Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 15

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 216-227).

Chapitre XV


Encore une semaine passée… chaque jour qui s’écoule me rapproche de la santé et du printemps ! J’ai maintenant entendu toute l’histoire de mon voisin, en plusieurs séances, selon les loisirs que pouvait trouver ma femme de charge au milieu d’occupations plus importantes. Je vais poursuivre son récit en empruntant ses propres termes, un peu condensés seulement. Elle est, en somme, très bonne conteuse et je ne crois pas que je pourrais améliorer son style.


Le soir même de ma visite à Hurle-Vent, continua-t-elle, je fus certaine, comme si je l’avais vu, que Mr Heathcliff rôdait aux alentours de la maison. J’évitai d’aller dehors, parce que j’avais toujours sa lettre dans ma poche et que je n’avais pas envie d’être encore menacée ou tracassée. J’avais pris la décision de ne pas la remettre à Catherine avant que mon maître fût sorti, car je ne pouvais prévoir comment elle en serait affectée. Il en résulta qu’elle ne l’eut qu’au bout de trois jours. Le quatrième jour était un dimanche et je lui portai la lettre dans sa chambre quand tout le monde fut parti pour l’église. Un seul domestique restait avec moi pour garder la maison et nous avions l’ habitude de fermer les portes pendant la durée du service. Mais, ce jour-là, le temps était si doux et si agréable que je les ouvris toutes grandes et, pour tenir mon engagement, comme je savais qu’il allait venir, je dis à mon compagnon que notre maîtresse avait bien envie d’avoir des oranges et qu’il lui fallait courir au village en chercher quelques-unes qu’on paierait le lendemain. Il partit et je montai.

Mrs Linton était assise, comme à l’accoutumée, dans l’encoignure de la fenêtre ouverte, vêtue d’une robe blanche flottante, un léger châle sur les épaules. Sa longue et épaisse chevelure avait été en partie coupée au début de sa maladie et elle la portait à présent relevée en simples tresses sur le front et sur la nuque. Elle était très changée, comme je l’avais dit à Heathcliff ; mais, quand elle était calme, ce changement donnait à sa beauté une apparence surnaturelle. L’éclat de ses yeux avait fait place à une douceur rêveuse et mélancolique ; ils ne semblaient plus s’attacher aux objets qui l’environnaient ; ils paraissaient toujours fixés au loin, très loin, au delà de ce monde, aurait-on dit. Puis la pâleur de son visage — dont l’aspect hagard avait disparu quand elle avait repris des chairs — et l’expression particulière que lui donnait son état mental, tout en rappelant douloureusement ce qui en était cause, ajoutaient au touchant intérêt qu’elle éveillait : ces signes contredisaient — pour moi, certainement, et pour tous ceux qui la voyaient, je pense — les preuves plus palpables de sa convalescence et lui imprimaient la marque d’un dépérissement fatal.

Un livre était ouvert devant elle, sur le rebord de la fenêtre, et par moments une brise à peine perceptible en agitait les feuillets. Je pensai que c’était Linton qui l’avait posé là ; car jamais elle ne cherchait de divertissement dans la lecture, non plus que dans aucune autre occupation, et il arrivait à son mari de passer des heures à essayer d’attirer son attention sur quelque sujet qui, autrefois, avait été une de ses distractions. Elle comprenait son dessein et quand elle était dans ses meilleures humeurs, supportait paisiblement ses efforts ; seulement elle laissait paraître leur inutilité en réprimant de temps à autre un soupir de lassitude, et elle finissait par l’arrêter avec le plus triste des sourires et des baisers. D’autres fois, elle se détournait brusquement, se cachait la figure dans les mains, ou même elle le repoussait avec colère ; alors il avait soin de la laisser seule, car il était certain de ne lui faire aucun bien.

Les cloches de la chapelle de Gimmerton retentissaient encore ; le bruit du ruisseau qui coulait moelleusement à pleins bords dans la vallée venait caresser l’oreille, et remplaçait agréablement le murmure encore absent du feuillage estival qui, autour de la Grange, étouffe la musique de l’eau quand les arbres ont revêtu leur parure. À Hurle-Vent, on entendait toujours cette musique dans les jours calmes qui suivaient un grand dégel ou une période de pluie continue. Et c’est à Hurle-Vent que Catherine pensait en écoutant : si tant est qu’elle pensât ou qu’elle écoutât, car elle avait ce vague et lointain regard dont j’ai déjà parlé, qui n’exprimait aucune perception des choses matérielles ni par l’oreille ni par les yeux.

— Voici une lettre pour vous, Mrs Linton, dis-je en lui plaçant doucement la lettre dans la main qui était appuyée sur son genou. Il faut la lire tout à l’heure, car elle demande une réponse. Dois-je rompre le cachet ?

— Oui, répondit-elle sans détourner les yeux.

Je l’ouvris. C’était un très court billet.

— Maintenant, continuai-je, lisez.

Elle retira la main et laissa tomber le papier. Je le replaçai sur ses genoux et attendis qu’il lui plût d’y jeter les yeux ; mais à la fin, comme elle ne bougeait pas, je repris :

— Dois-je le lire moi-même, madame ? C’est de Mr Heathcliff.

Elle tressaillit ; il semblait que la mémoire lui revînt confusément et qu’elle luttât pour ressaisir ses idées. Elle souleva la lettre et parut la parcourir ; quand elle arriva à la signature, elle soupira. Pourtant je vis qu’elle n’en avait pas saisi le sens, car, lorsque je manifestai le désir de connaître sa réponse, elle me montra simplement du doigt le nom et tourna vers moi des yeux ardents, désolés et interrogateurs.

— Eh bien ! il voudrait vous voir, dis-je, devinant qu’elle avait besoin d’un interprète. Il est dans le jardin en ce moment, impatient de savoir quelle réponse je lui apporterai.

Tout en parlant, j’observais un grand chien couché au soleil sur l’herbe. L’animal dressa les oreilles comme s’il allait aboyer, puis les laissa retomber et indiqua, en remuant la queue, l’approche de quelqu’un qu’il ne considérait pas comme un étranger. Mrs Linton se pencha et écouta en retenant sa respiration. Une minute après, un pas traversa le vestibule. La maison ouverte était pour Heathcliff une tentation trop forte pour qu’il y résistât ; vraisemblablement, il avait supposé que j’étais tentée d’éluder ma promesse et s’était résolu à se fier à son audace. Le regard de Catherine était ardemment tendu vers l’entrée de la chambre. Comme il ne trouvait pas aussitôt la pièce où nous nous tenions, elle me fit signe de le faire entrer. Mais, avant que j’eusse gagné la porte, il franchissait le seuil : en une ou deux enjambées il était près d’elle et la tenait dans ses bras.

Il ne dit rien et ne relâcha pas son étreinte durant près de cinq minutes ; pendant ce temps il lui prodigua plus de baisers qu’il n’en avait donné de toute sa vie, je crois bien. Mais c’était ma maîtresse qui lui avait donné le premier, et je vis clairement qu’une véritable angoisse l’empêchait presque de la regarder en face. Dès l’instant qu’il l’avait aperçue, il avait été saisi, comme je l’étais moi-même, de la conviction qu’il n’y avait plus pour elle d’espoir de jamais se rétablir… que sûrement elle était condamnée.

— Oh ! Cathy ! Oh ! ma vie : comment pourrai-je supporter cette épreuve ?

Tels furent ses premiers mots, prononcés sur un ton qui ne cherchait pas à déguiser son désespoir. Puis il la regarda avec une ardeur telle que je crus que l’intensité même de ce regard amènerait des larmes dans ses yeux ; mais ils brûlaient d’angoisse et restaient secs.

— Eh ! quoi ? dit Catherine en retombant dans son fauteuil et lui opposant tout à coup un front assombri : son humeur tournait au vent de ses caprices constamment changeants. Edgar et vous m’avez brisé le cœur, Heathcliff ! Et tous deux vous venez vous lamenter auprès de moi, comme si c’était vous qui étiez à plaindre ! Je ne vous plaindrai pas, certes non. Vous m’avez tuée… et cela vous a réussi, il me semble. Que vous êtes robuste ! Combien d’années comptez-vous vivre encore après que je serai partie ?

Heathcliff avait mis un genou en terre pour l’embrasser. Il voulut se lever, mais elle le saisit par les cheveux et le maintint.

— Je voudrais pouvoir vous retenir, continua-t-elle avec amertume, jusqu’à ce que nous soyons morts tous les deux ! Que m’importerait ce que vous souffririez ? Vos souffrances me sont indifférentes. Pourquoi ne souffririez-vous pas ? Je souffre bien, moi ? M’oublierez-vous ? Serez-vous heureux quand je serai sous terre ? Direz-vous, dans vingt ans d’ici : « Voilà la tombe de Catherine Earnshaw. Je l’ai aimée, il y a longtemps, et j’ai été bien misérable quand je l’ai perdue ; mais c’est fini. J’en ai aimé bien d’autres depuis ; mes enfants me sont plus chers qu’elle ne m’était chère et, quand je mourrai, je ne me réjouirai pas d’aller la retrouver, je m’affligerai de les quitter. » Est-ce là ce que vous direz, Heathcliff ?

— Ne me torturez pas pour me rendre aussi insensé que vous-même, s’écria-t-il en dégageant sa tête et en grinçant des dents.

Ces deux êtres, pour un spectateur de sang-froid, formaient un tableau étrange et terrible. Catherine avait vraiment sujet de croire que le ciel serait pour elle un lieu d’exil si, avec sa dépouille mortelle, elle ne perdait aussi son caractère moral. Son visage blanc reflétait une rancune furieuse, ses lèvres étaient exsangues et son œil scintillait ; elle gardait dans ses doigts crispés quelques mèches des cheveux qu’elle avait tenus. Quant à son compagnon, en s’aidant d’une main pour se relever, il lui avait, de l’autre, pris le bras ; et la douceur dont il disposait était si peu proportionnée à ce qu’exigeait l’état de Catherine que, quand il la lâcha, je vis quatre marques bleues très distinctes sur sa peau décolorée.

— Êtes-vous possédée du démon, poursuivit-il avec sauvagerie, pour me parler ainsi quand vous êtes mourante ? Songez-vous que toutes ces paroles resteront imprimées en lettres de feu dans ma mémoire et me rongeront éternellement quand vous m’aurez quitté ? Vous savez que vous mentez quand vous dites que je vous ai tuée ; et, Catherine, vous savez que j’oublierais mon existence avant de vous oublier ! Ne suffit-il pas à votre infernal égoïsme que je me torde dans les tourments de l’enfer quand vous reposerez en paix ?

— Je ne reposerai pas en paix, dit Catherine, rappelée au sentiment de sa faiblesse physique par les sursauts violents et irréguliers de son cœur, qu’on voyait et qu’on entendait battre sous l’influence de son agitation extrême.

Elle n’ajouta rien jusqu’à ce que la crise fût passée, puis elle poursuivit, plus doucement :

— Je ne vous souhaite pas de tortures plus grandes que les miennes, Heathcliff. Je souhaite seulement que nous ne soyons jamais séparés. Si le souvenir de mes paroles devait vous désoler plus tard, pensez que sous terre je ressentirai la même désolation et, pour l’amour de moi, pardonnez-moi ! Venez ici et agenouillez-vous encore ! Vous ne m’avez jamais fait de mal de votre vie. Allons, si vous me gardez rancune, ce sera un souvenir plus cruel que celui de mes paroles un peu dures ! Ne voulez-vous pas revenir près de moi ? Venez !

Heathcliff s’approcha du dossier de son fauteuil et se pencha par-dessus, mais pas assez pour lui laisser voir son visage, qui était livide d’émotion. Elle se retourna pour le regarder ; il ne lui en laissa pas le temps. S’éloignant brusquement, il se dirigea vers la cheminée, devant laquelle il resta debout, silencieux et nous tournant le dos. Mrs Linton le suivait d’un œil soupçonneux : chacun de ses mouvements éveillait en elle un sentiment nouveau. Après l’avoir longtemps considéré, elle reprit, en s’adressant à moi avec un accent de désappointement indigné :

— Oh ! vous voyez, Nelly, il ne fléchirait pas un instant pour me préserver de la tombe. Voilà comme je suis aimée ! Bah ! qu’importe ! Ce n’est pas là mon Heathcliff. Le mien, je l’aimerai malgré tout et je l’emporterai avec moi : il est dans mon âme. Et puis, ajouta-t-elle d’un air rêveur, ce qui me fait le plus souffrir, c’est cette prison délabrée, après tout. Je suis lasse d’y être enfermée. Il me tarde de m’échapper dans ce monde glorieux et d’y demeurer toujours ; de ne plus le voir vaguement à travers mes larmes, de ne plus soupirer après lui derrière les murailles d’un cœur endolori, mais d’être réellement avec lui et en lui. Nelly, vous croyez que vous êtes mieux portante et plus heureuse que moi ; en pleine santé et en pleine vigueur ; vous me plaignez… bientôt cela changera. Ce sera moi qui vous plaindrai. Je serai incomparablement au delà et au-dessus de vous tous. Je suis surprise qu’il ne veuille pas être près de moi !

Elle continua en se parlant à soi-même :

— Je croyais qu’il le désirait. Heathcliff, cher Heathcliff ! Ne soyez plus maussade. Venez près de moi, Heathcliff !

Dans son ardeur elle se leva, et s’appuya sur le bras du fauteuil. À cet appel pressant il se tourna vers elle, l’air absolument désespéré. Ses yeux, grands ouverts et humides, lançaient sur elle des éclairs farouches ; sa poitrine se soulevait convulsivement. Un instant ils restèrent à distance, puis ils se rejoignirent, je vis à peine comment ; mais Catherine fit un bond, il la saisit et la retint dans une étreinte dont je crus que ma maîtresse ne sortirait pas vivante. En fait, elle me parut aussitôt privée de sentiment. Il se jeta sur le siège le plus voisin. Comme je m’avançais vivement pour voir si elle était évanouie, il poussa un grognement, écuma comme un chien enragé et l’attira à lui avec une jalousie vorace. J’avais l’impression de n’être plus en compagnie d’une créature de la même espèce que moi ; il avait l’air de ne pas comprendre quand je lui parlais. Aussi me tins-je à l’écart et gardai-je le silence, en proie à une grande perplexité.

Un mouvement que fit Catherine me rassura un peu. Elle leva la main pour enlacer le cou de Heathcliff, qui la tenait toujours, et rapprocher sa joue de la sienne. Lui, de son côté, la couvrant de caresses frénétiques, disait avec rage :

— Vous m’apprenez maintenant combien vous avez été cruelle… cruelle et fausse. Pourquoi m’avez-vous méprisé ? Pourquoi avez-vous trahi votre cœur, Catherine ? Je ne puis vous adresser un mot de consolation. Vous avez mérité votre sort. Vous vous êtes tuée vous-même. Oui, vous pouvez m’embrasser, pleurer, m’arracher des baiser et des pleurs : ils vous dessécheront, ils vous damneront. Vous m’aimiez… quel droit aviez-vous alors de me sacrifier — quel droit, répondez-moi — au pauvre caprice que vous avez ressenti pour Linton ? Alors que ni la misère, ni la dégradation, ni la mort, ni rien de ce que Dieu ou Satan pourrait nous infliger ne nous eût séparés, vous, de votre plein gré, vous l’avez fait. Je ne vous ai pas brisé le cœur, c’est vous-même qui l’avez brisé ; et en le brisant vous avez brisé le mien. Et c’est tant pis pour moi si je suis fort. Ai-je besoin de vivre ? Quelle existence sera la mienne quand… Oh ! Dieu ! Auriez-vous envie de vivre avec votre âme dans la tombe ?

— Laissez-moi ! laissez-moi ! sanglotait Catherine. Si j’ai mal fait, j’en meurs. Cela suffit ! Vous aussi, vous m’avez abandonnée. Mais je ne vous ferai pas de reproches. Je vous pardonne. Pardonnez-moi !

— Il est difficile de pardonner, en regardant ces yeux, en touchant ces mains décharnées. Embrassez-moi encore ; et ne me laissez pas voir vos yeux ! Je vous pardonne ce que vous m’avez fait. J’aime mon meurtrier… mais le vôtre ! comment le pourrais-je.

Ils se turent, leurs visages appuyés l’un contre l’autre et baignés de leurs larmes confondues. Du moins je suppose que tous deux pleuraient ; car il me semblait que Heathcliff était capable de pleurer dans une grande occasion comme celle-là.

Cependant je commençais à me sentir fort mal à l’aise. L’après-midi s’avançait rapidement, l’homme que j’avais envoyé au village était revenu de sa course, et je pouvais distinguer, sous l’éclat du soleil qui s’abaissait dans la vallée, le gros de la foule qui sortait du porche de la chapelle de Gimmerton.

— Le service est fini, annonçai-je. Mon maître sera ici dans une demi-heure.

Heathcliff poussa un juron et serra plus étroitement Catherine, qui ne bougea pas.

Bientôt j’aperçus un groupe de domestiques passant sur la route et se dirigeant vers l’aile où était la cuisine. Mr Linton n’était pas loin derrière. Il ouvrit la barrière lui-même et approcha lentement, s’attardant sans doute à jouir de cette délicieuse fin de journée et de la brise aussi douce qu’une brise d’été.

— Le voilà ! m’écriai-je. Pour l’amour du ciel, partez vite ! Vous ne rencontrerez personne dans le grand escalier. Hâtez-vous, et restez caché dans les arbres jusqu’à ce qu’il soit bien sûrement rentré.

— Il faut que je parte, Cathy, dit Heathcliff en cherchant à se dégager des bras de ma maîtresse. Mais si je vis, je vous reverrai avant que vous soyez endormie. Je ne m’éloignerai pas de votre fenêtre de plus de cinq mètres.

— Il ne faut pas que vous partiez ! répondit-elle en le retenant aussi fermement que ses forces le lui permettaient. Vous ne partirez pas, vous dis-je.

— Pour une heure, implora-t-il instamment.

— Pas pour une minute.

— Il le faut… Linton va être en haut dans le moment, insista l’intrus alarmé.

Il voulait se lever et se libérer des doigts qui s’accrochaient à lui. Elle tenait bon, haletante ; une folle résolution était peinte sur son visage.

— Non ! cria-t-elle. Oh ! ne partez pas, ne partez pas ! C’est la dernière fois. Edgar ne nous fera rien. Heathcliff, je mourrai, je mourrai !

— Le diable emporte l’imbécile ! le voilà ! s’écria Heathcliff en retombant sur son siège. Chut ! chut ! Catherine, je resterai. S’il me tuait maintenant, j’expirerais avec une bénédiction sur les lèvres.

Ils étaient de nouveaux embrassés. J’entendais mon maître qui montait l’escalier ; une sueur froide coulait de mon front, j’étais frappée de terreur.

— Allez-vous écouter ses divagations ? demandai-je avec emportement. Elle ne sait ce qu’elle dit. Serez-vous cause de sa perte, parce qu’elle n’a pas la présence d’esprit de se sauver elle-même ? Levez-vous ! Vous pouvez recouvrer votre liberté sur-le-champ. Vous n’avez jamais rien fait d’aussi diabolique. Nous sommes tous perdus… maître, maîtresse et servante.

Je me tordais les mains, je vociférais ; Mr Linton hâta le pas en entendant le bruit. Au milieu de mon trouble, j’eus une vraie joie de voir que les bras de Catherine s’étaient relâchés et que sa tête pendait sur son épaule.

— Elle est évanouie ou morte, pensai-je. Tant mieux ! Mieux vaut pour elle la mort que de languir comme un fardeau et une source de misère pour ceux qui l’entourent.

Edgar bondit vers son hôte inattendu, blême d’étonnement et de rage. Quelle était son intention, je ne saurais le dire ; quoi qu’il en soit, l’autre arrêta aussitôt toute démonstration de sa part en plaçant dans ses bras la forme en apparence inanimée de sa femme.

— Regardez ! dit-il. Si vous n’êtes pas un démon, soignez-là d’abord… vous me parlerez après.

Il passa dans le petit salon et s’assit. Mr Linton m’appela. Avec beaucoup de difficulté et après avoir eu recours aux moyens les plus variés, nous parvînmes à la faire revenir à elle. Mais elle était tout égarée ; elle soupirait, gémissait et ne reconnaissait personne… Edgar, dans son anxiété pour elle, oublia l’odieux ami de sa femme. Moi, je ne l’oubliai pas. À la première occasion, j’allai le supplier de partir, lui affirmant que Catherine était mieux et que je lui ferais savoir dans la matinée comment elle avait passé la nuit.

— Je ne refuse pas de sortir de la maison, répondit-il, mais je resterai dans le jardin ; et ayez soin, Nelly, de tenir votre promesse demain. Je serai sous ces mélèzes. N’oubliez pas, ou je renouvellerai ma visite, que Linton soit là où non.

Il lança un coup d’œil par la porte entr’ouverte de la chambre et, s’étant assuré que mes dires semblaient exacts, il délivra la maison de sa funeste présence.