Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 13

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Hachette (tome IIp. 399-415).
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Troisième partie


XIII

La caisse Bancelle.


André Maynotte était debout, tenant à la main le couteau qu’il avait arraché aux doigts crispés de Lecoq. Celui-ci, doué de la vigueur et de l’agilité que nous connaissons, et de plus, armé du long stylet corse, avait dû être terrassé par une puissance physique bien terrible, car il gisait sur le parquet comme une masse inerte. Sa face congestionnée, marbrée de noir et de livide, était effrayante à voir. Ce n’était plus ce faiseur fanfaron, moqueur, effronté, rondement cynique, et ne manquant même point d’une certaine gaieté brutale. Le masque avait glissé sur le visage de l’Ajax des Habits Noirs. Le masque tombé laissait voir l’épilepsie enragée d’un scélérat vaincu.

Son poignet droit portait les traces sanglantes du brassard ; sa chemise déchirée montrait à son cou les deux énormes meurtrissures qui l’avaient jeté bas après une lutte de quelques secondes. Il ne bougeait plus ; ses mains convulsives semblaient adhérer au parquet où ses ongles s’enfonçaient ; le souffle sortait pénible et sifflant de sa poitrine. Ses yeux demi-fermés disparaissaient dans l’ombre de ses sourcils violemment rapprochés, laissant sourdre par intervalles une lueur rougeâtre.

Le pied d’André le tenait cloué au sol.

La série des événements que nous venons de raconter s’était déroulée avec une rapidité si grande, qu’au moment où nous montrons l’intérieur du bureau de M. Champion, éclairé par les lumières venant du salon de ce même pêcheur remarquable, les vibrations de la pendule qui avait sonné deux heures étaient encore dans l’air.

André jeta un regard vers la porte ouverte, au delà de laquelle des têtes curieuses se penchaient avidement ; il ramena ses yeux sur Lecoq, immobile comme un mort ; André se méfiait et veillait.

« Ayez un flambeau, » dit-il.

M. Roland prit lui-même une lampe des mains de l’agent le plus proche.

« Que cette porte soit fermée ! ajouta André. Vos agents doivent éteindre leurs lumières et attendre en silence : d’autres malfaiteurs viendront se prendre au piège. »

Un imperceptible mouvement agita les lèvres de Lecoq. Était-ce une lueur d’espoir qui rentrait en lui ?

L’ancien commissaire de police obéit comme avait fait le conseiller. On eût dit qu’André Maynotte était ici pour donner des ordres.

Il se tenait droit, et, sans le savoir, il gardait en effet l’attitude du commandement : ses yeux brillaient d’un éclat tranquille ; sa joue était pâle ; ses narines de lion se gonflaient au souffle d’un mystérieux orgueil.

Ce n’était pas André Maynotte d’autrefois. Dix-sept années de souffrance avaient ennobli la populaire et mâle beauté de ce front. Il y avait là un complet épanouissement de virile puissance, et il y avait aussi la douce empreinte du sacrifice.

C’était encore moins, comme on peut le penser, le masque pétrifié de Trois-Pattes ; encore moins, s’il est possible, la paisible et matérielle expression du marchand d’habits normand, M. Bruneau.

C’était tout cela, pourtant, mais tout cela relevé, éclairé, si l’on peut ainsi dire, et dépouillé du déguisement moral que cette implacable volonté avait subi pendant si longtemps.

Il y avait autant de différence entre ce visage jeune, hautain, rayonnant, sous son étrange couronne de cheveux blancs, et l’humble physionomie du marchand d’habits, qu’entre ce corps droit, sculpté richement comme un chef-d’œuvre antique, et la misérable carcasse du reptile humain, le commissionnaire paralytique de la cour des Messageries.

Il avait fallu, on le voyait bien maintenant, une incomparable force d’âme pour soutenir pendant des années la torture de ce double mensonge.

Il semblait, en effet, plus fort qu’un homme, et son calme égalait sa force. Aussitôt que la porte fut close, il dit :

« Je n’ai pas le désir de me venger, mais la volonté de punir : volonté froide, éprouvée, inébranlable. Dieu seul, désormais, pourrait mettre un obstacle entre ma main et le coupable.

« Quelles que soient les apparences, je suis juge. Ici est mon tribunal. Mon arrêt sera prononcé sans passion ni hâte. J’ai le temps. Nul ne viendra du dehors ; l’état-major des Habits Noirs a des intelligences partout et doit être averti déjà. Peu importe : le secret dévoilé, l’association mourra. Nul ne viendra de l’intérieur ; cette maison est en fête, écoutez ! »

L’harmonie lointaine et joyeuse arrivait en effet comme un écho plein de moqueries.

André Maynotte ajouta :

« Cet homme ne se défendra plus. Il a joué son va-tout. Il a perdu. Il est mort. »

L’immobilité complète de Lecoq sembla ratifier cette sentence.

Les deux témoins, le magistrat et le fonctionnaire, étaient, dans toute la force du terme, subjugués par l’intérêt dé cette scène étrange. Le chef de division, homme timide et de milieu, cherchait une règle de conduite dans la contenance de M. Roland ; celui-ci, plus robuste d’intelligence et plus compromis aussi dans le passé, par l’énergie même de sa nature, subissait une sorte de fascination.

Il y avait dans ce que venait de dire André Maynotte des paroles contre lesquelles tous deux éprouvaient le besoin de protester. Nul n’a le droit, assurément, de se constituer juge, surtout en sa propre cause, et il n’y a pas dans nos mœurs, surtout pour deux hommes tels que M. Roland et M. Schwartz, d’autre tribunal que celui qui délibère en robe rouge ou noire sous le crucifix, en présence de tous ceux qui veulent entrer par les portes grandes ouvertes.

Et Dieu soit loué, puisqu’il en est ainsi. C’est la loi, le recours et la garantie.

Ici, rien de tout cela. Des portes closes et une grille fermée entre les deux seuls témoins qui formaient l’auditoire, et l’arbitre dont le pied foulait la gorge de l’accusé. Pourtant, l’auditoire garda le silence.

C’étaient deux honnêtes cœurs : une vaillante nature et un paisible caractère, esclaves tous deux des formes acceptées, ayant vécu trente ans l’un et l’autre du droit étayé par le fait, de ce qui doit être et de ce qui est. Il ne faut pas chercher Candide l’optimiste chez les magistrats ni chez des préposés à la sûreté publique ; les uns et les autres sont forcés de connaître plus ou moins le terrible envers de nos civilisations, mais il y a des choses qui les étonnent toujours, qui les étonnent d’autant plus, qu’ils sont mieux intéressés à estimer la valeur du rempart social.

Ils étaient frappés violemment par le drame présent et par les circonstances extérieures qui l’agrandissaient dans tous les sens à la taille d’un immense événement judiciaire, mais ils étaient touchés plus profondément encore par cet autre drame lointain dans lequel ils avaient eu des rôles, et qui venait se dénouer ici avec ses deux acteurs principaux, avec les accessoires aussi de sa principale scène : le mot accessoires étant pris dans sa signification théâtrale.

La caisse Bancelle et le brassard ciselé avaient cette voix muette des objets matériels qui parle plus haut que la voix des hommes elle-même.

Dans le silence, la parole d’André Maynotte s’éleva de nouveau.

« Le présent vous a-t-il fait deviner le passé ? » demanda-t-il en s’adressant aux deux témoins.

Et comme ils hésitaient tous deux, André ajouta :

« Dans la nuit du 14 juin 1825, cet homme s’introduisit chez moi, place des Acacias, à Caen, et me vola ce brassard, à l’aide duquel il a commis un crime. Cela vous semble-t-il prouvé ?

— Oui, répondirent les deux fonctionnaires à voix basse, cela nous semble prouvé.

— Pour ce crime, continua André Maynotte, la cour d’assises de Caen m’a condamné ; elle a aussi condamné ma femme. Sur ma femme et sur moi cette condamnation pèse toujours.

— Si les efforts de toute une vie… » s’écrièrent à la fois les deux témoins.

Un geste froid d’André Maynotte les interrompit.

« Il y a des blessures, dit-il, que nul effort ne peut guérir, et je n’ai pas confiance. »

Puis il reprit :

« Dans l’île de Corse, où je suis né, il est un repaire que, sans moi, les gens qui protègent votre société n’auraient jamais trouvé. Avant de mourir, je l’indiquerai du doigt, et j’aurai ainsi rendu à votre société le bien pour le mal, ce qui est un devoir de chrétien.

« L’histoire qui va se terminer ici n’a pas commencé à Caen : c’était dans mon pays, un soir, ce misérable, connu parmi ses pareils sous le nom de Toulonnais-l’Amitié, insulta une noble enfant que j’aimais sans espoir. Je la défendis. De là sa haine. Il n’eut pas alors, il n’a jamais eu la banale excuse de la passion, car cette femme que poursuivait son caprice, il l’a livrée à un autre.

« Cette femme était Giovanna-Maria Reni, des comtes Bozzo, Julie Maynotte, Mme la baronne Schwartz, votre victime, messieurs, car vous l’avez poussée dans un sentier qui n’a d’autre issue que la mort.

« Ne m’interrompez plus. Je sais que vous êtes gens de bien : c’est parce que je sais cela que vous êtes ici. Vous ferez ce qu’ordonnera votre conscience.

« Mais j’étais homme de bien ; j’avais une femme de bien. La femme est perdue ; l’homme a subi les tourments de l’enfer, parce qu’un tribunal, composé de gens de bien, a jugé en tout honneur et en tout bien, sur le verdict rendu par douze hommes de bien… Je n’ai pas confiance.

« Je ne veux, pour punir celui que je hais et pour sauvegarder ceux que j’aime, d’autre juge que moi.

« J’ai un fils à qui vous avez fait une bien cruelle jeunesse. Je n’ai plus de femme, quoique Julie Maynotte soit vivante. Je l’aime de toutes les forces de mon cœur ; elle n’a jamais aimé que moi. Entre nous deux, il y a un abîme.

« Elle était jeune. Parmi vos châtiments, il en est qui sont bien plus redoutables que la mort. Est-ce vous qui direz : « Cette voleuse a eu tort de ne pas se réfugier dans le suicide ? »

« On avait reconnu mon cadavre sur une grève ; elle se croyait veuve : est-ce vous qui jetterez la première pierre à cette bigame ?

« Elle est bigame ; elle est voleuse ! elle, Julie, le saint amour de ma jeunesse ! Elles étaient aveugles et sourdes, les idoles païennes. Sous l’œil de Dieu vivant, y a-t-il donc place encore pour l’horrible fatalité !

« Votre loi est sur elle deux fois, comme voleuse et comme bigame. Cet homme qui est là, sous mon pied, savait cela. Il feuillette vos codes aussi souvent que vous. Vos livres sont ses livres. C’est votre loi même qu’il serre comme un carcan autour du cou de ses victimes.

« Cet homme est libre, puissant ; à ne consulter que vos registres, cet homme ne vous doit rien. Sans moi, les quatre millions qui sont dans cette caisse lui appartiendraient ; il serait loin déjà, et une pleine fournée d’innocents, parmi lesquels sont vos fils à tous les deux, tromperait la légitime vengeance de la justice.

« Du moins pensez-vous qu’il a des complices ? oh ! certes, une armée de complices.

« Alors le partage doit diminuer sa part ?

« Point de partage ! Ici, dans le sang qui a coulé de son bras, voici, en quatre tomes, la dernière œuvre d’une étrange intelligence. Quatre millions encore : quatre millions de billets faux qui seraient devenus la proie des Habits Noirs, trahis cette fois, et trahis sans danger pour le traître : car cet homme n’avait qu’un seul complice : moi, un débris humain, un pauvre être qu’on tue en posant le pied dessus. Je ne devais pas voir le soleil de demain.

« Demain, loin du bruit éclatant autour de cette affaire, pendant que les innocents et les coupables se débattront sous votre main, celui-ci va marcher tête levée. Il est sûr de ceux-là mêmes qu’il a trahis. Nul ne prononcera son nom, parce qu’il est leur sauvegarde. Jusqu’à la porte du bagne et jusqu’à l’échafaud, ils espéreront en lui, d’autant qu’il a grandi de toute la hauteur de leur chute.

« Il est l’héritier d’une pensée hardie et qui peut-être eût réussi dans les mains de son auteur. Le voilà chez le roi. Il offre un instrument merveilleusement combiné pour couper la tête d’un parti. Son offre répond à un désir passionné ! Qui sait où va monter sa fortune !

« Folie, n’est-ce pas ? folie, en effet, parce que me voilà !

« Mon instruction criminelle est finie. Voici l’acte d’accusation :

« Cet homme a essayé de m’assassiner en Corse ; il a réussi à me tuer moralement au palais de justice de Caen ; il a tenté de m’achever à Paris, chez lui, rue Gaillon, où je fus sauvé par une chère créature, qui depuis est morte sous ses coups ; il m’a hissé au gibet de Londres ; hier enfin, il a mis sur moi son dernier crime, le meurtre de cette belle et infortunée comtesse Corona, si bien que je serais encore sous les verrous, si le long apprentissage de la bataille ne m’eût enseigné l’escrime qui pare ses coups… »

À ce moment, un bruit se fit entendre de l’autre côté de la porte principale, donnant sur le salon de M. Champion. Lecoq tressaillit sous le pied d’André et tendit l’oreille. C’était son premier signe de vie, depuis qu’il avait été terrassé. En même temps, la porte dérobée, communiquant avec l’hôtel, eut un imperceptible mouvement. Un rayon s’alluma dans l’œil de Lecoq.

Les autres ne prirent pas garde.

« C’est la trappe qui tombe sur quelque subalterne, dit André, faisant allusion au bruit venant du salon Champion ; cela ne nous importe point, et je continue. Le logis de Bruneau a été cerné après le meurtre de la comtesse. Il n’y avait qu’un mur entre le logis de Bruneau et la mansarde de Trois-Pattes. Ils savaient qui était Bruneau : cela les empêchait de s’inquiéter de Trois-Pattes. Le déguisement était si bon qu’ils avaient chargé Trois-Pattes de surveiller Bruneau !

« Il fallait cela. Il s’agissait de tromper un homme dont le regard perçait tous les masques. L’Habit Noir, le Père, le Mogol, car le chef a ces trois noms dans la bande, était un esprit prudent, subtil et doué d’une adresse diabolique. Il a égaré longtemps mes recherches, faisant pour moi comme il avait fait pour la justice, et s’abritant derrière le baron Schwartz que j’avais tant de motifs de haïr. Il était le maître, celui-ci n’est qu’un valet ; il était la pensée, celui-ci n’est que le bras. Aussi, voyez, dès que Dieu a atteint la pensée, le bras s’est paralysé !

« Je sais, je suis le seul à savoir le vrai nom de celui que vous appeliez le colonel Bozzo Corona. Si Paris entendait ce nom, Paris tout entier viendrait en pèlerinage à sa tombe. C’était un vieux tigre ; il avait choisi pour mourir la seule jungle qui soit en Europe. Le dernier des bandits légendaires avait quitté dès longtemps ces forêts calabraises, où le pillage et le meurtre n’ont qu’un indigent produit. Il chercha un jour, et il trouva la grande forêt, la vraie forêt, la forêt de Paris, où le monde entier passe, caravane incessamment chargée de richesses.

« Ici, à Paris, après des années de victoires, l’ancien héros de grand chemin s’est éteint sous vos yeux, dans son lit, et vos cartes de visite emplissent une corbeille chez le concierge de son hôtel.

« Vous l’aviez sacré philanthrope : nul d’entre vous n’avait reconnu le diable sous sa robe d’ermite. Autour de sa tombe, vous étiez rangés, écoutant des panégyriques.

« Dès son vivant, il avait assisté à son apothéose, et Paris tout entier avait chanté en chœur la légende de ses exploits. Je le vis une fois, en un théâtre subventionné par l’État, assis sur le devant d’une loge illustre, sourire en écoutant la musique d’un membre de l’institut, adaptée au poëme d’un académicien qui était l’épopée de ses anciennes fredaines. Paris célèbre volontiers les bandits ; aussi les bandits aiment Paris. Paris et le bandit s’applaudissaient, en vérité, l’un et l’autre dans cette élégante salle de l’Opéra-Comique, où celui qui vole et qui violente eut, de tout temps, auprès des charmantes femmes et des hommes intelligents le droit imprescriptible de bafouer la loi, représentée par les gendarmes.

« Ce bandit, que vous avez tous connu, qui s’était baigné dans le sang et qui commandait aux Habits Noirs, après avoir régné sur les Camorres en Italie, avait un sobriquet qui va vous faire tressaillir, et qui restera son nom historique. On l’appelait… »

Lecoq eut un brusque mouvement, et darda un regard avide sur la porte du couloir de M. le baron Schwartz. La porte avait remué.

« Prenez garde ! » dit le magistrat, qui ne perdait pas de vue le bandit.

André Maynotte avait retiré, en parlant, le pied qui pesait sur la poitrine de Lecoq, et celui-ci restait couché comme une masse. André Maynotte répondit :

« Je n’ai pas à prendre garde. Je vous ai dit : cet homme a le sentiment de son impuissance. Il est vaincu trois fois : par ma loi qui est celle du plus fort, par votre loi à vous et par la sienne propre : la loi des Habits Noirs. »

L’œil sanglant de Lecoq se tourna vers lui à ces derniers mots.

André Maynotte ouvrit les revers de son frac et montra un objet qui tranchait en sautoir sur la blancheur de sa chemise. C’était le scapulaire, légué par le colonel à la comtesse Corona.

André ajouta :

« Je suis le Maître de la Merci ! »

Lecoq laissa retomber ses paupières frémissantes, et reprit son immobilité. En l’espace d’une seconde, sa joue avait été pourpre et livide plusieurs fois.

Chacun put croire qu’André avait raison. Celui-là semblait terrassé pour toujours.

Trois heures sonnèrent à la pendule de M. Champion.

« Le moment d’agir est venu, reprit André Maynotte en se rapprochant du grillage. J’ai dit tout ce qu’il fallait dire, messieurs, non point pour me venger de vous, mais pour que vous sachiez mesurer l’étendue de votre dette envers celle qui a nom Mme la baronne Schwartz. Nous sommes cinq à connaître son secret, qui peut la tuer comme un coup de poignard au cœur : vous deux, le baron Schwartz, cet homme et moi. Vous deux, avant de savoir, vous avez eu pitié…

— Vous vous trompez, monsieur Maynotte, l’interrompit le conseiller à voix basse ; nous n’avons pas le droit d’avoir pitié. Nous faisions ce qu’il fallait pour changer un doute en certitude… Dieu vous a suscité à temps.

— Bien, dit André ; maintenant que vous savez, votre devoir me répond de vous. Restent le baron, moi et cet homme. Le baron aime Julie et lui donnerait son sang. Moi… faut-il parler de moi ? Il n’y a que cet homme ! Depuis vingt ans, il plane sur notre vie comme un mauvais destin. Je viens de l’arrêter au moment où il touchait le but ; je viens de lui arracher sa proie, sur laquelle sa main avide déjà se refermait. Il est vaincu, il est brisé, il n’espère plus… Je me trompe ! il espère se venger en mourant, se venger de moi ! il se plongerait tout vivant en enfer pour assouvir sa rage. Or, il sait où est mon cœur, il sait où me frapper : Julie n’est pas encore sauvée.

— En présence de nos témoignages, voulut dire le conseiller, les tribunaux…

— Je n’ai pas confiance ! l’interrompit André avec rudesse. Aujourd’hui comme autrefois, je veux qu’elle soit à l’abri pendant que les tribunaux jugeront.

« Je vous prie de m’excuser, messieurs, reprit-il plus calme. Il s’agit pour moi de sauver Mme la baronne Schwartz, et il ne s’agit que de cela. Si vous avez contracté envers moi quelque dette, quand vous l’aurez sauvée, nous serons quittes. Voulez-vous me servir comme je prétends être servi ? »

Les deux fonctionnaires semblèrent se consulter. Ce n’était pas de l’hésitation, car M. Roland répondit d’une voix ferme :

« Nous le voulons, monsieur Maynotte, quand même chacun de nous devrait, pour cela, briser sa carrière publique et chercher dans la vie privée la complète liberté d’agir. »

André leur rendit grâces d’un regard et reprit :

« C’était pour quitter Paris et la France que M. le baron Schwartz avait opéré cette énorme rentrée de fonds. Le misérable que voici avait réellement démasqué ses batteries, et le baron avait eu à choisir entre son amour et son ambition : sa femme était menacée. Quoi qu’on puisse dire contre lui, le baron Schwartz a du cœur ; je lui ai pardonné tout le mal qu’il m’a fait. Il faut que, dans une heure, M. Schwartz et sa femme soient loin de Paris. Tout était préparé ; le bal servait de couverture à cette fuite ; la chaise de poste attend…

— Mais vous ? » fut-il objecté.

Car, en conscience, ce n’était pas ainsi, peut-être, que le magistrat et l’ancien commissaire de police avaient entendu la fuite de Mme la baronne Schwartz : il y avait là un grand amour partagé, deux époux qui se retrouvaient…

« Moi, je reste, prononça André lentement. On dit que le blasphème de l’athée est toujours une fanfaronnade et un mensonge. Moi qui blasphème votre justice, parce que votre justice a été aveugle et cruelle envers moi, peut-être suis-je comme l’athée. J’ai un fils ; je voudrais lui rendre le nom de mon père. À cause de cela, je n’ai pas écrasé ce serpent quand je l’avais sous mon talon… je le tuerais, si vous refusiez d’aider à la fuite de Julie, car un mot de lui perdrait Julie. Mais, si elle s’éloigne, le danger sera tout pour moi. Et ce sera moi, moi-même, le condamné de Caen, l’accusé de Paris, qui conduirai à vos juges le voleur de la caisse Bancelle et l’assassin de la comtesse Corona ! »

En même temps il fit glisser le verrou qui fermait le grillage. M. Roland lui prit les deux mains et l’attira contre sa poitrine.

« Vous couronnerez ainsi une noble vie, dit-il avec une émotion profonde. Nous serons là. Je vous promets l’honneur, sinon le bonheur. »

L’ancien commissaire de police porta la main à ses yeux où tremblait une larme.

Les quatre paquets de billets de banque qui étaient dans la caisse furent remis aux deux fonctionnaires.

Lecoq restait toujours immobile comme un cadavre. Le condamné de Caen échangea une accolade avec celui qui l’avait arrêté, avec celui qui avait instruit son procès criminel.

« Je me charge de cet homme, dit-il en refermant la grille. Quand la baronne Schwartz sera partie, envoyez ici votre justice ; elle nous trouvera tous deux. »

Il était revenu auprès de Lecoq. Au moment où il prononçait son dernier mot, la porte du couloir tourna brusquement sur ses gonds en même temps qu’une voix de femme, une voix brisée, disait :

« André ! André ! je ne veux pas partir ! »

La baronne Schwartz, échevelée et les yeux brûlants de folie était debout au devant du seuil.

À son cri, un cri de sauvage triomphe répondit de l’autre côté de la grille.

Avant qu’André, ému et surpris, pût tenter un mouvement, Lecoq avait roulé sur lui-même avec une agilité de serpent et traversé ainsi toute la largeur de la pièce. Déjà, il se trouvait à l’autre extrémité, debout et tenant à sa main un pistolet à deux coups.

« Oui ! oui ! grinça-t-il ivre de fureur et de triomphe, c’était quelque chose de bon qui était dans mon autre poche ! Oui, oui, je sais où te frapper, bonhomme ! hé ? Je sais où est ton cœur, et avant d’aller en enfer, je vas te payer toute ma dette d’un seul coup… Vois plutôt ! »

Son pistolet s’abaissa, visant Julie au sein, et la détonation éclata terriblement dans cet espace étroit.

Mais une forme humaine, glissant hors du couloir ouvert, plus rapide que la pensée, était au devant de Julie. Ce fut le baron Schwartz qui tomba foudroyé.

André Maynotte et Toulonnais-l’Amitié luttaient déjà corps à corps : un lion et un tigre : bataille furibonde et muette.

Ils roulèrent tous deux jusque auprès de la caisse, contre laquelle la tête d’André porta violemment. Lecoq, léchant l’écume de ses lèvres, parvint à dégager sa main qui tenait le pistolet et l’appuya contre la tempe sanglante d’André, en poussant un sourd rugissement de joie, — les témoins s’élançaient ; ils seraient arrivés trop tard.

Ce fut Dieu qui frappa.

Lecoq était en dedans de la porte ouverte de la caisse, André en dehors.

Au moment où Lecoq pressait la détente, André put saisir la porte et la poussa dans un instinctif et suprême effort.

Le coup de pistolet partit, mais la balle rencontra le lourd battant qui déjà virait.

Chacun connaît le poids de ces portes massives, chacun sait comme elles tournent libres sur leurs gonds robustes. André avait une force d’athlète, décuplée par la passion du moment. Ce fut une hideuse exécution.

La porte, lancée comme un boulet de canon, renversa Lecoq et se referma net, malgré l’obstacle de sa tête horriblement broyée, qui disparut, laissant un tronc mutilé…

André s’affaissa évanoui.

La baronne Schwartz demanda d’une voix étouffée :

« Est-il mort ?

— Non, » répondit M. Roland, qui lui tâtait le cœur.

Elle tendit alors ses deux mains au baron Schwartz, qui mourait, agenouillé à ses pieds et qui dit :

« J’ai bien fait de ne pas me tuer. »

André avait raison : il y avait là un cœur.

Il appuya ses lèvres desséchées contre les belles mains de Julie et put murmurer encore :

« Devant Dieu qui sait comme je vous aimais, je jure que je ne suis pas coupable, mais… »

Son dernier soupir emporta le restant de sa pensée. La balle avait tranché une artère.

Que Dieu vous garde d’un MAIS, quand votre conscience jettera son cri suprême !


Le bal Schwartz s’achevait en des gaietés charmantes. Quand on danse, on n’entend rien, pas même le tonnerre.

Tout à coup, cependant, une rumeur sinistre courut comme un frisson. Deux hommes venaient d’aborder, la pâleur au front, ce haut personnage à qui nous avons gardé l’incognito.

Puis on entendit ces paroles qui allaient et venaient :

« M. Schwartz est mort. Les Habits Noirs… »