Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 22

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 316-324).

Chapitre XXII


À l’été qui tirait à sa fin allait succéder un automne précoce. La Saint-Michel était passée, mais la moisson était tardive cette année-là et dans quelques-uns de nos champs la récolte n’était pas encore faite. Mr Linton et sa fille allaient fréquemment se promener au milieu des moissonneurs. Le jour qu’on enleva les dernières gerbes, ils restèrent jusqu’à la tombée de la nuit et le temps, vers le soir, étant devenu frais et humide, mon maître prit un mauvais rhume qui se fixa obstinément sur ses poumons et le tint enfermé tout l’hiver, presque sans interruption.

La pauvre Cathy, encore bouleversée de son petit roman, était devenue beaucoup plus triste et plus sombre depuis qu’elle avait dû y renoncer. Son père insista pour qu’elle lût moins et prît plus d’exercice. Elle était privée de sa compagnie ; je crus de mon devoir de le suppléer, autant que possible, auprès d’elle. Mais mon intervention se montra inefficace, car c’est à peine si je pouvais distraire de mes nombreuses occupations journalières deux ou trois heures pour l’accompagner ; et ma société était évidemment moins appréciée que celle de son père.

Une après-midi d’octobre ou du début de novembre, par un temps frais et menaçant, où les feuilles mortes humides bruissaient sur l’herbe et dans les sentiers, où le ciel froid et bleu était à moitié caché par les nuages — sombres bandes noires qui montaient rapidement de l’ouest et présageaient une pluie abondante — je priai ma jeune maîtresse de renoncer à sa promenade, parce que j’étais certaine qu’il y aurait des averses. Elle refusa ; à contre-cœur, je mis mon manteau et pris mon parapluie pour aller avec elle jusqu’au bout du parc. C’était la promenade qu’elle préférait en général quand elle se sentait abattue, ce qui lui arrivait invariablement quand Mr Edgar allait plus mal qu’à l’ordinaire ; il ne l’avouait pas, mais nous le devinions, elle et moi, à son silence et à son air mélancolique. Elle marchait tristement : plus de courses ni de bonds maintenant, bien que le vent froid eût pu l’y inciter. Souvent, du coin de l’œil, je la voyais lever la main et essuyer quelque chose sur sa joue. Je cherchais autour de moi un moyen de donner un autre cours à ses idées. Sur un des côtés du chemin s’élevait un talus haut et raide, où des noisetiers et des chênes rabougris, leurs racines à moitié à nu, se cramponnaient péniblement ; le sol était trop meuble pour les chênes et la force du vent en avait couché quelques-uns presque horizontalement. En été, Miss Catherine aimait beaucoup à grimper sur ces troncs d’arbres, à s’asseoir sur les branches et à se balancer à vingt pieds au-dessus du sol. Tout en prenant plaisir à son agilité et à son humeur joyeuse et enfantine, je jugeais bon néanmoins de la gronder chaque fois que je la surprenais ainsi en l’air, mais de telle façon qu’elle savait bien n’être pas forcée de descendre. Depuis le dîner jusqu’au thé elle restait étendue dans son berceau balancé par la brise, ne faisant rien que se chanter à elle-même de vieilles chansons — celles que je lui avais apprises quand elle était tout enfant — ou regarder les oiseaux, ses voisins, nourrir leurs petits et les entraîner à voler, ou encore se pelotonner, les paupières closes, moitié pensant, moitié rêvant, plus heureuse que les mots ne sauraient l’exprimer.

— Regardez ! Miss ! m’écriai-je en montrant un renfoncement sous les racines d’un des arbres tordus. L’hiver n’est pas encore arrivé ici. Il y a là-haut une petite fleur, le dernier bouton de cette multitude de campanules qui en juillet couvraient d’un brouillard lilas ces degrés gazonnés. Voulez-vous grimper et la cueillir pour la montrer à papa ?

Cathy regarda longtemps la fleur solitaire tremblant dans son abri de terre et finit par répondre :

— Non, je n’y toucherai pas ; mais elle a l’air mélancolique, n’est-ce pas, Hélène ?

— Oui, à peu près aussi engourdie et inerte que vous. Vos joues sont décolorées ; donnez-moi la main et courons. Vous êtes si peu en train que je suis sûre que j’irai aussi vite que vous.

— Non, répéta-t-elle.

Et elle continua de marcher lentement, s’arrêtant pour rêver sur un paquet de mousse, une touffe d’herbe fanée, ou un champignon qui jetait sa tache d’un orange clair au milieu des feuillages sombres. De temps à autre, elle détournait le visage et y portait la main.

— Catherine, pourquoi pleurez-vous, ma chérie ? demandai-je en m’approchant et en passant le bras sur son épaule. Il ne faut pas pleurer parce que papa a un rhume ; rendez grâces à Dieu que ce ne soit rien de plus grave.

Alors elle n’essaya plus de retenir ses larmes ; sa respiration était étouffée par les sanglots.

— Oh ! ce sera quelque chose de plus grave ! Et que deviendraije quand papa et vous m’aurez quittée et que je resterai seule ? Je ne peux pas oublier vos paroles, Hélène ; elles sont toujours dans mon oreille. Comme la vie sera changée, comme le monde sera lugubre, quand papa et vous serez morts !

— Nul ne peut dire si vous ne mourrez pas avant nous. Il ne faut pas anticiper sur le malheur. Espérons que des années et des années se passeront avant qu’aucun de nous s’en aille : le maître est jeune, moi je suis forte et j’ai à peine quarante-cinq ans. Ma mère a vécu jusqu’à quatre-vingts ans, et très alerte jusqu’à la fin. Supposez que Mr Linton vive seulement jusqu’à soixante ans, il aurait encore plus d’années devant lui que vous n’en avez compté jusqu’ici, Miss. Et ne serait-il pas absurde de se lamenter sur une calamité plus de vingt ans d’avance ?

— Mais ma tante Isabelle était plus jeune que papa, remarqua-t-elle, en me regardant avec le timide espoir que je continuerais de la rassurer.

— Votre tante Isabelle n’a eu ni vous ni moi pour la soigner. Elle n’était pas aussi heureuse que le maître ; elle n’était pas retenue à la vie par tant de liens. Tout ce que vous avez à faire est de bien veiller sur votre père, de le réconforter en vous montrant gaie devant lui, et d’éviter de lui créer aucun sujet d’anxiété. Faites-y attention, Cathy ! Je ne vous cacherai pas que vous pourriez le tuer, si vous étiez indisciplinée et irréfléchie, si vous nourrissiez une affection absurde et chimérique pour le fils d’un homme qui se réjouirait de le voir au tombeau ; si même vous lui laissiez soupçonner que vous vous tourmentez d’une séparation qu’il a jugé bon d’ordonner.

— Je ne me tourmente de rien d’autre sur la terre que de la maladie de papa. Tout m’est indifférent en comparaison de papa. Et jamais… jamais… oh ! jamais, tant que j’aurai ma raison, je ne ferai un acte ni ne dirai un mot qui puisse le chagriner. Je l’aime plus que moi-même, Hélène ; ce qui m’en a donné la certitude, c’est que tous les soirs je prie pour lui survivre, car je préférerais d’être malheureuse plutôt que de savoir qu’il sera malheureux. C’est la preuve que je l’aime plus que moi-même.

— Voilà de bonnes paroles. Mais les actes doivent le prouver aussi. Quand il sera rétabli, tâchez de ne pas oublier les résolutions prises à l’heure de la crainte.

Tout en parlant, nous nous étions approchées d’une porte qui donnait sur la route. Ma jeune maîtresse, ranimée par un rayon de soleil, grimpa au sommet du mur, s’y installa et se mit en devoir d’atteindre quelques fruits écarlates brillant aux branches supérieures des églantiers qui ombrageaient le bord du chemin. Ceux d’en bas avaient disparu, mais seuls les oiseaux — ou Cathy dans sa situation présente — pouvaient toucher à ceux d’en haut. En se penchant pour les attirer à elle, son chapeau tomba ; et, comme la porte était fermée, elle proposa de descendre de l’autre côté pour le ramasser. Je lui dis de prendre garde de tomber et elle disparut lestement. Mais le retour n’était pas chose aussi aisée : les pierres étaient lisses et jointoyées, et ni les églantiers ni les ronces ne pouvaient lui fournir de point d’appui. Moi, comme une sotte, je ne m’en rendis compte que quand je l’entendis rire et me crier :

— Hélène ! il va falloir que vous alliez chercher la clef, ou bien il faudra que je fasse le tour par la loge du portier. Je ne peux pas escalader les remparts de ce côté-ci !

— Restez où vous êtes, répondis-je. J’ai mon trousseau de clefs dans ma poche. Peut-être vais-je arriver à ouvrir la porte ; sinon, j’irai.

Catherine s’amusa à danser, de ci de-là, devant la porte pendant que j’essayais toutes les grosses clefs à tour de rôle. Je venais d’essayer la dernière et de constater qu’aucune ne convenait ; après avoir recommandé à ma jeune maîtresse de rester là, je me préparais à courir à la maison aussi vite que je pourrais, quand un bruit qui se rapprochait m’arrêta. C’était le trot d’un cheval. La danse de Catherine s’arrêta aussi.

— Qui est-ce ? demandai-je à voix basse.

— Hélène, je voudrais que vous puissiez ouvrir la porte, répondit-elle de même d’un ton inquiet.

— Ah ! Miss Linton, cria une voix grave (celle du cavalier), je suis heureux de vous rencontrer. Ne vous hâtez pas d’entrer, car j’ai une explication à vous demander et à obtenir de vous.

— Je ne vous parlerai pas, Mr Heathcliff, répondit Catherine. Papa dit que vous êtes un méchant homme et que vous nous haïssez, lui et moi ; et Hélène dit la même chose.

— Cela ne fait rien à l’affaire. Je ne hais pas mon fils, je suppose, et c’est à son sujet que je réclame votre attention. Oui, il y a de quoi rougir. Il y a deux ou trois mois, n’aviez-vous pas l’habitude d’écrire à Linton ? Et de jouer à l’amour avec lui, hein ? Vous mériteriez tous deux de recevoir le fouet. Vous spécialement, la plus âgée ; et la moins sensible, à ce qu’il paraît. J’ai vos lettres, et à la moindre insolence de votre part je les ferai tenir à votre père. Sans doute vous êtes-vous fatiguée de votre amusement et l’avez-vous envoyé au diable, n’est-il pas vrai ? Seulement vous avez du même coup plongé Linton dans un abîme de désespoir. Il avait pris la chose au sérieux, lui ; il était réellement amoureux. Aussi vrai que je vis, il est en train de mourir pour vous ; son cœur a été brisé par votre inconstance : non pas au figuré, mais au propre. Bien que Hareton ait fait de lui une cible pour ses plaisanteries depuis six semaines, et que j’aie employé des moyens plus sérieux, en essayant de l’effrayer sur les conséquences de sa stupidité, son état empire tous les jours ; et il sera sous terre avant l’été prochain, si vous ne le sauvez pas.

— Comment pouvez-vous mentir si impudemment à cette pauvre enfant ! m’écriai-je de l’intérieur du parc. Je vous prie de passer votre chemin ! Comment pouvez-vous, de propos délibéré, avoir recours à d’aussi pitoyables inventions ! Miss Cathy, je vais faire sauter la serrure avec une pierre. Vous ne croirez pas ces méprisables absurdités. Vous le sentez bien vous-même, il est impossible que quelqu’un meure d’amour pour une personne qu’il ne connaît pas.

— Je ne savais pas qu’il y eût des espions, murmura le coquin surpris. Digne Mrs Dean, je vous aime bien, mais je n’aime pas votre double jeu, ajouta-t-il tout haut. Comment avez-vous pu mentir aussi impudemment pour affirmer que je haïssais « cette pauvre enfant » ? Catherine Linton (ce nom seul m’émeut), ma bonne petite fille, je serai absent de chez moi toute la semaine. Allez voir si je n’ai pas dit la vérité ; allez-y, vous serez bien, gentille. Imaginez seulement que votre père soit à ma place, et Linton à la vôtre, pensez à l’opinion que vous auriez de votre insouciant amoureux s’il refusait de faire un pas pour vous réconforter, alors que votre père lui-même l’en supplierait ; et ne tombez pas, par pure stupidité, dans la même erreur. Je jure sur mon salut qu’il est en train de mourir et que vous seule pouvez le sauver.

La serrure céda et je sortis sur la route.

— Je jure que Linton est mourant, répéta Heathcliff en me lançant un regard sévère. Le chagrin et le désappointement précipitent sa fin. Nelly, si vous ne voulez pas la laisser y aller, vous pouvez y aller vous-même. Mais je ne serai pas de retour avant huit jours ; et je crois que votre maître ne ferait guère d’objections à ce qu’elle rendît visite à son cousin.

— Venez, dis-je en prenant Cathy par le bras et en la forçant presque de rentrer ; car elle hésitait, examinant avec des yeux troublés les traits de son interlocuteur, trop impassibles pour déceler sa supercherie.

Il poussa son cheval près d’elle et, se penchant, ajouta :

— Miss Catherine, je vous avouerai que j’ai peu de patience avec Linton ; Hareton et Joseph en ont encore moins. Je vous avouerai qu’il est dans un milieu plutôt rude. Il a soif de tendresse, aussi bien que d’amour ; un mot affectueux de votre part serait pour lui le meilleur remède. N’écoutez pas les cruels avis de Mrs Dean ; soyez généreuse et trouvez moyen de le voir. Il rêve de vous nuit et jour, et ne peut se laisser persuader que vous ne le haïssez pas, puisque vous n’écrivez ni ne venez.

Je fermai la porte et roulai une pierre devant pour aider la serrure branlante à la maintenir. Puis, ouvrant mon parapluie, j’attirai Catherine dessous, car la pluie commençait à percer à travers les branches gémissantes et nous avertissait de ne pas perdre de temps. Notre hâte empêcha tout commentaire sur la rencontre avec Heathcliff pendant que nous nous dirigions à grands pas vers la maison ; mais je devinai instinctivement que le cœur de Catherine était voilé maintenant d’une double obscurité. Ses traits étaient empreints d’une telle tristesse qu’ils ne semblaient plus être les siens. Elle considérait évidemment ce qu’elle venait d’entendre comme la pure vérité.

Le maître s’était retiré avant notre retour pour reposer. Cathy courut à sa chambre pour savoir comment il allait : il s’était endormi. Elle revint et me pria de lui tenir compagnie dans la bibliothèque. Nous prîmes notre thé ensemble ; ensuite elle s’étendit sur le tapis et me dit de ne pas parler car elle était fatiguée. J’ouvris un livre et fis semblant de lire. Dès qu’elle me crut absorbée dans cette occupation, elle se mit à pleurer silencieusement : cela semblait être devenu sa distraction favorite. Je la laissai en jouir un moment ; puis je lui adressai des remontrances. Je tournai en ridicule toutes les assertions de Mr Heathcliff au sujet de son fils, comme si j’étais sûre qu’elle allait être de mon avis. Hélas ! je n’étais pas assez habile pour détruire l’effet qu’avaient produit ses dires, et qui était bien tel qu’il l’avait cherché.

— Il est possible que vous ayez raison, Hélène, répondit-elle, mais je ne me sentirai jamais tranquille tant que je ne saurai pas ce qui en est. Il faut que je dise à Linton que ce n’est pas ma faute si je ne lui écris pas, et que je le convainque que je ne changerai pas de sentiments à son égard.

Que pouvaient contre sa sotte crédulité la colère et les protestations ? Nous nous quittâmes ce soir-là fâchées ; mais le jour suivant me vit sur la route des Hauts de Hurle-Vent au côté du poney de mon entêtée jeune maîtresse. Je n’avais pas pu supporter d’être témoin de son chagrin, de sa pâleur, de son abattement, de ses yeux gonflés ; et j’avais cédé, avec le faible espoir que Linton lui-même pourrait donner, par la manière dont il nous recevrait, la preuve du peu de fondement qu’avait en réalité le conte fait par son père.