Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 23

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 325-336).

Chapitre XXIII


La nuit pluvieuse avait fait place à une matinée brumeuse — moitié gelée, moitié bruine — et l’eau qui descendait des hauteurs en gazouillant formait de petits ruisseaux qui traversaient notre sentier. J’avais les pieds trempés ; j’étais de mauvaise humeur et peu en train ; enfin, juste dans la disposition propre à me faire le mieux ressentir tous ces désagréments. Nous entrâmes dans la maison par la cuisine, pour nous assurer que Mr Heathcliff était bien absent : car j’avais peu de confiance dans sa propre affirmation. Joseph était seul et avait l’air de siéger dans une sorte d’Élysée, à côté d’un feu ronflant, un quart d’ale auprès de lui sur la table couverte de grands morceaux de gâteau d’avoine grillé, sa courte pipe noire à la bouche. Catherine courut à la cheminée pour se chauffer. Je demandai si le maître était là. Ma question demeura si longtemps sans réponse que je crus que le vieillard était devenu sourd et que je la répétai plus haut.

— Non-on ! grogna-t-il, ou plutôt glapit-il, à travers son nez. Non-on ! vous n’avez qu’à vous en retourner d’où c’est qu’vous v’nez.

— Joseph ! cria de l’intérieur, en même temps que moi, une voix maussade. Combien de fois faudra-t-il vous appeler ? Il n’y a plus que quelques cendres rouges. Joseph ! venez sur-le-champ !

De vigoureuses bouffées de sa pipe et un regard résolu vers la grille du foyer indiquèrent qu’il refusait de prêter l’oreille à cet appel. La femme de charge et Hareton étaient invisibles : l’une partie pour faire une course, et l’autre à son travail, sans doute. Nous avions reconnu la voix de Linton et nous entrâmes.

— Oh ! je souhaite que vous périssiez de froid dans un galetas ! dit le jeune homme, croyant que c’était son négligent serviteur qui arrivait.

Il s’arrêta en s’apercevant de son erreur. Sa cousine courut à lui.

— Est-ce vous, Miss Linton ? dit-il en soulevant sa tête du bras du grand fauteuil dans lequel il était allongé. Non… ne m’embrassez pas : cela me coupe la respiration. Mon Dieu ! Papa m’avait dit que vous viendriez, poursuivit-il après s’être un peu remis de l’embrassade de Catherine, qui restait debout d’un air fort contrit. Voudriez-vous fermer la porte, s’il vous plaît ? Vous l’avez laissée ouverte et ces… ces détestables créatures ne veulent pas venir mettre de charbon dans le feu. Il fait si froid.

Je remuai les escarbilles et allai chercher moi-même un seau de charbon. L’invalide se plaignit d’être couvert de cendres ; mais, comme il avait une toux pénible, qu’il paraissait fiévreux et malade, je ne me formalisai pas de son humeur.

— Eh bien ! Linton, murmura Catherine quand il eut fini par dérider son front, êtes-vous content de me voir ? Puis-je quelque chose pour vous ?

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ? demanda-t-il. Vous auriez dû venir au lieu d’écrire. Cela me fatiguait terriblement d’écrire ces longues lettres. J’ aurais bien préféré de causer avec vous. Maintenant, je ne puis plus supporter ni la conversation ni rien d’autre. Je me demande où est Zillah ! Voulez-vous (il me regarda) voir dans la cuisine si elle n’y est pas ? Je n’avais pas reçu de remerciements pour mon précédent service. Comme j’étais peu disposée à courir à droite et à gauche sur ses injonctions, je répliquai :

— Il n’y a personne dans la cuisine que Joseph.

— Je voudrais à boire, s’écria-t-il avec irritation en se retournant. Zillah est constamment à se promener à Gimmerton depuis le départ de papa ; c’est indigne ! Et je suis obligé de descendre ici… ils ont résolu de ne jamais rien entendre quand je suis en haut.

— Votre père est-il attentionné pour vous, Master Heathcliff ? demandai-je en voyant le peu de succès des avances amicales de Catherine.

— Attentionné ! Il les rend un peu plus attentionnés, voilà tout. Les misérables ! Savez-vous, Miss Linton, que cette brute de Hareton se moque de moi ! Je le déteste ! D’ailleurs, je les déteste tous : ce sont des êtres odieux.

Cathy se mit en quête d’un peu d’eau. Elle aperçut un broc sur le buffet, remplit un verre et le lui apporta. Il la pria d’y ajouter une cuillerée de vin d’une bouteille qui se trouvait sur la table. Après avoir avalé quelques gorgées, il parut plus calme et lui dit qu’elle était bien aimable.

— Et êtes-vous content de me voir ? demanda-t-elle en répétant sa première question, heureuse de découvrir sur son visage la trace d’un faible sourire.

— Oui, certainement. C’est une nouveauté que d’entendre une voix comme la vôtre. Mais j’ai été contrarié que vous ne vouliez pas venir. Papa jurait que c’était de ma faute ; il me traitait d’être pitoyable, lamentable, insignifiant ; il disait que vous me méprisiez et que, s’il eût été à ma place, il serait déjà le maître à la Grange, plus que ne l’est votre père. Mais vous ne me méprisez pas, n’est-ce pas, Miss… ?

— Il faut m’appeler Catherine ou Cathy, interrompit ma jeune maîtresse. Vous mépriser ? Non ! Après papa et Hélène, je vous aime plus que personne. Je n’aime pas Mr Heathcliff, par exemple ; je n’oserai pas venir quand il sera de retour. Restera-t-il parti plusieurs jours ?

— Pas très longtemps. Mais il va souvent dans la lande, depuis que la saison de la chasse a commencé ; vous pourriez passer une heure ou deux avec moi en son absence. Dites-moi que vous viendrez. Il me semble que je ne serais pas grognon avec vous ; vous ne m’irriteriez pas et vous seriez toujours prête à m’assister, n’est-il pas vrai ?

— Oui, répondit Catherine en caressant ses longs cheveux soyeux. Si je pouvais seulement obtenir le consentement de papa, je passerais la moitié de mon temps avec vous. Gentil Linton ! je voudrais que vous fussiez mon frère.

— Et vous m’aimeriez alors autant que votre père, observa-t-il plus gaiement. Mais papa dit que vous m’aimeriez plus que votre père et que tout au monde si vous étiez ma femme ; aussi est-ce ce que je préférerais que vous fussiez.

— Non, je n’aimerai jamais personne plus que papa, répondit-elle gravement. Puis il y a des gens qui détestent leur femme, quelquefois ; mais jamais leurs sœurs ni leurs frères ; et, si vous étiez mon frère, vous vivriez avec nous et papa aurait autant d’affection pour vous qu’il en a pour moi.

Linton nia qu’il y eût des gens qui détestassent leur femme ; mais Catherine affirma qu’il y en avait et, dans sa sagesse, cita comme exemple l’aversion de son oncle pour sa tante. Je m’efforçai d’arrêter ses propos irréfléchis. Je n’y réussis pas avant qu’elle eût raconté tout ce qu’elle savait. Master Heathcliff, fort irrité, affirma que son récit était faux.

— Papa me l’a dit, et papa ne dit pas de mensonges, répondit-elle vivement.

— Mon papa, à moi, méprise le vôtre, s’écria Linton ; il le traite de couard et de sot.

— Le vôtre est un méchant homme, répliqua Catherine, et c’est très mal à vous d’oser répéter ce qu’il dit. Il faut qu’il soit bien méchant pour que tante Isabelle l’ait abandonné comme elle l’a fait.

— Elle ne l’a pas abandonné. Vous n’avez pas le droit de me contredire.

— Elle l’a abandonné, cria ma jeune maîtresse.

— Eh bien ! je vais vous dire quelque chose. Votre mère haïssait votre père : voilà !

— Oh ! s’écria Catherine, trop exaspérée pour pouvoir continuer.

— Et elle aimait le mien.

— Petit menteur ! Je vous déteste maintenant !

Elle haletait, la figure toute rouge de colère.

— Oui, oui, elle l’aimait ! chantonna Linton. Il s’enfonça dans son fauteuil et renversa la tête pour jouir de l’émotion de son interlocutrice, qui était derrière lui.

— Silence, Master Heathcliff, dis-je. C’est votre père qui vous a raconté cela aussi, je suppose.

— Pas du tout : taisez-vous. Elle l’aimait, elle l’aimait, Catherine ! Elle l’aimait, elle l’aimait !

Cathy, hors d’elle-même, poussa violemment le fauteuil, ce qui fit tomber Linton contre un des bras. Il fut pris aussitôt d’un accès de toux qui le suffoqua et qui mit rapidement fin à son triomphe. Cela dura si longtemps que j’en fus moi-même effrayée. Quant à sa cousine, elle pleurait tant qu’elle pouvait, atterrée du mal qu’elle avait causé : elle ne dit pourtant pas un mot. Je le soutins jusqu’à ce que l’accès fût passé. Alors il me repoussa et inclina silencieusement la tête. Catherine cessa ses lamentations, elle aussi, prit un siège en face de lui et regarda le feu d’un air grave.

— Comment vous sentez-vous maintenant, Master Heathcliff ? demandai-je au bout de dix minutes.

— Je voudrais qu’elle éprouvât ce que j’éprouve, répondit-il. Malfaisante, cruelle créature ! Hareton ne me touche jamais ; il ne m’a jamais frappé de sa vie. J’allais mieux aujourd’hui, et voilà que…

Le reste de ses paroles se perdit dans un gémissement plaintif.

— Je ne vous ai pas frappé, murmura Catherine, se mordant les lèvres pour prévenir une nouvelle crise d’émotion.

Pendant un quart d’heure, il soupira et gémit, comme s’il souffrait beaucoup ; pour inquiéter sa cousine, apparemment, car chaque fois qu’il l’entendait étouffer un sanglot il s’efforçait de rendre plus pathétiques les manifestations de sa douleur.

— Je suis désolée de vous avoir fait mal, Linton, dit-elle enfin, ne pouvant plus y tenir. Mais moi je n’aurais pas souffert de cette petite poussée et je n’avais pas idée que vous puissiez en souffrir. Ce n’est pas grand’chose, n’est-ce pas, Linton ? Ne me laissez pas rentrer chez moi avec la pensée que je vous ai fait du mal. Répondez ! Parlez-moi !

— Je ne peux pas vous parler, murmura-t-il. Vous m’avez fait tant de mal que je vais passer une nuit blanche à étrangler avec cette toux. Si elle vous tenait, vous verriez ce que c’est ; mais vous dormirez tranquillement pendant que je souffrirai le martyre, et sans personne près de moi. Je voudrais savoir ce que vous diriez d’avoir à subir ces effroyables nuits !

Il se mit à gémir tout haut en s’apitoyant sur son propre sort.

— Puisque vous avez l’habitude de passer des nuits terribles, dis-je, ce n’est pas Miss qui aura troublé votre tranquillité ; c’eût été la même chose si elle ne fût pas venue. Quoi qu’il en soit, elle ne vous dérangera plus ; et vous vous calmerez peut-être quand nous vous aurons quitté.

— Faut-il que je m’en aille ? demanda Catherine tristement en se penchant vers lui. Voulez-vous que je m’en aille, Linton ?

— Vous ne pouvez pas remédier à ce que vous avez fait, répondit-il avec humeur, en se reculant ; vous ne pouvez que l’aggraver en m’irritant jusqu’à ce que j’aie la fièvre.

— Alors il faut que je m’en aille ? répéta-t-elle.

— Laissez-moi tranquille, au moins. Je ne puis pas supporter le bruit de vos paroles.

Elle hésitait et résista longtemps à mes efforts pour la décider à partir ; mais, comme il ne levait pas la tête et, ne parlait pas, elle finit par faire un mouvement vers la porte et je la suivis. Un cri nous rappela. Linton avait glissé de son siège sur la pierre du foyer et restait là à se débattre, par pure perversité d’enfant qui se complaît dans son mal et qui a résolu d’être aussi insupportable et odieux que possible. Sa conduite ne laissait pas de doute sur ses intentions, et je vis aussitôt que ce serait folie de vouloir essayer de le satisfaire. Mais ma compagne ne pensait pas de même ; elle revint en courant, tout effrayée, s’agenouilla, pleura, caressa, supplia, tant et si bien qu’il finit par se calmer, faute de souffle : mais pas du tout par remords de la désolation où il la plongeait.

— Je vais le mettre sur le banc, dis-je, et il se roulera comme il voudra : nous ne pouvons pas rester ici à le veiller. Je pense que vous êtes convaincue, Miss Cathy, que vous n’êtes pas la personne dont la présence peut le soulager et que son état de santé ne tient pas à son attachement pour vous. Là, le voilà installé ! Venez. Dès qu’il verra qu’il n’y a plus personne pour s’occuper de ses sottises, il sera trop heureux de rester tranquille.

Elle plaça un coussin sous sa tête et lui offrit un peu d’eau qu’il repoussa. Puis il se tourna et se retourna péniblement sur le coussin, comme si c’eût été une pierre ou une pièce de bois. Elle essaya de le disposer plus commodément.

— Cela ne peut pas aller, dit-il ; ce n’est pas assez haut.

Catherine en apporta un autre pour mettre par-dessus.

— C’est trop haut, murmura cet être exaspérant.

— Comment faut-il que je l’arrange, alors ? demanda-t-elle d’un air désespéré.

Elle était à demi agenouillée près du banc ; il se cramponna à elle et fit de son épaule un oreiller.

— Non, pas comme cela, dis-je. Vous vous contenterez du coussin, Master Heathcliff. Miss a déjà perdu trop de temps avec vous ; nous ne pouvons pas rester cinq minutes de plus.

— Si, si, nous le pouvons ! répliqua Catherine. Il est sage et patient, maintenant. Il commence à comprendre que j’aurai bien plus de chagrin que lui cette nuit, si j’ai lieu de croire que ma visite a aggravé son état ; et alors je n’oserai pas revenir. Dites-moi la vérité là-dessus, Linton ; car il ne faut pas que je revienne, si je vous ai fait du mal.

— Il faut que vous reveniez pour me guérir. Vous devez venir précisément parce que vous m’avez fait mal… grand mal, vous le savez bien ! Je n’étais pas aussi souffrant quand vous êtes arrivée que je le suis à présent… n’est-ce pas vrai ?

— Mais vous vous êtes rendu malade vous-même à force de pleurer et de vous mettre en colère, fis-je observer.

— Ce n’est pas moi qui en suis cause, dit sa cousine. En tout cas, nous allons être bons amis, à présent. Vous avez besoin de moi ; vous aimeriez vraiment à me voir de temps en temps ?

— Je vous l’ai dit, reprit-il avec impatience. Asseyez-vous sur le banc et laissez-moi m’appuyer sur vos genoux. C’est ainsi que faisait maman pendant des après-midi entières. Ne bougez pas et ne parlez pas. Mais vous pouvez me chanter une chanson, si vous savez chanter ; ou vous pouvez me dire une longue, jolie et intéressante ballade… une de celles que vous m’aviez promis de m’apprendre ; ou une histoire. Pourtant, j’aimerais mieux une ballade : commencez.

Catherine récita la plus longue de celles qu’elle put se rappeler. Ce passe-temps leur plaisait énormément à tous deux. Linton en voulut une autre, et encore une autre, en dépit de mes vives objections. Ils continuèrent de la sorte jusqu’à ce que la pendule sonnât midi. Nous entendîmes dans la cour Hareton, qui rentrait pour dîner.

— Et demain, Catherine, viendrez-vous demain ? demanda le jeune Heathcliff. Il la retenait par sa robe tandis qu’elle se levait à contre-cœur.

— Non, répondis-je, ni après-demain non plus.

Mais elle lui fit évidemment une réponse différente, car le front de Linton s’éclaira comme elle se baissait et lui chuchotait quelque chose à l’oreille.

— Vous ne viendrez pas demain, ne l’oubliez pas. Miss ! commençai-je dès que nous fûmes hors de la maison. Vous n’y songez pas, je pense ?

Elle sourit.

— Oh ! j’y veillerai, repris-je. Je ferai réparer cette serrure et vous ne pouvez pas vous échapper par ailleurs.

— Je puis passer par-dessus le mur, dit-elle en riant. La Grange n’est pas une prison, Hélène, et vous n’êtes pas ma geôlière. Et puis, j’ai presque dix-sept ans : je suis une femme. Je suis sûre que Linton se rétablirait vite s’il m’avait auprès de lui pour le soigner. Je suis plus âgée que lui, vous savez, et plus raisonnable, moins enfant, vous ne le nierez pas ? Je me ferais bien vite obéir de lui, en le cajolant un peu ; c’est un vrai petit bijou, quand il est sage. J’en ferais un agneau apprivoisé, s’il était à moi. Nous ne nous querellerions jamais, bien certainement, quand nous serions habitués l’un à l’autre. Est-ce que vous ne l’aimez pas, Hélène ?

— L’aimer ! m’écriai-je. C’est le plus hargneux des enfants maladifs qui ait jamais lutté pour traverser l’adolescence. Par bonheur, comme le prédisait Mr Heathcliff, il n’atteindra pas sa vingtième année. Je doute même qu’il voie le prochain printemps ; et ce ne sera pas une grosse perte pour sa famille quand il disparaîtra. Il est heureux pour nous que son père l’ait repris : plus on le traiterait avec douceur, plus il serait insupportable et égoïste. Je suis bien contente que vous n’ayez aucune chance de l’avoir pour époux, Miss Catherine.

Ma compagne devint sérieuse en entendant ce discours. Parler de la mort de Linton avec autant d’insouciance blessait ses sentiments.

— Il est plus jeune que moi, reprit-elle après une méditation prolongée, et il devrait vivre plus longtemps. Il vivra… il faut qu’il vive aussi longtemps que moi. Il se porte maintenant aussi bien que quand il est arrivé dans le nord ; j’en suis certaine. Ce n’est qu’un rhume qui le fait souffrir, un rhume comme celui de papa. Vous dites que papa guérira, et pourquoi pas lui ?

— Bon, bon ! Après tout, il est inutile de nous préoccuper de tout cela. Car, écoutez, Miss — et prenez garde, je tiendrai parole — si vous essayez de retourner à Hurle-Vent avec ou sans moi, j’avertirai Mr Linton. Sans sa permission, votre intimité avec votre cousin ne doit pas être renouée.

— Elle a été renouée, murmura Cathy d’un air boudeur.

— Ne doit pas continuer, alors.

— Nous verrons, répondit-elle.

Et elle partit au galop, me laissant peiner en arrière.

Nous arrivâmes l’une après l’autre à la maison avant l’heure du dîner. Mon maître, supposant que nous avions fait une excursion dans le parc, ne demanda aucune explication au sujet de notre absence. Dès que je fus rentrée, je me hâtai de changer de souliers et de bas ; ceux que j’avais étaient trempés. Mais cette station prolongée à Hurle-Vent avait été mauvaise pour moi. Le lendemain matin j’étais alitée et, pendant trois semaines, je fus dans l’impossibilité de vaquer à mes occupations, infortune que je n’avais encore jamais subie auparavant et que je n’ai jamais subie depuis, grâce à Dieu.

Ma jeune maîtresse se conduisit comme un ange. Elle venait me soigner et égayer ma solitude. La réclusion m’affaiblit beaucoup. C’est une chose pénible pour quelqu’un d’actif et de remuant ; mais il était difficile d’avoir moins de raisons de se plaindre que je n’en avais. Dès que Catherine quittait la chambre de Mr Linton, elle apparaissait à mon chevet. Sa journée était partagée entre nous deux ; pas une minute n’était consacrée à l’amusement ; elle négligeait ses repas, ses études et son jeu ; c’était la garde la plus tendre qui eût jamais soigné une malade. Il fallait que son cœur fût bien chaud pour qu’elle, qui aimait tant son père, m’en donnât une telle part. Je disais que ses journées étaient partagées entre nous ; mais le maître se retirait de bonne heure, et moi je n’avais en général besoin de rien après six heures, de sorte qu’elle avait sa soirée à elle. Pauvre petite ! Je ne m’inquiétais jamais de ce qu’elle faisait de son temps après le thé. Et quoique, fréquemment, quand elle entrait chez moi pour me dire bonsoir, je remarquasse de fraîches couleurs sur ses joues et une certaine rougeur sur ses doigts effilés, au lieu de songer qu’une course à cheval à travers la lande, par ce temps froid, pouvait en être la cause, je les attribuais simplement à la vivacité du feu de labibliothèque.