Les Hautes Montagnes/27

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(p. 60-63).

27. Une école là où personne ne s’y attendait.

Après quelques instants, droit comme un I, Lambros a demandé :

— Ils sont où, vos papiers ?

— Quels papiers ? ont répondu les enfants.

— Bah, les papiers pour apprendre à lire.

— Tu veux dire les livres ? Ils sont à la maison. Qu’est-ce qu’on en ferait ici ? C’est les vacances, tu vois.

— Ces quoi ces vacances, comme machins ?

— Non, Lambros, ça veut dire que l’été on n’a pas école ; donc on n’a pas non plus de papiers avec nous. Tu veux faire quoi avec un livre ?

Il n’a rien dit. Mais après avoir raclé deux-trois fois la terre avec sa semelle et ravalé sa salive, il a dit d’un ton vif et rapide :

— Vous m’apprenez l’alphabet ?

— Qui, nous ?

— Qui d’autre ? Vous ! vous connaissez les lettres.

Les deux enfants se sont regardés et comme s’ils s’étaient instantanément mis d’accord, ils ont répondu ensemble :

— Qu’est-ce que tu racontes, Lambros ?

— Là, tout de suite, insista Lambros.

— Là maintenant ? Mais on n’a même pas de quoi lire !

— Moi j’ai.

Et mettant les doigts dans sa musette, il en a tiré une feuille de papier avec des lettres imprimées noires et rouges.


C’était une feuille des livres sacrés de l’église.

« Pardonne-nous les péchés… » lisait Dimos. La feuille avait aussi des coulures de cierge des vêpres ou de la veillée. Qui sait où Lambros l’a trouvée et ramassée ? Le pauvre, il essayait d’apprendre les lettres avec ça ! Tout seul !

Tant de nos anciens, grands-pères et arrières grands-pères, n’ont-ils pas appris à lire avec l’Évangile ?

« Voilà le A ! » dit Lambros, et il montra du doigt sur la feuille un A majuscule.

— Bravo ! Maintenant tu vas aussi nous montrer le B.

— Comme si je connaissais le B ! fit Lambros.

Alors ils lui ont dit de s’assoir pour observer ce qu’ils allaient lui montrer sur la feuille, et tout ce qu’ils allaient dire, il le répèterait à son tour.

Et paf, Lambros s’est assis jambes croisées avec une facilité unique. Alors la leçon a commencé.

« Ça c’est le a minuscule. Ça c’est le b… ça c’est le e… d… m… de… o… me… ta… sou ».

Ainsi a eu lieu la première leçon. Lambros cherchait à saisir toutes les lettres en même temps.


Finalement non, ce n’était pas un sauvageon. S’il avait pu en avoir l’air, la première fois dans la cabane, c’était à cause de son embarras face à des enfants scolarisés.

Depuis des mois maintenant il avait la lecture comme passion secrète.

Il avait entendu dire que beaucoup prennent une feuille et la lisent de haut en bas, d’un trait ; que d’autres savent compter jusqu’à mille.

S’il savait lui aussi compter ses chèvres ! Il dit à vue de nez qu’il y en a deux cents, mais il ne sait pas.

Voilà pourquoi il a eu honte en voyant les enfants la première fois. Si seulement il savait tenir un crayon et tracer son nom, tout comme son papy le vieil Athanase !

Qu’est-ce que c’est ici ? Qu’est-ce que c’est là ? Lui il ne sait rien en dehors des chèvres et de son canif, alors qu’eux peuvent aligner toutes les lettres, les expliquer et lire l’Évangile.

Il faut qu’ils l’apprennent à Lambros ! C’est le moment. Ce qui est appris est appris ; maintenant, ce soir.

« Ça suffit pour ce soir Lambros, lui dit Phanis. On n’apprend pas tout d’un coup. Maintenant il faut que tu lises la feuille tout seul, et dès demain on va voir ce que tu as retenu ».