Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 20

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 283-291).

Chapitre XX


Pour parer au danger qu’aurait entraîné l’exécution de cette menace, Mr Linton me chargea de conduire l’enfant chez son père de bonne heure, sur le poney de Catherine. Il ajouta :

— Comme à l’avenir nous n’aurons plus sur sa destinée d’influence, bonne ou mauvaise, ne dites pas à ma fille où il est allé. Elle ne peut plus désormais avoir de relations avec lui, et mieux vaut qu’elle reste dans l’ignorance de son voisinage ; elle pourrait en être troublée, et tourmentée du désir de faire visite à Hurle-Vent. Dites-lui simplement que son père l’a envoyé chercher brusquement et qu’il a été obligé de nous quitter.

Linton montra beaucoup de répugnance à sortir de son lit à cinq heures et fut surpris en apprenant qu’il devait se préparer à un autre voyage. Mais j’adoucis la chose en lui expliquant qu’il allait passer quelque temps avec son père, Mr Heathcliff, qui, dans sa grande envie de le voir, n’avait pas voulu différer ce plaisir jusqu’à ce qu’il fût tout à fait remis de ses fatigues.

— Mon père ! s’écria-t-il étrangement perplexe. Maman ne m’a jamais dit que j’avais un père. Où habite-t-il ? Je préférerais rester avec mon oncle.

— Il habite à peu de distance de la Grange, répondisje, juste derrière ces collines ; pas assez loin pour que vous ne puissiez venir à pied ici quand vous vous sentirez vigoureux. Vous devriez être content d’aller chez vous et de le voir. Il faut que vous vous efforciez de l’aimer comme vous aimiez votre mère, et alors il vous aimera.

— Mais pourquoi n’ai-je pas entendu parler de lui jusqu’ici ? Pourquoi maman et lui ne vivaient-ils pas ensemble, comme font les autres personnes ?

— Il avait des affaires qui le retenaient dans le nord, et la santé de votre mère exigeait qu’elle résidât dans le sud.

— Et pourquoi ne m’a-t-elle jamais parlé de lui ? insista l’enfant. Elle parlait souvent de mon oncle, et il y a longtemps que j’ai appris à l’aimer. Comment pourrais-je aimer papa ? Je ne le connais pas.

— Oh ! tous les enfants aiment leurs parents. Votre mère pensait peut-être que vous auriez envie d’être avec lui si elle vous en avait parlé souvent. Dépêchons-nous ; une promenade matinale à cheval par un si beau temps est bien préférable à une heure de sommeil de plus.

— Est-ce qu’elle vient avec nous ? demanda-t-il : la petite fille que j’ai vue hier.

— Pas à présent.

— Et mon oncle ?

— Non, c’est moi qui vous accompagnerai là-bas.

Linton retomba sur son oreiller plongé dans une sombre rêverie.

— Je n’irai pas sans mon oncle, s’écria-t-il enfin Je ne sais pas où vous voulez m’emmener.

J’essayai de le persuader que ce serait bien méchant à lui de faire preuve de répugnance à aller rejoindre son père. Mais il résistait opiniâtrement à tous mes efforts pour l’habiller et il me fallut avoir recours à l’assistance du maître pour le décider à sortir du lit. Nous finîmes par réussir à mettre en route le pauvre enfant, après beaucoup d’assurances fallacieuses que son absence serait courte, que Mr Edgar et Cathy viendraient le voir, et d’autres promesse aussi peu fondées que j’inventai et répétai de temps en temps le long du chemin. La pureté de l’air embaumé de la senteur des bruyères, l’éclat du soleil et la douce allure de Minny soulagèrent son abattement au bout d’un moment. Il se mit à me faire des questions sur sa nouvelle demeure et sur les habitants de celle-ci avec assez d’intérêt et de vivacité.

— Les Hauts de Hurle-Vent sont-ils un endroit aussi plaisant que Thrushcross Grange ? demanda-t-il en jetant un dernier regard sur la vallée, d’où montait un léger brouillard qui formait un nuage floconneux bordant le bleu du ciel.

— La propriété n’est pas aussi enfouie dans les arbres, répondis-je, et elle n’est pas tout à fait aussi grande, mais on y jouit d’une très belle vue sur le pays ; l’air y sera plus sain pour vous… plus vif et plus sec. Vous trouverez peut-être, au début, le bâtiment vieux et sombre, bien que ce soit une demeure respectable : la meilleure des environs, après la Grange. Et puis vous ferez, de si belles courses dans les landes ! Hareton Earnshaw — qui est l’autre cousin de Miss Cathy, et par suite le vôtre en quelque sorte — vous montrera tous les coins les plus agréables. Vous pourrez emporter un livre quand le temps sera beau, et faire d’un creux verdoyant votre salle d’études. Il est possible que parfois votre oncle vienne faire une promenade avec vous : il se promène souvent sur les collines.

— Et comment est mon père ? Est-il aussi jeune et aussi beau que mon oncle !

— Il est aussi jeune. Mais il a les cheveux et les yeux noirs, et l’air plus sévère ; il est aussi plus grand et plus fort. Il ne vous paraîtra peut-être pas d’abord aussi doux et aussi aimable, parce que ce n’est pas son genre. Pourtant, ayez soin d’être franc et cordial avec lui ; tout naturellement, il vous aimera encore mieux que ne ferait aucun oncle, puisque vous êtes son fils.

— Des yeux et des cheveux noirs ! répéta Linton d’un air rêveur. Je n’arrive pas à me le représenter. Alors je ne lui ressemble pas, sans doute ?

— Pas beaucoup, répondis-je. Pas le moins du monde, pensais-je, en considérant avec regret le teint blanc et la frêle charpente de mon compagnon, et ses grands yeux langoureux… les yeux de sa mère, mais tout à fait dépourvus de leur éclat et de leur vivacité, sauf dans les moments où ils s’allumaient sous l’influence d’une irritabilité morbide.

— Comme c’est curieux qu’il ne soit jamais venu nous voir, maman et moi ! murmura-t-il. M’a-t-il vu ? S’il m’a vu, c’est quand j’étais un bébé. Je ne me rappelle absolument rien de lui.

— Mais, Master Linton, trois cent milles font une sérieuse distance ; et dix ans paraissent bien moins longs à une grande personne qu’à vous. Il est probable que Mr Heathcliff se proposait chaque été de venir, mais qu’il n’a jamais trouvé une occasion favorable ; et maintenant il est trop tard. Ne le tracassez pas de questions à ce sujet : cela le fâcherait, sans profit pour vous.

Le jeune garçon resta plongé dans ses méditations pendant le reste de là route, jusqu’au moment où nous nous arrêtâmes devant la porte du jardin de la ferme. Je tâchai de saisir ses impressions sur son visage. Il examina les sculptures et les fenêtres basses, les groseilliers épars et les sapins tout penchés, avec une gravité attentive, puis secoua la tête : ses sentiments intimes désapprouvaient complètement l’extérieur de sa nouvelle demeure. Mais il eut le bon sens de différer ses plaintes : il pouvait y avoir une compensation à l’intérieur. Avant qu’il mît pied à terre, j’allai ouvrir la porte. Il était six heures et demie. Le déjeuner venait de prendre fin, la servante débarrassait et essuyait la table ; Joseph se tenait debout près de la chaise de son maître et lui racontait quelque histoire à propos d’un cheval boiteux ; Hareton se préparait à aller aux foins.

— Hé ! Nelly ! dit Mr Heathcliff en m’apercevant. Je craignais d’être obligé de venir chercher mon bien moi-même. Vous me l’avez amené, n’est-ce pas ? Voyons ce que nous pourrons en faire.

Il se leva et se dirigea vers la porte ; Hareton et Joseph suivaient, pleins de curiosité. Le pauvre Linton jeta un regard effrayé sur ces trois visages.

— Sûrement, dit Joseph après une grave inspection, qu’il a fait un troc avec vous, maître, et qu’c’est sa fille que v’là !

Heathcliff, ayant fixé sur son fils un regard qui le couvrit de confusion, laissa échapper un rire méprisant.

— Dieu ! quelle beauté ! quelle ravissante, quelle charmante créature, s’écria-t-il. On a dû le nourrir d’escargots et de petit lait, hein, Nelly ? Oh ! le diable m’emporte ! Mais c’est encore pis que ce que j’attendais… et le diable sait que je n’espérais pourtant pas grand’chose.

Je dis à l’enfant, tremblant et tout déconcerté, de descendre de cheval et d’entrer. Il ne comprenait qu’ à demi la signification des paroles de son père et ne savait pas bien s’il en était l’objet ; à vrai dire, il n’était pas encore certain que cet étranger rébarbatif et sarcastique fût son père. Mais il s’accrochait à moi avec une terreur croissante ; et, comme Mr Heathcliff avait pris un siège et lui avait dit : « viens ici », il se cacha le visage sur mon épaule et pleura.

— Assez ! assez ! dit Heathcliff.

Il étendit le bras, attira brutalement l’enfant entre ses genoux, puis lui tint la tête haute en le prenant sous le menton.

— Pas de ces sottises ! Nous n’allons pas t’avaler, Linton… n’est-ce pas là ton nom ? Tu es bien le fils de ta mère ! Par où tiens-tu de moi, poulet piailleur ?

Il enleva la casquette de l’enfant, repoussa ses épaisses boucles blondes, tâta ses bras grêles et ses doigts effilés. Pendant cet examen, Linton avait cessé de pleurer et levait ses grands yeux bleus pour inspecter son inspecteur.

— Me connais-tu ? demanda Heathcliff, après s’être convaincu que ses membres étaient tous également frêles et faibles.

— Non, dit Linton dont le regard refléta une peur irraisonnée.

— Tu as entendu parler de moi certainement ?

— Non, répéta-t-il.

— Non ! Quelle honte pour ta mère de n’avoir jamais éveillé en toi la piété filiale à mon égard ! Eh bien ! tu es mon fils, je te l’apprends ; et ta mère a été une drôlesse de te laisser dans l’ignorance de ce qu’était ton père. Allons, ne regimbe pas et ne rougis pas ! bien que ce soit déjà quelque chose de voir que ton sang n’est pas blanc. Sois bon garçon et nous nous entendrons. Nelly, si vous êtes fatiguée, vous pouvez vous asseoir ; sinon, retournez chez vous. Je parie que vous allez raconter ce que vous avez vu et entendu au zéro qui habite à la Grange ; et cet être-ci ne se calmera pas tant que vous resterez près de lui.

— Bien, répondis-je. J’espère que vous serez bon pour l’enfant, Mr Heathcliff, autrement vous ne le conserveriez pas longtemps ; et c’est votre seul parent sur la terre, le seul que vous connaîtrez jamais… ne l’oubliez pas.

— Je serai très bon pour lui, soyez sans crainte, dit-il en riant. Seulement, personne d’autre ne doit être bon pour lui : je suis jaloux d’avoir le monopole de son affection. Et, pour commencer mes bontés, Joseph, apportez à déjeuner à ce garçon. Hareton, infernal idiot, va-t’en à ton travail. Oui, Nelly, ajouta-t-il, quand ils furent partis, mon fils est l’héritier présomptif de la Grange, et je ne désire pas qu’il meure avant que je sois assuré de recueillir sa succession. En outre, il est à moi, et je veux jouir du triomphe de voir mon descendant propriétaire légitime de leurs biens : mon enfant donnant des gages à leurs enfants pour labourer les terres de leurs pères. C’est la seule considération qui puisse me faire supporter ce petit drôle ; je le méprise en lui-même et je le hais pour les souvenirs qu’il me rappelle ! Mais cette considération est suffisante. Auprès de moi il est en sûreté et sera l’objet de soins attentifs, tout autant que l’enfant de votre maître auprès de son père. J’ai là-haut une chambre très bien meublée pour lui ; j’ai engagé également un précepteur, qui doit faire vingt milles trois fois par semaine pour venir lui enseigner ce qu’il lui plaira d’apprendre. J’ai ordonné à Hareton de lui obéir. En bref, j’ai tout arrangé en vue d’en faire un supérieur et un gentleman au milieu des gens avec qui il vivra. Je regrette, toutefois, qu’il mérite si peu toute cette peine. Si je souhaitais quelque bonheur en ce monde, c’était de trouver en lui un objet digne d’orgueil ; et ce misérable pleurnicheur à face blême m’a cruellement déçu.

Pendant qu’il parlait, Joseph était revenu, apportant un plat de porridge au lait. Il le plaça devant Linton, qui se détourna de ce mets rustique avec un regard d’aversion et affirma qu’il ne pourrait le manger. Je vis que le vieux serviteur partageait tout à fait le mépris de son maître pour l’enfant, bien qu’il fût obligé de n’en rien laisser paraître, car il était clair que Heathcliff voulait voir son fils respecté par ses inférieurs.

— Vous n’pouvez point l’manger ? répéta-t-il en scrutant curieusement le visage de Linton, et en baissant la voix de peur d’être entendu plus loin. Mais Master Hareton y n’a jamais rien mangé d’aut’, quand c’est qu’il était p’tit ; m’est avis que c’qu’était bon pour lui doit être assez bon pour vous !

— Je ne le mangerai pas, répondit Linton d’un ton hargneux. Remportez cela.

Joseph saisit le plat avec indignation et nous l’apporta.

— C’est y qu’y a quéqu’chose d’môvais dans ces aliments-là ? demanda-t-il en fourrant le plat sous le nez de Heathcliff.

— Qu’y aurait-il de mauvais ? dit celui-ci.

— Eh ben ! vot’précieux gars y dit qu’y n’peut point les manger. Mais j’croyons que c’est naturel ! Sa mère était tout juste comme ça… n’s étions quasiment trop sales pour semer l’grain qui d’vait faire son pain.

— Ne me parlez pas de sa mère, dit le maître avec irritation. Donnez-lui quelque chose qu’il puisse manger, voilà tout. Quelle est sa nourriture habituelle, Nelly ?

J’indiquai du lait bouilli ou du thé, et la femme de charge reçut des instructions en conséquence. « Allons », pensais-je, « l’égoïsme du père pourra contribuer au bien-être de l’enfant. Il se rend compte de sa constitution délicate et de la nécessité de le traiter avec ménagements. Je vais consoler Mr Edgar en lui faisant part du tour qu’a pris l’humeur de Heathcliff. » N’ayant pas d’excuse pour m’attarder plus longtemps, je m’esquivai pendant que Linton était occupé à repousser timidement les avances d’un chien de berger amical. Mais il était trop sur le qui-vive pour qu’on pût le tromper. Au moment où je fermais la porte, j’entendis un cri et ces mots répétés avec frénésie :

— Ne me quittez pas ! Je ne veux pas rester ici ! Je ne veux pas rester ici !

Puis le loquet se souleva et retomba : on ne lui permettait pas de sortir. Je montai sur Minny et lui fis prendre le trot. Ainsi finit ma brève tutelle.