Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 276-282).

Chapitre XIX


Une lettre bordée de noir annonça le retour de mon maître. Isabelle était morte. Il m’écrivait pour me dire de me procurer des effets de deuil pour sa fille et de préparer une chambre ainsi que tout ce qui serait nécessaire pour son jeune neveu. Catherine sauta de joie à l’idée de revoir son père et s’abandonna aux plus confiantes prévisions sur les innombrables qualités de son « vrai cousin ». Le soir de leur arrivée tant attendue vint enfin. Dès la première heure, elle s’était occupée de mettre en ordre ses petites affaires ; maintenant, vêtue de sa nouvelle robe noire — pauvre enfant ! la mort de sa tante ne lui causait pas de chagrin bien précis — elle avait fini, à force d’insistance, par m’obliger d’aller avec elle à leur rencontre à l’entrée de la propriété.

— Linton a juste six mois de moins que moi, bavardait-elle, tandis que nous traversions lentement les ondulations de terrain couvertes de mousse, à l’ombre des arbres. Comme je serai contente de l’avoir pour compagnon de jeu ! Tante Isabelle avait envoyé à papa une belle boucle de ses cheveux ; ils étaient plus clairs que les miens… plus blonds, et tout aussi fins. Je l’ai soigneusement gardée dans une petite boîte de verre ; et j’ai souvent pensé au plaisir que j’aurais à voir celui sur la tête de qui elle avait été prise. Oh ! je suis heureuse… et papa, mon cher papa ! Allons ! Hélène, courons ! Allons ! courons !

Elle courut, revint, courut encore plusieurs fois avant que mes pas plus mesurés eussent atteint la porte du parc. Puis elle s’assit sur le talus gazonné au bord du chemin et essaya d’attendre patiemment. Mais c’était impossible ; elle ne pouvait pas rester une minute en repos.

— Comme ils tardent ! s’écria-t-elle. Ah ! je vois de la poussière sur la route… ils arrivent ! Non ! Quand seront-ils ici ? Ne pourrions-nous aller un peu sur la route… pendant un demi-mille, Hélène, juste pendant un demi-mille seulement ? Dites oui, je vous en prie : jusqu’à ce bouquet de bouleaux au tournant !

Je refusai formellement. Enfin son attente cessa ; la voiture des voyageurs apparut. Miss Cathy poussa un cri et tendit les bras dès qu’elle aperçut la figure de son père penchée à la portière. Il descendit, presque aussi impatient qu’elle ; et un intervalle de temps considérable s’écoula avant qu’ils pussent accorder une pensée à quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes. Pendant qu’ils échangeaient leurs caresses, je jetai un regard dans la voiture pour voir Linton. Il dormait dans un coin, enveloppé dans un chaud manteau de fourrure, comme si l’on eût été en hiver. C’était un garçon pâle, délicat, efféminé, qu’on aurait pu prendre pour le jeune frère de mon maître, tant était forte la ressemblance ; mais il y avait dans son aspect une irritabilité maladive qu’Edgar Linton n’avait jamais eue. Ce dernier s’aperçut de ma curiosité ; après m’avoir serré la main, il me dit de refermer la portière et de ne pas déranger l’enfant, car le voyage l’avait fatigué. Cathy aurait volontiers jeté un coup d’œil sur lui, mais son père lui dit de venir, et ils remontèrent le parc à pied ensemble, tandis que j’allais en avant avertir les domestiques.

— Maintenant, ma chérie, dit Mr Linton en s’adressant à sa fille quand ils s’arrêtèrent au bas des marches du perron, n’oublie pas que ton cousin n’est ni aussi fort ni aussi joyeux que toi, et qu’il vient de perdre sa mère tout récemment ; ne t’attends donc pas à le voir jouer et courir avec toi dès aujourd’hui. Ne le fatigue pas en parlant trop ; laisse-le tranquille ce soir au moins, veux-tu ?

— Oui, oui, papa, répondit Catherine. Mais je voudrais bien le voir il n’a pas mis une seule fois la tête à la portière.

La voiture s’arrêta. Le dormeur fut réveillé et déposé à terre par son oncle.

— Voici ta cousine Cathy, Linton, dit Edgar en mettant leurs petites mains l’une dans l’autre. Elle t’aime déjà beaucoup ; aie soin de ne pas la chagriner ce soir en pleurant. Tâche d’être gai à présent. Le voyage est terminé et tu n’as plus qu’à te reposer et à t’amuser comme tu l’entendras.

— Laissez-moi aller me coucher, alors, répondit le jeune garçon en se dérobant aux embrassades de Catherine ; et il porta la main à ses yeux pour essuyer les larmes qui s’y formaient.

— Voyons, voyons, il faut être bien sage, lui dis-je tout bas en l’introduisant dans la maison. Vous allez la faire pleurer aussi… voyez comme elle compatit à votre peine !

Je ne sais si c’était par compassion pour lui, mais le fait est que sa cousine faisait une aussi triste figure que lui-même. Elle retourna près de son père. Tous trois entrèrent et montèrent dans la bibliothèque, où le thé était préparé. Je débarrassai Linton de sa casquette, de son manteau, et l’installai sur une chaise près de la table ; mais il ne fut pas plus tôt assis qu’il recommença de pleurer. Mon maître lui demanda ce qu’il avait.

— Je ne peux pas rester assis sur une chaise ! dit Linton en sanglotant.

— Va sur le sofa, alors, et Hélène t’apportera du thé, répondit patiemment son oncle.

Celui-ci avait certainement dû être mis à rude épreuve, pendant le voyage, par cet enfant irritable et souffreteux. Linton se traîna lentement vers le sofa, et s’y étendit. Cathy apporta un tabouret et sa tasse à côté de lui. Elle resta d’abord assise en silence. Mais ce calme ne pouvait durer ; elle avait décidé d’apprivoiser son petit cousin et il fallait qu’elle parvînt à ses fins. Elle se mit à caresser ses boucles, à le baiser sur la joue, à lui offrir du thé dans sa soucoupe, comme à un bébé ; ce qui lui plut, car il n’était guère que cela. Il sécha ses yeux et son visage s’éclaira d’un faible sourire.

— Oh ! cela ira très bien, me dit le maître après les avoir observés une minute. Très bien… si nous pouvons le garder. Hélène. La société d’un enfant de son âge lui infusera bientôt un esprit nouveau, et à force de souhaiter d’être vigoureux il finira par le devenir.

Oui, si nous pouvons le garder, pensai-je en moi-même ; je fus assaillie par le triste pressentiment que c’était là un bien faible espoir. Et alors, me disais je, comment cet être faible pourra-t-il vivre à Hurle-Vent ? Entre son père et Hareton, quelle compagnie et quels exemples pour lui ! Nos doutes furent vite résolus… plus tôt même que je ne m’y attendais. Je venais de faire monter les enfants, le thé fini, et voyant Linton endormi — il ne m’avait pas laissé partir avant — j’étais redescendue et je me trouvais dans le vestibule, près de la table, en train d’allumer une bougie pour Mr Edgar, quand une servante sortit de la cuisine et m’informa que Joseph, le domestique de Mr Heathcliff, était à la porte et désirait parler au maître.

— Il faut que je lui demande d’abord ce qu’il veut, dis-je, très agitée. C’est une heure bien peu convenable pour déranger les gens, et au moment qu’ils rentrent d’un long voyage. Je ne pense pas que le maître puisse le recevoir.

Comme je prononçais ces paroles, Joseph, ayant traversé la cuisine, se présentait dans le vestibule. Il avait revêtu ses habits du dimanche, sa figure la plus confite en dévotion et la plus revêche et, tenant d’une main son chapeau et de l’autre sa canne, il se mit en devoir d’essuyer ses pieds sur le paillasson.

— Bonsoir, Joseph, dis-je d’un ton glacial. Quelle affaire vous amène ce soir ?

— C’t à M’sieu Linton qu’j’ons à parler, répondit-il en m’écartant d’un geste dédaigneux.

— Mr Linton est en train de se coucher. À moins que vous n’ayez quelque chose de particulièrement important à lui communiquer, je suis sûre qu’il ne vous recevra pas maintenant. Vous feriez mieux de vous asseoir là et de me confier votre message.

— Où qu’est sa chambre ? poursuivit le drôle, examinant la rangée des portes fermées.

Je vis qu’il était décidé à refuser ma médiation. Je montai donc à contre-cœur dans la bibliothèque et annonçai le visiteur importun, en conseillant de l’ajourner au lendemain. Mr Linton n’eut pas le temps de m’y autoriser, car Joseph était monté sur mes talons et, faisant irruption dans la pièce, il se planta à l’extrémité de la table les deux poings serrés sur la tête de sa canne. Il commença sur un ton élevé, comme s’il prévoyait de l’opposition.

— Heathcliff m’a-z-envoyé queri son gars, et j’ons ordre de n’point r’venir sans lui.

Edgar Linton resta silencieux pendant une minute ; une expression de chagrin intense se peignit sur ses traits. La situation de l’enfant lui inspirait de la pitié par elle-même. Mais, quand il se rappelait de plus les espoirs et les craintes d’Isabelle, ses vœux inquiets pour son fils et la façon dont elle l’avait recommandé à ses soins, il était douloureusement affecté à la pensée de l’abandonner et il cherchait dans son cœur comment il pourrait échapper à cette nécessité. Aucun moyen ne se présentait à lui. La simple manifestation du désir de le garder aurait rendu la réclamation de Heathcliff plus péremptoire ; il n’y avait rien d’autre à faire que de le laisser partir. Pourtant il ne voulait pas le tirer de son sommeil.

— Dites à Mr Heathcliff, répondit-il avec calme, que son fils ira à Hurle-Vent demain. Il est au lit, trop fatigué pour faire le trajet maintenant. Vous pouvez aussi lui dire que la mère de Linton désirait qu’il restât sous ma garde ; et que, pour le moment, sa santé est très précaire.

— Non ! dit Joseph en tapant sur le plancher avec son bâton et prenant un air d’autorité. Non ! ça n’veut rien dire. Heathcliff ne s’soucie point d’la mère ni d’vous ; y veut avoir son gars ; et j’devions l’emmener… ainsi vous v’là fixé !

— Vous ne l’emmènerez pas ce soir, répondit Linton d’un ton résolu. Descendez sur-le-champ et allez répéter à votre maître ce que je vous ai dit. Hélène conduisez-le. Allez…

Puis, poussant du bras le vieillard indigné, il se débarrassa de lui et ferma la porte.

— Très bien ! cria Joseph en se retirant lentement. Demain, y s’amènera lui-même, et vous l’mettrez dehors, lui, si vous osez !