Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 16

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 228-234).

Chapitre XVI


Cette nuit-là, vers minuit, naquit la Catherine que vous avez vue à Hurle-Vent : enfant chétive, venue à sept mois. Deux heures après, la mère mourut, sans jamais avoir repris suffisamment connaissance pour s’apercevoir de l’absence de Heathcliff ou de la présence d’Edgar. Le désespoir de ce dernier est un sujet trop pénible pour que j’y insiste ; ses effets ultérieurs montrèrent combien ce coup l’avait atteint profondément. Sa douleur s’accrut encore, selon moi, du fait qu’il restait sans héritier. Je m’en affligeais, quand je regardais la faible orpheline ; et je reprochais en moi-même au vieux Linton (ce qui n’était pourtant que l’effet d’une partialité bien naturelle) d’avoir en pareille occurrence assuré ses biens à sa fille et non à la fille de son fils. Elle fut bien mal reçue, la pauvre petite ! Elle aurait pu crier jusqu’à en perdre la vie sans que personne s’en souciât, pendant ces premières heures après sa venue au monde. Nous rachetâmes cette négligence par la suite ; mais les débuts de son existence furent aussi privés d’affection qu’en sera probablement la fin.

Le matin suivant — clair et gai au dehors — le jour se glissa tamisé à travers les jalousies de la chambre silencieuse, parant la couche et celle qui l’occupait d’ une lumière adoucie et délicate. Edgar Linton avait la tête appuyée sur l’oreiller et les yeux fermés. Les jeunes et belles lignes de son visage offraient l’aspect de la mort presque autant que celles de la forme étendue près de lui, et elles étaient presque aussi rigides ; mais son immobilité était celle de l’angoisse épuisée, l’immobilité de Catherine était celle de la paix parfaite. Le front uni, les paupières closes, les lèvres sur lesquelles semblait voltiger un sourire : un ange céleste n’aurait pu être plus beau qu’elle. Je subissais l’influence du calme infini où elle reposait ; jamais je n’avais été dans une disposition d’esprit plus sainte qu’en ce moment, devant cette paisible image de la paix divine. Je répétais instinctivement les mots qu’elle avait prononcés quelques heures plus tôt : « Incomparablement au delà et au-dessus de nous tous ! Qu’elle soit encore sur la terre ou déjà au ciel, son âme habite maintenant en Dieu ! »

Je ne sais si c’est une disposition qui m’est particulière, mais il est rare que je ne me sente pas presque heureuse quand je veille dans une chambre mortuaire, pourvu qu’il n’y ait pour partager ce devoir avec moi personne qui gémisse ou se désespère. J’y vois un repos que ni la terre ni l’enfer ne peuvent troubler ; j’y trouve l’assurance d’un au-delà sans bornes et sans ombres — l’Éternité enfin conquise — où la vie est illimitée dans sa durée, l’amour dans son désintéressement, la joie dans sa plénitude. Je remarquai à cette occasion combien il y a d’égoïsme même dans un amour comme celui de Mr Linton, qui s’affligeait si vivement de la délivrance bénie de Catherine. Sans doute pouvait-on douter, après l’existence agitée et impatiente qu’elle avait menée, qu’elle eût mérité de trouver enfin le havre de la paix. On en pouvait douter dans les moments de froide réflexion, mais non pas alors, en présence de son cadavre, qui proclamait sa propre tranquillité et semblait ainsi donner l’assurance que l’âme qui avait habité là jouissait de la même quiétude.


— Croyez-vous que des personnes comme elle soient heureuses dans l’autre monde, monsieur ? Je donnerais beaucoup pour le savoir.

J’éludai la réponse à la question de Mrs Dean, qui me parut quelque peu hétérodoxe. Elle reprit :


Si nous repassons l’existence de Catherine Linton, je crains que nous ne soyons pas fondés à le croire ; mais nous la laisserons avec son Créateur.

Le maître paraissant endormi, je me hasardai, peu après le lever du soleil, à quitter la chambre et à me glisser dehors, à l’air pur et rafraîchissant. Les domestiques pensèrent que j’allais secouer l’engourdissement de ma veille prolongée ; en réalité, mon principal motif était de voir Mr Heathcliff. S’il était resté sous les mélèzes toute la nuit, il n’avait rien entendu du remue-ménage à la Grange ; à moins que, peut-être, il n’eût perçu le galop du messager envoyé à Gimmerton. S’il s’était rapproché, il devait probablement avoir compris, aux lumières passant rapidement çà et là, au bruit des portes ouvertes et refermées, que tout n’était pas dans l’ordre à l’intérieur. Je souhaitais et pourtant je redoutais de le rencontrer. Je sentais qu’il fallait que la terrible nouvelle lui fût annoncée et j’avais hâte d’en avoir fini ; mais comment m’y prendre, voilà ce que je ne savais pas. Il était là… ou plutôt à quelques mètres plus loin dans le parc, appuyé contre un vieux frêne, nu-tête, les cheveux trempés par la rosée qui s’était amassée sur les branches bourgeonnantes et qui tombait en gouttelettes autour de lui. Il avait dû rester longtemps dans cette position, car je remarquai un couple de merles qui passaient et repassaient à trois pieds de lui à peine, occupés à construire leur nid, sans lui prêter plus d’attention qu’à une pièce de bois. Ils s’enfuirent à mon approche ; il leva les yeux et parla :

— Elle est morte ! Je ne vous ai pas attendue pour le savoir. Enlevez ce mouchoir… ne pleurnichez pas devant moi. Le diable vous emporte tous ! Elle n’a pas besoin de vos larmes !

Je pleurais sur lui autant que sur elle : nous éprouvons parfois de la pitié pour des êtres qui ne connaissent ce sentiment ni pour eux-mêmes ni pour les autres. Dès que j’avais regardé son visage, j’avais vu qu’il n’ignorait pas la catastrophe ; comme ses lèvres remuaient et que ses yeux étaient abaissés vers le sol, l’idée folle m’était venue que son cœur était subjugué et qu’il priait.

— Oui, elle est morte, répondis-je en réprimant mes sanglots et en essuyant mes larmes. Elle est allée, je l’espère, au ciel où nous pourrons tous la rejoindre si nous sommes attentifs à quitter les mauvaises voies pour suivre les bonnes.

— Y a-t-elle donc été attentive, elle ? demanda Heathcliff en s’efforçant de ricaner. Est-elle morte comme une sainte ? Allons, faites-moi un fidèle rapport de l’événement. Comment…

Il essaya de prononcer le nom, mais ne put y arriver. Les lèvres serrées, il luttait en silence contre l’angoisse qui l’étreignait et défiait en même temps ma sympathie d’un regard fixe et féroce.

— Comment est-elle morte ? reprit-il enfin, contraint, en dépit de son stoïcisme, de chercher un appui derrière lui ; car, après cet effort, il tremblait, malgré lui, jusqu’au bout des doigts.

— Pauvre malheureux ! pensais-je. Tu as un cœur et des nerfs tout comme les hommes tes frères. Pourquoi vouloir les cacher ? Ton orgueil ne peut aveugler Dieu. Tu l’incites à les torturer jusqu’à ce qu’il t’arrache un cri d’humilité.

— Aussi doucement qu’un agneau, répondis-je tout haut. Elle a poussé un soupir, elle s’est étirée comme un enfant qui reprend connaissance, puis qui retombe en s’endormant. Cinq minutes après, j’ai senti un petit battement de son cœur, puis plus rien !

— Et… a-t-elle prononcé mon nom ? demanda-t-il avec hésitation, comme s’il craignait que la réponse à cette question n’amenât des détails qu’il n’aurait pas la force d’entendre.

— Elle n’a pas une seule fois recouvré ses sens ; elle n’a reconnu personne depuis le moment que vous l’avez quittée. Elle repose avec un doux sourire sur les lèvres, et ses dernières pensées ont été un retour vers les jours heureux de jadis. Sa vie a pris fin dans un rêve paisible… puisse son réveil dans l’autre monde être aussi agréable !

— Puisse-t-elle se réveiller dans les tourments ! cria-t-il avec une véhémence terrible, frappant du pied et gémissant, en proie à une crise soudaine d’insurmontable passion. Elle aura donc menti jusqu’au bout ! Où est-elle ! Pas là… pas au ciel… pas anéantie… où ? Oh ! tu disais que tu n’avais pas souci de mes souffrances. Et moi, je fais une prière… je la répète jusqu’à ce que ma langue s’engourdisse : Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai ! Tu dis que je t’ai tuée, hante-moi, alors ! Les victimes hantent leurs meurtriers, je crois. Je sais que des fantômes ont erré sur la terre. Sois toujours avec moi… prends n’importe quelle forme… rends-moi fou ! mais ne me laisse pas dans cet abîme où je ne puis te trouver. Oh ! Dieu ! c’est indicible ! je ne peux pas vivre sans ma vie ! je ne peux pas vivre sans mon âme !

Il frappa de la tête contre le tronc noueux ; puis, levant les yeux, se mit à hurler, non comme un homme, mais comme une bête sauvage frappée à mort de coups de couteaux et d’épieux. J’aperçus plusieurs taches de sang sur l’écorce ; sa main et son front en étaient maculés ; la scène dont j’étais témoin n’était sans doute que la répétition de scènes analogues qui avaient eu lieu pendant la nuit. Je ne puis dire que ma compassion en fut excitée : j’en fus plutôt épouvantée. Pourtant, j’hésitais à le quitter ainsi. Mais, à l’instant qu’il se ressaisit assez pour s’apercevoir que je l’observais, il m’ordonna d’une voix tonnante de partir, et j’obéis. Il n’était pas en mon pouvoir de le calmer ni de le consoler.

Les obsèques de Mrs Linton avaient été fixées au vendredi qui suivit sa mort. Jusqu’à ce moment, son cercueil, parsemé de fleurs et de feuilles odoriférantes, resta ouvert dans le grand salon. Linton passait là les jours et les nuits, veilleur qui ne cédait jamais au sommeil, et — circonstance ignorée de tous, sauf de moi — Heathcliff, passa dehors les nuits au moins, sans s’accorder non plus aucun repos. Je n’eus pas de communication avec lui ; mais je sentais qu’il avait dessein d’entrer, s’il pouvait. Le mardi, un peu après la tombée de la nuit, comme mon maître, accablé de fatigue, avait dû se retirer pour une couple d’heures, j’entrai et j’ouvris une des fenêtres : touchée de sa constance, je voulais lui donner une chance d’offrir à l’image flétrie de son idole un dernier adieu. Il ne manqua pas de profiter de l’occasion, avec prudence et rapidité ; assez prudemment pour ne pas révéler sa présence par le moindre bruit. Je n’aurais même jamais découvert qu’il était entré, si je n’eusse remarqué la draperie dérangée autour du visage de la morte, et si je n’eusse aperçu sur le parquet une boucle de cheveux blonds, attachés avec un fil d’argent : à l’examen, je reconnus qu’elle venait d’un médaillon que Catherine portait au cou. Heathcliff avait ouvert le médaillon, jeté ce qu’il contenait et avait mis à la place une boucle noire de ses cheveux à lui. J’enroulai les deux boucles et les renfermai ensemble.

Mr Earnshaw fut naturellement invité à accompagner à leur dernière demeure les restes de sa sœur. Il ne s’excusa pas et ne parut pas ; de sorte que, en dehors du mari, le cortège se composait uniquement de fermiers et de domestiques. Isabelle n’avait pas été invitée.

À la surprise des gens du village, Catherine ne fut inhumée ni dans la chapelle, sous le monument sculpté des Linton, ni en dehors près des tombeaux de sa famille. Sa fosse fut creusée sur un tertre verdoyant dans un coin du cimetière, à un endroit où le mur est si bas que la bruyère et l’airelle de la lande ont fini par passer par-dessus, et qu’il est presque enfoui sous une couche de terre tourbeuse. Son mari repose maintenant au même endroit. Chacun d’eux n’a, pour indiquer la place de sa tombe, au-dessus de sa tête qu’une simple pierre dressée, à ses pieds qu’un bloc gris tout uni.