanda Échalot ébloui.

— Si nous ne m’avions pas, dit Similor au lieu de répondre, la maison tomberait. »

Les narines de l’ex-pharmacien se dilatèrent avec une soupçonneuse volupté.

« On a bu de l’eau-de-vie, Amédée, prononça-t-il tout bas.

— Eh bien ! après ?

— Il a été juré qu’on ne prendrait rien soi seul, en cachette.

— La paix, Bibi ! Pour faire des affaires, faut s’entretenir avec la personne, pas vrai ?

— Oui, Amédée, dit la ménagère d’un ton radouci. Quelle personne ?

— Pour s’entretenir avec la personne, on entre dans un café, estaminet, billard…

— Quand on a de quoi, Amédée.

— Si c’est l’étranger qui offre la consommation ?

— Tu es rond, parole sacrée ! s’écria Échalot avec admiration et envie.

— Trois poissons à deux n’obtiendraient pas ce résultat sur un homme dans la force de mon âge, répliqua Similor majestueusement. Prends ton chapeau, nous saurons bientôt de quoi il retourne dans tous leurs mystères de fera-t-il jour demain ? et autres. Je paye deux saucisses et l’arrosage.

— Merci, mon Dieu ! murmura Échalot. Les jours heureux vont-ils enfin luire pour nous ! »

Similor approuva cette exclamation, qui lui rappelait plus d’un cinquième acte. La conscience qu’il avait de ses moyens le mettait en belle humeur.

« Il y a un Être suprême pour le vulgaire, dit-il, ça ne fait pas de doute, mais celui qui a de l’atout sait se mettre au-dessus par son audace. L’honnêteté, c’est des bêtises ; on s’y laisse pourrir toute sa vie dans le besoin. Si on n’avait pas eu la faiblesse de tenir à l’honneur dans le principe, je n’aurais pas manqué les diverses occasions et je pourrais chasser au loin l’indigence qui nous oppose de faire des affaires ; car, si tu es pauvre, on aura l’injustice de te mépriser, dans l’ordre social ; au contraire, que si tu t’es procuré l’aisance par des infidélités, le quartier t’ôtera son chapeau. Est-ce vrai ?

— C’est vrai ! » fit Échalot qui pêchait sous le lit des petites loques impossibles à décrire et qui les mettait en tas.

Similor avait sa pose d’orateur. Il ne ressemblait pas à l’archange déchu, haranguant le lieutenant de son infernale cohorte, mais le naïf orgueil des révoltés éclairait son front bas et faisait cligner ses yeux malades. Il y avait sur sa pauvre figure hétéroclite de l’esprit, un peu de ce leste esprit parisien, gaieté vive et native que le flux montant des stupidités enseignées ne peut pas entièrement noyer. Similor n’était pas du peuple : le peuple travaille ; il appartenait à ces vagues catégories dont le dangereux et burlesque ensemble se désigne sous le nom de « la bohème » : une maladie de peau qui démange la grande ville et que des poètes charmants ont chantée. Je vous préviens qu’un dénombrement de la bohème, établi avec soin, épouvanterait Paris. Qu’elle soit vernie ou crottée, politique, financière, littéraire, artistique, philosophique, religieuse, — car il y a la bohème religieuse, et son représentant fait parler de lui dans le monde, — qu’elle se glisse dans les salons, qu’elle scandalise les parlottes ou qu’elle patauge tout uniment dans le ruisseau, la bohème est la bohème : une lèpre. Du haut en bas de sa désorganisation, le propre de la bohème est de se croire futée et d’être niaise à l’excès. Elle nie tout, sauf cette vérité primordiale que les vessies sont des lanternes.

Elle ne croit à rien, sinon à l’absurde, qui est son palladium et son saint-sacrement. Les lettrés de la bande appellent cette idole : le paradoxe. Les autres n’y vont pas par quatre chemins et font de cette prose sans le savoir.

Tous ont un langage à part, un argot, composé de lambeaux littéraires ajustés selon, le système des tailleurs d’Arlequin. C’est ce langage même qui les trahit et qui dénonce l’origine littéraire de leur indisposition. Vous ne trouverez pas un seul bohème qui n’ait été empoisonné par des phrases.

Il y en a qui récitent Voltaire, d’autres qui travestissent Bossuet. Dévalant ainsi l’échelle des intelligences, ces malheureux superposent leurs innombrables couches dont les dernières radotent l’opposition des almanachs, l’esprit des vaudevilles et le sentiment des mélodrames.

De telle sorte qu’en creusant ce baroque sujet, on arrive à cette conviction inattendue que M. Prud’homme est un bohème et que tous les bohèmes sont des Prudhommes.

« Conséquemment, reprit Similor, compulsant l’opulent répertoire de ses souvenirs, la société française est composée d’imbéciles et de finassiers qui sait tirer son épingle du jeu avec adresse. Les premiers sont la dupe des autres, comme de juste, toujours gémissant sous l’oppression de l’hypocrite, qui a fait son beurre et qui dit : C’est à moi, je ne veux plus qu’on y touche ! Ça, c’est la loi, ouvrage de celui qu’a bourré ses poches Je premier. Alors, veux-tu rester dans l’opprobe de la gêne de ne jamais avoir de quoi te repasser aucun plaisir ?

— Non, non, répliqua Échalot qui faisait un paquet de ses loques. On a déjà convenu qu’on dédaignerait les vains préjugés de l’honneur !

— Allume, alors ! s’écria Similor, on profitera au moins de ses crimes. Qu’est-ce que tu veux faire de ces mouchoirs-là ?

— C’est ma lessive, Amédée ! Je vas laver les affaires de Saladin dans le canal. »,

Hélas ! hélas ! l’histoire de ce tendre Échalot pourrait aussi s’intituler : la Chute d’un Ange.

Il prit son paquet, il prit Saladin et la bouteille. L’idée de manger une saucisse entourait son front de rayons. Similor, nature plus mondaine, avait un peu honte du paquet et beaucoup de l’enfant. Dans sa pensée, cette créature nuisait à ses succès auprès des dames.

Certes, la misère n’a rien de comique, surtout quand elle pousse une bonne âme vers l’abîme. Nous éprouvons une sorte de pudeur à peindre cet mâle famille circulant dans Paris : Échalot, chargé de son triple fardeau, empruntant quelque chose de doux et de modeste à ses fonctions de femme ; Similor, toujours beau, toujours fier, marchant le jarret tendu, la pointe en dehors, cambrant son paletot jaune, portant son chapeau gris sur l’oreille, lançant des œillades assassines vers les devantures des magasins, et s’éloignant volontiers de son compagnon, pour faire croire qu’il était célibataire.

Ils prirent place dans une gargote austère, devant une table de sapin, noire comme de l’encre, où reposaient une salière et un moutardier. Saladin, le paquet et la bouteille furent suspendus à la muraille à l’aide d’un clou, faisant office de patère. Une vieille femme qui devait expier là de bien impardonnables forfaits, vint les servir avec défiance.

« La chose de notre avenir assuré dans la carrière du crime, dit Similor d’un ton d’affaires, te sera communiquée avec la manière de se servir de fera-t-il jour demain ? et autres. C’est Piquepuce qui a régalé ce matin.

— Monsieur Piquepuce ! s’écria Échalot émerveillé.

— Parle avec prudence. Ces machines-là n’a pas coutume de s’égosiller à haute et intelligible voix, et d’ailleurs, tous les hommes sont égaux. J’ai vu Piquepuce dans le besoin comme nous y sommes.

— Pour ça, oui, confessa l’ancien pharmacien. Elle est fameuse, la saucisse !

— Passable ; un temps qui sera, on fera d’autres extras plus coûteux, mais pour en revenir au mystère, que nous allons y coopérer, il n’est que pour mercredi.

— Qu’est-ce que c’est ? » demanda Échalot.

Ainsi se représente-t-on la jeune Psyché interrogeant étourdiment l’Amour.

Similor mit un doigt sur sa bouche.

« C’est donc encore deux grands jours à vivre de nos propres ressources, reprit-il. Je ne veux plus manquer de rien, toi non plus. C’est à nous de faire appel à notre astuce pour résoudre le problème. »

Il emplit le verre d’Échalot qui caressait du regard le demi-setier surmonté d’une mousse violâtre.

« Avec vingt-cinq francs, poursuivit Similor, penses-tu qu’on pourrait aller jusqu’à mercredi ? »

Échalot passa le revers de sa main sur ses lèvres. Quarante-huit heures d’opulence !

« Eh bien ! acheva Similor, j’ai trouvé un truc : il faut sauver le noyé ; ça donnera vingt-cinq francs de prime. Pas plus malaisé que ça ! »

Échalot le regarda d’un air hébété.

« Tu as un noyé ? demanda-t-il.

— Oui, Bibi ; c’est toi le noyé, comme de juste, et c’est moi le sauveur : est-ce un truc, celui-là ! »

Au point de vue moral, Échalot n’en avait que plus de mérite à laver de temps en temps au canal la demi-douzaine de mouchoirs terribles qui formaient la layette de Saladin. L’eau lui faisait dégoût à ce point qu’il négligeait, par crainte de l’eau, son talent de pêcheur à la ligne. L’idée de Similor était bien simple : il voulait jeter Échalot dans l’écluse et puis le repêcher.

Seulement, Échalot ne voulait pas.

« Tu ne sais pas nager, dis donc, l’ancien ! protesta ce dernier qui frissonna de tous ses membres et repoussa son assiette. Je trouve que c’est des vilains jeux.

— Vas-tu caponner ? demanda Similor déjà menaçant.

— Je fais toujours tout ce que tu veux, mais l’eau, ça n’entre pas dans mes idées.

— Et tu dis que cette créature-là t’est chère ! s’écria Similor en levant ses deux bras vers Saladin endormi qui pendait à son clou. Mange, propre à rien ! À quoi ça sert-il d’opérer des inventions nouvelles ! Mange ! mange ! mange ! »

Mais Échalot n’avait plus faim. On lui avait gâté son déjeuner.

« Amédée, dit-il avec tristesse, tu m’offenses dans mes sentiments les plus sacrés !

Il n’y a pas d’Amédée ! tu arrêtes une entreprise !

— J’aimerais mieux n’importe quoi que l’écluse,

— As-tu un autre moyen de gagner vingt-cinq francs sans travailler ?

— On peut chercher…

— Il y a trente-cinq ans que tu cherches. Tu n’es pas digne de faire partie de mon association ! »

Ce disant, Similor, qui avait expédié sa saucisse, attira vers lui l’assiette de l’ex-pharmacien et se remit à la besogne.

« Écoute, dit Echalot, sans se plaindre de cette spoliation, qui lui déchirait secrètement le cœur, c’est profond, l’écluse.

— Oui, riposta Similor, mais c’est pas large.

— Eh bien ! jette-toi dedans, je te donne ma parole sacrée que je te r’aurai ! »

Similor le foudroya du regard.

« Avec ça, répliqua-t-il en achevant le demi-setier, qu’un bain après le repas, c’est la mort subite de ton ami ! »

Échalot eut la délicatesse de ne pas rétorquer l’argument. Jamais il n’abusait de ses avantages, et c’est ce qui rendait son commerce si agréable. On se remit à chercher des trucs. C’est pour cette race subtile et qui, sincèrement, se regarde comme la plus ingénieuse de l’univers une occupation pleine de charme. Cela vaut presque le rêve des poètes. Et bien véritablement ce sont des poètes, vivant d’illusions au milieu des plus repoussantes réalités.

Une chasse au truc, en collaboration, n’a pas moins de séductions qu’une battue au mélodrame. Toutes deux, du reste, sont en quelque sorte spéciales à la forêt de Paris : non point qu’il n’y ait ailleurs des adeptes de l’industrie transcendantale et des dévots de la Ficelle, cette dixième muse, mais Paris est le centre des arts et le restant de l’univers n’a que ses rebuts.

On va, on vient, on flaire, on furète, on bat les taillis enchantés de la fantaisie. Il y a des idées en suspension dans cette atmosphère féconde : idées de drames pour Étienne et Maurice, idées de trucs pour Échalot et Similor. C’est un sol californien où chaque pas peut fouler une fortune. On calcule, on bavarde, on extravague : c’est dans l’extravagance que se trouve parfois le gros lot.

Puis les souvenirs arrivent, les imaginations abandonnées refleurissent, on se grise sans boire ou en buvant, selon l’état de la bourse, l’esprit bout, le caprice chante, on tue la femme…

Et certes, c’est le cas d’éditer ici ce poëme gracieux, cette idylle attendrissante et toute parisienne : la naissance de Saladin, enfant de théâtre et de carton, appelé peut-être dans l’avenir à dompter des lions, à dévorer des sabres ou à jouer les utilités avec quelque éclat sur la scène de l’Ambigu-Comique.

Le chapeau gris de Similor était plus jeune de trois ans. Échalot balayait une pharmacie borgne de la rue de Vaugirard. Similor, aimable et fait pour plaire, donnait encore des leçons de danse à la barrière du Montparnasse.

Ida Corbeau, dite Joue-d’Argent, invalide de la conquête d’Alger, vendait des citrons, des sucres d’orge et de la limonade en face du Dôme. Elle était vénérée dans le quartier et connue pour avoir de nombreuses intrigues avec les débris de nos gloires.

Ida Corbeau, ancienne vivandière de haute taille, était osseuse, déjetée, coiffée de cheveux grisâtres et mâlement moustachue. L’origine de la joue postiche qu’elle portait du côté droit et qui donnait quelque chose d’imprévu à son aspect restait un mystère.

Jusqu’alors, Échalot et Similor, se suffisant l’un à l’autre, n’avaient pas aimé. Ils virent Ida, un soir qu’elle prenait abondamment le rogome à la barrière, entourée d’une cour nombreuse et choisie. Ce feu dont parle la Lesbienne Sapho, en ses vers immortels, circula aussitôt dans leurs veines. L’air leur parut plus tiède, la brise plus parfumée ; ils comprirent le printemps, le chant des oiseaux, le sourire des fleurs.

Ida entonna un couplet patriotique. Elle dansa avec un cavalier qui avait deux jambes de bois ; le destin de nos deux amis fut fixé ; mais Échalot devait jouer ici comme toujours le beau rôle de l’ami qui se sacrifie. Similor, peu délicat, n’était pas jaloux des autres ; Échalot seul lui faisait ombrage. Qui sondera les bizarreries du cœur humain !

Échalot se drapa dans son abnégation. C’est à cette époque qu’il apprit l’art de fabriquer le poil à gratter.

Au bout de quelques mois, passés dans ce jardin d’Armide, à la porte duquel restait le mélancolique Échalot, Similor éprouva une grande joie et un grand orgueil.

Elle était mère !

À dater de ce jour, Ida Corbeau ne sortit plus de la boisson. Similor permit alors à Échalot de lui payer quelques douceurs. On passait de longues journées à imbiber Ida qui songeait sérieusement à se ranger plus tard.

Ce fut Échalot qui trouva ce nom de Saladin, non pas par un sentiment turc, mais parce que Joue-d’argent aimait tendrement la salade. Échalot eût brillé par sa gaieté douce dans bien des sociétés chantantes.

Un soir, Ida voulut faire un extra, mais c’était impossible. Une goutte fait déborder le vase plein. Elle rendit l’âme au moment où Saladin entrait dans ce monde. Le petit coquin naquit ivre. Échalot jura de faire son éducation. Similor, inconsolable, désira sauver au moins la joue qu’il avait tant aimée ; ce fut un chagrin de plus ; la défunte l’avait trompée : la joue était en étain.

Ainsi finit cette femme intempérante. Elle est maintenant oubliée. Seul, Échalot va de temps en temps porter quelques fleurs des champs sur sa tombe modeste…

Vers midi, Mme Eustache, la maîtresse du cabaret, voyant qu’on ne consommait plus, mit nos deux amis à la porte. Échalot et Similor étaient de ceux qui peuvent battre douze heures durant, sans fatigue ni rancune, le pavé de la métropole. Ils aimaient prendre le frais sous les ponts ou, selon la température, se réchauffer en faisant espalier le long des murs qui emprisonnent la Seine. La recherche incessante du truc animait leur entretien, et j’étonnerais les personnes qui s’occupent d’esthétique si les bornes de cette étude me permettaient de rapporter in extenso leur devis. Similor était plus éclatant, plus audacieux, plus romantique, Échalot avait plus de sens pratique, plus d’aménité, plus de charme, mais en somme, ils étaient Arcadiens tous deux et Virgile aux écoutes eût traduit leurs dialogues en concerts.

Encore, les bergers de Virgile se privaient habituellement de ce suave élément qui parfume et sanctifie l’églogue moderne : l’enfant, le fruit d’amour, la vivante promesse d’avenir. Échalot avait Saladin sous son bras ; il l’oubliait rarement au coin des bornes, et quand il lui arrivait de l’étouffer en gesticulant, un seul cri de la tendre créature suffisait à réveiller son attention maternelle. Alors, il le prenait par les pieds et le faisait volter avec une caressante adresse ; après deux ou trois tours, il replaçait sa tête en haut, ce dont Saladin le payait par une grimace bizarre qui était son sourire. Échalot le contemplait ; il trouvait dans ces traits ébauchés à la cuillère de chères et vagues ressemblances avec les profils mâles d’Ida Corbeau, la Vénus invalide.

Pourquoi les champs, toujours les champs ? Pensez-vous que le paysage parisien soit sans attrait ni poésie ? Le farniente est doux aussi sur le trottoir ; la brise s’imprègne aux devantures des rôtisseurs comme dans les parterres de roses ; on cueille en passant des sourires qui valent bien les fleurs et il faudrait des milliers d’oiseaux savants pour remplacer les trémolos de Guillaume Tell, exécutés par les orgues de Barbarie.

Au fond des campagnes solitaires, trouverez-vous ces bardes enrhumés qui détonnent la chanson populaire, ces filles hardiment tannées, qui sautent sur la corde, ces hommes puissants qui lancent des pavés en l’air à la force de la mâchoire, et ce bâtonniste surtout, ce bien-aimé bâtonniste, rattrapant une pile de gros sous dans la poche béante de son gilet ?

Échalot et Similor étaient des enfants de Paris, ils sentaient profondément ces beautés de leur illustre berceau, suivant la différence de leurs natures : Similor préférait le bâtonniste, Échalot était attiré par la vielle organisée ; Similor aimait les bruyants carrefours, Échalot se plaisait à voir les pêcheurs à la ligne. Que de spectacles divers ! Autant de goûts, autant de satisfactions ! Car il y a encore les bêtes du jardin des Plantes, Guignol, les joueurs de boules, les écluses, la Morgue et le canon du Palais-Royal !

Jusqu’au soir, ils se promenèrent lentement en zigzag, traînant leurs semelles dans la poudre et souhaitant tout ce qu’ils voyaient comme des enfants. Ils trouvèrent une quantité considérable de trucs ingénieux, mais qui ne pouvaient pas servir. Tuer la femme eût été si simple ! Ils eurent des imaginations gaies ; Similor, qui avait de l’agrément dans l’esprit, proposa de mettre Saladin au mont-de-piété : histoire de rire ; Echalot n’eût pas souffert qu’on agitât la question sérieusement.

Vers huit heures, ils avaient fait huit lieues et aucun truc utile n’était sorti de leur collaboration. L’appétit grandissait : l’odeur des gargotes devenait de plus en plus attrayante ; ils se mirent à causer gourmandises et à bâtir le menu du repas de corps qu’ils devaient s’offrir le surlendemain, après « l’affaire. » Rien ne creuse l’estomac comme ce dangereux passe-temps : chaque plat évoqué surgit avec son fumet particulier ; sur cette pente, l’homme le plus sobre peut arriver à la fringale. La pensée d’un bœuf à la mode, présenté imprudemment par Similor, mit des larmes dans les yeux d’Échalot.

Il répondit fricandeau sans dissimuler son émotion. Il y a des mots qui vont à l’âme. Similor, tout voltairien qu’il était, ne put retenir un sanglot.

Ils étaient auprès de la rotonde du Temple ; la vue de tant de richesses, pendues entre les piliers : vieilles bottes, habits râpés, blouses bleues balancées par la brise, mouchoirs à carreaux, pelles à feu, balais, marmites et shakos d’uniforme pouvaient les porter à quelque extrémité, lorsque leurs yeux tombèrent simultanément sur une affiche collée à hauteur d’homme.

Qui eut l’idée du truc ? Échalot ou Similor ? Tous deux ensemble et d’une seule voix ils s’écrièrent :

« Voilà un boni de trois francs cinquante ! »

Ils avaient découvert la vaccine.

L’affiche portait en substance :

« Mairie du sixième arrondissement. Vaccinations gratuites de dix heures à midi, hôpital Saint-Louis. La prime est fixée à trois francs cinquante centimes, pour les parents munis d’un certificat d’indigence. »

Saladin n’était pas vacciné.

Un instant, Échalot et Similor restèrent sans paroles. La découverte du truc produit la joie qui étouffe. Il y avait pourtant un obstacle : c’était le certificat d’indigence.

« Parbleu ! décida Similor qui ne cherchait jamais longtemps, tu iras le demander tout seul.

— C’est toi le père naturel ! » objecta Echalot.

On conçoit l’horreur instinctive de nos deux amis pour les lieux où se délivrent les certificats.

Échalot, cependant, avait son idée. Il s’approcha de l’affiche et la décolla d’un seul temps sans la déchirer. C’est un art ; il y a de nombreuses familles qui en vivent. Aux interrogations de Similor il répondit :

« Amédée, on poussera ces trois francs cinquante jusqu’au double et triple par mon adresse ; en plus, on en épargnera la douleur à ton enfant de subir les tortures de la lancette ! »

Il y a quelque chose de supérieur à l’argent, c’est le crédit. Et que faut-il pour établir le crédit ? Un titre. L’affiche était un titre : elle constatait que Saladin valait trois francs cinquante, parce qu’il n’était pas vacciné. Une fois vacciné, Saladin ne valait plus rien. Munis de l’affiche et de Saladin, Échalot et Similor commencèrent une triomphante tournée. Partout on leur ouvrit un crédit de dix sous sur leur gage vivant. Pendant vingt-quatre heures, roulant de cabaret en cabaret, ils connurent l’abondance, — et Saladin fut sauvé de la vaccine !

Avions-nous tort de comparer Échalot à Jenner ?

Le lendemain soir, las de volupté et bourrés comme des canons, ils se reposèrent sur un banc du boulevard du Temple. Saladin avait eu sa part de l’orgie, il était un peu incommodé ; on le mit au frais, sous le banc, et l’on causa. On avait, Dieu merci, causé abondamment, depuis la première bouteille vidée, et toujours sur le même sujet : L’avenir doré que la chose des mystères et M. Piquepuce promettaient. C’était un thème inépuisable, grâce aux combinaisons diverses que présentait à leur esprit le répertoire du boulevard du crime. Cent mélodrames les entouraient ; ils n’avaient qu’à choisir.

Du banc où ils s’asseyaient, ils pouvaient voir La Galiote et l’entrée du couloir étroit qui conduisait à l’estaminet de l’Épi-Sciè. C’était la terre promise ; mieux que cela : le paradis ! À Paris, le fait seul de fréquenter certains cafés communique la gloire contagieuse. Le café Anglais, Tortoni, Riche, sont des lieux illustres qui posent un jeune homme.

À l’Épi-Scié, c’était la Haute, il y avait des mois, peut-être des années, qu’Échalot et Similor nourrissaient l’ambition de franchir ce respectable seuil. Ils n’osaient pas.

La bonne chère enhardit le cœur que le succès relève.

« Quoique ça que le rendez-vous est fixé à demain, dit Échalot, d’ordinaire si timide, on ne nous avalerait pas là dedans, ce soir, pas vrai, Amédée ? »

Le désir de Similor n’était pas moindre, mais il avait conscience de l’énorme supériorité de M. Piquepuce.

« Il est avec tous fashionnables, répondit-il, faiseurs d’embarras comme M. Cocotte et peut-être même encore plus huppés. Faudrait le prétexte d’avoir là une connaissance à voir ou comme qui dirait l’occasion de leur apprendre en entrant : Voilà ce qui vient de paraître !

En ce moment, un homme en costume quasi-militaire se dirigea de La Galiote vers l’estaminet de l’Épi-Scié et passa sous la lanterne fumeuse qui jeta un vague rayon à son visage.

Les grandes résolutions sont rapides comme l’éclair. Les parents de Saladin se levèrent en même temps tous les deux.

« Tu l’as remis, celui-là ? demanda solennellement Similor.

— C’est M. Patu, le capitaine de l’Aigle de Meaux, no 2, répondit Échalot, sur le canal.

— Comme quoi, dit Similor, j’ai eu des raisons suffisantes avec ce conducteur qui m’a insolenté dans sa gabare. L’honneur commande une tripotée, qu’est le prétexte cherché. Allume ! »

Échalot aussi appréciait les exigences de l’honneur. Concentrant en lui-même ses émotions, il suivit son ami qui descendait vers la ruelle d’un air crâne. Saladin resta sous le banc.

Que dire de plus ? nous connaissons l’âme d’Échalot. Au lieu de nous livrer à une analyse longue et pénible du trouble qui le dominait, nous constatons ce seul fait : il oublia Saladin !

Avant d’entrer, Similor s’épousseta du haut en bas et tapa son chapeau gris sur l’oreille, mais son aplomb était entamé déjà. Il y a des seuils qui font battre le cœur. Il poussa la porte, cependant ; Échalot se glissa derrière lui, ôtant d’instinct son couvre-chef, comme un chrétien qui pénètre dans une église.

C’était une salle assez vaste, basse d’étage et puissamment enfumée où une quarantaine de consommateurs buvaient dans un nuage. Pour ceux qui parcourent ces lignes et qui ne sont pas familiarisés avec la chose du truc, aucune majestueuse impression ne se fût dégagée de cette buvette vulgaire qui n’était pas même tout à fait un bouge, mais un sentiment que nous qualifierons religieux serrait la poitrine de nos deux amis. Ces brûleurs de pipes et ces joueurs de dominos, ressemblant à des petits bourgeois, étaient peut-être, étaient certainement des gaillards qui en mangeaient !

Échalot resta tout uniment écrasé sous la pensée de son néant, vis-à-vis de ces talents notoires et arrivés. Similor, moins sensible et plus fanfaron, réagit contre son embarras et marcha droit au comptoir où une grosse femme, violette en couleurs, accueillait justement le capitaine Patu avec un tendre sourire.

« Conducteur ! » appela Similor d’une voix retentissante.

Le marin d’eau douce se retourna en tressaillant au milieu de son compliment d’arrivée.

« Sois calme, Amédée ! glissa Échalot.

— Comme quoi, reprit Similor avec éclat, vous devez reconnaître un jeune homme qu’a eu à se plaindre de vous dans l’exercice de vos fonctions de batelier de deux sous, et qu’a promis de vous casser une aile ou deux, sans se fâcher, à pied comme à cheval, contrepointe, canne, baïonnette ou simplement chausson français, rien dans les mains, rien dans les poches ! »

Un éclat de rire bruyant et rauque accueillit la conclusion de ce discours, qui enleva évidemment l’approbation générale.

Échalot regarda Similor d’en bas et le trouva grandi de trente coudées.

Par tous pays, le mari de la reine est entouré de jaloux. Le capitaine Patu n’échappait pas à ces inconvénients du bonheur. Quand la dame et maîtresse de l’Épi-Scié parla de faire jeter Similor à la porte, il y eut un murmure.

« Les mendiants ne sont pas reçus dans une maison honnête ! voulut insister aigrement la souveraine, qui répondait au gai nom de madame Lampion.

— Et si on vous cousait le bec avec un mot d’amitié, ma grosse nounoute ? demanda Similor qui reprenait plante. Si on vous disait à l’oreille : Fera-t-il jour… ? »

Il n’acheva pas. Son nez, sa bouche et son menton disparurent dans son chapeau gris, brusquement enfoncé d’un coup de poing appliqué de main de maître.

Tonnerre de gaieté dans la salle. Échalot eut le réveil du lion. Il retroussa les manches de sa veste, trempa ses deux mains dans la poussière et prit, à la grande joie de la galerie, la garde du boxeur français, mais, au lieu de frapper, il se tira gauchement une mèche de cheveux et balbutia :

« Bonsoir, monsieur Piquepuce ; salut, monsieur Cocotte ; votre serviteur, papa Rabot. »

M. Piquepuce alla au comptoir, et dit à l’oreille de la reine Lampion :

« C’est les agneaux de Toulonnais-L’Amitié. Pas de bêtise ! »

Et comme elle ouvrait la bouche pour répliquer, Piquepuce ajouta :

« Ils ne dureront que jusqu’à demain soir. »

Quelques minutes après, Similor et son fidèle Échalot étaient attablés dans le troisième ciel, c’est-à-dire au milieu de quinze ou vingt artistes, qui tous en mangeaient.

Ce fut une nuit enchantée ; on fit la poule ; on ne parla pas affaires. Nos deux amis se sentaient transformés par le frottement de cette auguste compagnie. Leur rêve était désormais une réalité.

Il est des enivrements si naturels qu’on n’a pas la force de les stigmatiser d’une parole sévère. D’ailleurs, combien de fois déjà Saladin n’avait-il pas été oublié soit sous un meuble, soit à un clou, sans danger pour sa santé ? C’est l’avantage des enfants de mélodrame. Le punch était roide, le vin chaud épicé à la papa, on faisait des calembours mémorables entre les blocs fumants, et on racontait des trucs qui eussent réveillé les morts !

Vers quatre heures du matin, un mouvement se fit. Un personnage qui semblait de première importance entra mystérieusement par la porte qui donnait sur le chemin des Amoureux. Ce personnage, coiffé d’une chevelure noire, portant de gros favoris de la même couleur et muni de lunettes bleues, éveilla chez nos deux amis une vague réminiscence. Ils ne firent, du reste, que l’entrevoir, et ils avaient l’œil un peu troublé par le trop de bonnes choses qu’ils avaient goûtées.

M. Lecoq n’avait ni favoris noirs, ni lunettes bleues.

Piquepuce leur dit, au moment où ils cherchaient à rassembler leurs souvenirs :

« À la niche, mes biches ! le rendez-vous tient à onze heures du matin, ici ; vous verrez le maître à tous, M. Mathieu…

— Trois-Pattes est le maître à tous ! s’écria Échalot, stupéfait. »

Et Similor, moins facile à étonner :

« Je m’en avais toujours douté que l’éclopé participait aux manigances ! »

Il faisait encore nuit noire quand ils reprirent l’allée qui menait aux boulevards. Similor allait en avant, la poitrine élargie et le cœur agrandi.

« Comme quoi, dit-il, exhalant la pure joie de son triomphe, tu vois reluire à l’horizon prochain tout l’éclat de notre avenir ! »

Échalot, dont le cœur était plein, sans parler de son estomac, se précipita sur lui et le serra dans ses bras en murmurant :

« Le petit aura donc un sort ! »

Mais cette phrase se termina par un cri douloureux. Il s’arracha des bras de Similor pour tâter ses deux aisselles et son dos ; places ordinaires de Saladin. Saladin n’y était pas ; par un instinct touchant et comique il fouilla dans ses poches : point de Saladin.

La mémoire lui revenait. Il poussa un bêlement plaintif et s’élança comme un trait vers La Galiote.

« Parbleu ! disait ce stoïque Similor, pas de danger qu’on le vole ! »

Nous avons dû exprimer déjà ce regret. Similor, orné de tant de qualités, n’était pas un bon père. Il pressa le pas, parce qu’une clameur sourde arriva jusqu’à lui. Un homme fuyait, traversant la chaussée, et bientôt une voiture, arrêtée de l’autre côté du boulevard, s’éloigna au galop.

« On a tué la femme ! râlait cependant Échalot agenouillé près du banc. On a tué deux femmes ! »

Il y avait, en effet, deux femmes couchées en tas au pied du banc dans une mare sanglante. Le réverbère voisin éclairait la tête de la comtesse Corona, appuyée contre le tas de poussière où dormait Saladin, et le visage d’albâtre d’Edmée Leber, encadré dans les masses mêlées de ses grands cheveux blonds.