Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 33

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 437-448).

Chapitre XXXIII


Le lendemain de ce lundi, comme Earnshaw n’était toujours pas en état de vaquer à ses travaux habituels, et restait par conséquent aux abords de la maison, je me rendis bientôt compte qu’il me serait impossible de retenir ma pupille sous ma coupe ainsi que je l’avais fait jusqu’alors. Elle descendit avant moi et sortit dans le jardin, où elle avait aperçu son cousin occupé à quelque menue besogne. Quand j’allai les inviter à venir déjeuner, je constatai qu’elle l’avait persuadé de débarrasser des groseilliers un grand espace de terrain, et qu’ils étaient tous deux très absorbés par des projets d’importation de plantes de la Grange.

Je fus épouvantée de la dévastation qui avait été accomplie en une petite demi-heure. Les groseilliers noirs étaient pour Joseph comme la prunelle de ses yeux, et elle avait précisément fixé son choix sur leur emplacement pour une plate-bande de fleurs.

— Eh bien ! tout cela va être montré au maître, m’écriai-je, à la minute même où ce sera découvert. Et quelle excuse aurez-vous à donner pour avoir pris de telles libertés avec le jardin ? Cela nous vaudra une belle scène, vous verrez ! Mr Hareton, je suis surprise que vous n’ayez pas été mieux avisé que d’avoir entrepris tout ce bel ouvrage sur sa simple demande.

— J’avais oublié que les cassis étaient à Joseph, répondit Earnshaw assez penaud ; mais je lui dirai que c’est moi qui ai tout fait.

Nous prenions toujours nos repas avec Mr Heathcliff. Je remplissais les fonctions de maîtresse de maison pour préparer le thé et pour découper. J’étais donc indispensable à table. Catherine était en général à côté de moi ; mais, ce jour-là, elle m’avait fui pour se rapprocher de Hareton. Je vis bientôt qu’elle ne mettrait pas plus de discrétion dans son amitié qu’elle n’en avait mis dans son hostilité.

— Allons, faites attention à ne pas trop parler à votre cousin et à ne pas trop vous occuper de lui : telles furent les instructions que je lui soufflai à l’oreille quand nous entrâmes dans la pièce. Cela contrarierait certainement Mr Heathcliff, et il serait furieux contre vous deux.

— Je n’en ai pas l’intention, répondit-elle.

Une minute après, elle était à côté de lui et piquait des primevères dans son assiette de porridge.

Il n’osait pas lui adresser la parole en cet endroit ; à peine osait-il lever les yeux. Cependant, elle continuait de le taquiner, et deux fois il fut sur le point de ne pouvoir retenir son rire. Je fronçai les sourcils, et elle jeta un regard sur le maître ; mais l’esprit de celui-ci était absorbé par d’autres sujets que la tenue de ses convives, comme on en pouvait juger à son attitude. Catherine devint un instant sérieuse et le considéra avec une profonde gravité. Ensuite elle se tourna et recommença ses folies. Hareton finit par laisser échapper un rire étouffé. Mr Heathcliff tressaillit : ses yeux nous dévisagèrent rapidement. Catherine soutint son examen avec l’air habituel de nervosité et pourtant de défi qu’il détestait.

— Il est heureux que vous soyez hors de mon atteinte, s’écria-t-il. Quel démon vous possède pour que vous me répondiez toujours par ce regard infernal ? Baissez les yeux ! et ne recommencez pas à me faire souvenir de votre existence. Je croyais vous avoir guérie du rire.

— C’était moi, murmura Hareton.

— Que dis-tu ? demanda le maître.

Hareton mit le nez dans son assiette et ne répéta pas son aveu. Mr Heathcliff le regarda un instant, puis reprit silencieusement son déjeuner et sa rêverie interrompue. Nous avions presque fini, et les deux jeunes gens s’éloignèrent prudemment l’un de l’autre, de sorte que je ne prévoyais pas de nouveau trouble pour cette fois-là, quand Joseph parut à la porte. Sa lèvre tremblante et ses yeux furibonds révélaient qu’il avait découvert l’outrage commis sur ses précieux arbustes. Il devait avoir aperçu Cathy et son cousin sur le lieu du délit avant d’aller constater les dégâts, car, pendant que ses mâchoires s’agitaient comme celle d’un bœuf qui rumine, ce qui rendait son langage difficile à comprendre, il commença :

— J’voulions avoir mes gages et m’en aller ! J’aurions voulu mourir là où qu’j’avions servi durant sessante ans ; j’comptions transporter mes livres et toutes mes p’tites bricoles dans mon galetas, et j’leux y aurions laissé la cuisine pour eux tout seuls, pour qu’y m’baillent la paix. C’était dur ed’quitter mon coin du feu, mais j’croyons qu’j’aurions pu faire çà ! Mais v’là-t-y pas que m’prend mon jardin, et ça, su’ma conscience, maître, j’pouvions point l’tolérer ! Vous pouvez vous plier au joug si ça vous chante… moi, j’ y sommes point habitué, et un vieillard n’s’habitue point à d’nouveaux fardeaux. J’aimerions mieux gagner mon pain à casser des cailloux su’la route !

— Allons, allons, idiot ! interrompit Heathcliff, finissons-en ! De quoi vous plaignez-vous ? Je ne veux pas me mêler des disputes entre vous et Nelly. Elle peut vous jeter dans le trou à charbon, pour ce que je m’en soucie.

— C’est point Nelly ! Je n’m’en irions point à cause de Nelly… si môvaise prop’à rien qu’é soye. Dieu merci ! é n’serait capable d’voler l’âme de personne. E’n’a jamais été si belle, que personne prenne garde à ses œillades. C’est c’te peste d’fille dépravée qu’a ensorcelé not’gars, avec ses yeux affrontés et ses manières éhontées… au point que… Non ! ça m’fend l’cœur ! Il a oublié tout c’que j’avions fait pour lui, et fait d’lui, et vl’à-t-y pas qu’il est allé arracher toute eune rangée des plus biaux cassis du jardin !

Là-dessus il s’abandonna à ses lamentations, accablé par le sentiment des cruelles offenses qu’on lui avait faites, de l’ingratitude d’Earnshaw et du danger que ce dernier courait.

— Le drôle est-il ivre ? demanda Mr Heathcliff. Hareton, est-ce à toi qu’il en a ?

— J’ai enlevé deux ou trois groseilliers, répondit le jeune homme, mais je vais les remettre.

— Et pourquoi les as-tu enlevés ?

Catherine intervint à propos.

— Nous voulions planter quelques fleurs à leur place, s’écria-t-elle. Je suis la seule qui mérite un blâme, car c’est moi qui ai désiré qu’il le fît.

— Et qui diable vous a permis de toucher à une brindille ici ? demanda son beau-père, très surpris. Et qui t’a commandé de lui obéir ? ajouta-t-il en se tournant vers Hareton.

Ce dernier restait muet. Sa cousine répliqua :

— Vous ne devriez pas me chicaner pour quelques mètres de terrain que je veux consacrer à l’ornementation, quand vous m’avez pris toutes mes terres !

— Vos terres, insolente vaurienne ! Vous n’en avez jamais eu.

— Et mon argent, reprit-elle en lui renvoyant son regard furieux, et mordillant une croûte de pain, reste de son déjeuner.

— Silence ! Finissez et allez-vous-en !

— Et les terres de Hareton, et son argent, poursuivit l’indomptable créature. Hareton et moi sommes amis maintenant ; je l’éclairerai sur votre compte !

Le maître parut un moment décontenancé ; il pâlit et se leva, sans cesser de diriger sur elle un regard chargé d’une haine mortelle.

— Si vous me frappez, Hareton vous frappera, dit-elle ; vous ferez donc mieux de vous rasseoir.

— Si Hareton ne vous chasse pas de cette pièce mes coups l’enverront en enfer, tonna Heathcliff. Damnée sorcière ! Auriez-vous l’audace de prétendre le révolter contre moi ? Qu’elle disparaisse ! Entends-tu ? Jette-la dans la cuisine ! Je la tuerai, Hélène Dean, si vous la laissez reparaître devant moi !

Hareton essaya de la persuader tout bas de partir.

— Mets-là dehors, cria Heathcliff avec sauvagerie. Vas-tu rester à bavarder ?

Et il s’approcha pour exécuter lui-même son ordre.

— Il ne vous obéira plus, méchant, dit Catherine, et bientôt il vous détestera autant que je vous déteste.

— Chut ! Chut ! murmura le jeune homme d’un ton de reproche. Je ne veux pas vous entendre lui parler ainsi. Finissez.

— Mais vous ne le laisserez pas me battre ?

— Venez, alors, lui dit-il avec fermeté.

Il était trop tard : Heathcliff l’avait saisie.

— Maintenant, va-t’en, toi, dit-il à Earnshaw. Maudite sorcière ! Cette fois-ci elle m’a provoqué à un moment où je ne pouvais le supporter ; elle s’en repentira jusqu’à la fin de ses jours.

Il tenait ses cheveux dans sa main. Hareton essaya de les dégager, le suppliant de l’épargner pour cette fois. Les yeux noirs de Heathcliff étincelaient ; il semblait prêt à mettre Catherine en pièces, et j’allais me risquer à venir à son secours, quand tout à coup ses doigts se relâchèrent ; il abandonna sa tête pour la prendre par le bras, et la regarda fixement. Puis il lui mit la main sur les yeux, resta un moment immobile comme s’il cherchait à retrouver ses esprits et, se tournant de nouveau vers Catherine, dit avec un calme affecté :

— Il faut que vous appreniez à éviter de me mettre en colère, ou je finirai vraiment par vous tuer, un jour ! Allez avec Mrs Dean et restez avec elle ; gardez pour elle vos insolences. Quant à Hareton Earnshaw, si je le vois vous écouter, je l’enverrai chercher son pain là où il pourra le trouver. Votre amour fera de lui un proscrit et un mendiant. Nelly, emmenez-la ; et laissez-moi tous. Laissez-moi !

Je fis sortir ma jeune dame : elle était trop heureuse de s’en être tirée à si bon compte pour résister. L’autre suivit, et Mr Heathcliff resta seul dans la salle jusqu’au dîner. J’avais conseillé à Catherine de dîner en haut ; mais, dès qu’il s’aperçut que sa chaise restait vide, il m’envoya la chercher. Il ne nous adressa pas la parole, mangea fort peu, et sortit immédiatement après le repas en disant qu’il ne rentrerait pas avant le soir.

En son absence, les deux nouveaux amis s’installèrent dans la salle. J’entendis Hareton réprimander sérieusement sa cousine qui offrait de lui révéler la conduite de Heathcliff envers Hindley Earnshaw. Il dit qu’il ne souffrirait pas qu’on le dénigrât devant lui ; serait-il le diable, peu lui importait, il le soutiendrait, et il aimait mieux qu’elle l’insultât lui-même, comme elle avait accoutumé, que de la voir s’en prendre à Mr Heathcliff. À ces déclarations Catherine devint de mauvaise humeur ; mais il trouva moyen de la faire taire en lui demandant ce qu’elle dirait si lui, Hareton, parlait mal de son père à elle. Elle comprit alors qu’Earnshaw prenait vraiment à cœur la réputation du maître, qu’il lui était attaché par des liens trop forts pour que la raison pût les dénouer, des chaînes forgées par l’habitude et qu’il serait cruel d’essayer de desserrer. Elle fit preuve d’un bon cœur en évitant désormais les plaintes et les manifestations d’antipathie à l’égard de Heathcliff ; elle m’avoua ses regrets d’avoir tenté de semer la discorde entre lui et Hareton ; et vraiment je ne crois pas que, depuis lors, elle ait jamais prononcé, en présence de ce dernier, une syllabe contre son oppresseur.

Dès que ce petit désaccord fut aplani, ils redevinrent amis et consacrèrent la plus grande activité possible à leurs occupations d’élève et de professeur. Je vins m’installer près d’eux quand j’eus fini mon ouvrage, et j’éprouvai à leur vue une satisfaction si douce que je ne me rendis pas compte de la fuite du temps. Vous comprenez, tous deux étaient en quelque sorte mes enfants. J’avais été longtemps fière de l’une, et maintenant, j’en étais sûre, l’autre serait une source de semblable satisfaction. Sa nature honnête ardente et intelligente, triomphait vite de l’ignorance et de la dégradation dans lesquelles il avait été élevé ; et les conseils sincères de Catherine aiguillonnaient son zèle. Son esprit, en s’éclairant, éclairait ses traits, leur donnait de la vivacité et de la noblesse : je pouvais à peine croire que ce fût là le même individu que j’avais vu le jour où j’avais découvert ma jeune maîtresse à Hurle-Vent, après son expédition aux rochers. Tandis que je les admirais et qu’ils travaillaient, la nuit approchait, et avec elle revint le maître, il arriva sur nous tout à fait à l’improviste, en entrant par la porte du devant, et put à loisir nous contempler tous les trois, avant que nous eussions levé la tête et l’eussions aperçu. Bon, me dis-je, jamais spectacle ne fut plus plaisant ni plus inoffensif ; et ce serait une vraie honte de gronder ces jeunes gens. La lueur rouge du feu éclairait leurs deux jolies têtes et montrait leurs visages animés d’un ardent intérêt d’enfants ; car, bien qu’il eût vingt-trois ans et elle dix-huit, tous deux avaient tant de sensations à découvrir, tant de nouveautés à apprendre, qu’aucun ne manifestait ni n’éprouvait les sentiments de la maturité rassise et désenchantée.

Ils levèrent les veux en même temps et aperçurent Mr Heathcliff. Peut-être n’avez-vous jamais observé que leurs yeux sont exactement semblables : ce sont ceux de Catherine Earnshaw. La Catherine actuelle n’a pas d’autre ressemblance avec elle, si ce n’est la largeur du front et une certaine courbure des narines qui lui donne l’air plutôt hautain, qu’elle le veuille ou non. Chez Hareton, la ressemblance est plus forte ; elle est remarquable en tous temps, et à ce moment-là elle était particulièrement frappante, parce que ses sens étaient en éveil et que ses facultés mentales avaient une activité inaccoutumée. Je suppose que cette ressemblance désarma Mr Heathcliff : il s’avança vers le foyer, en proie à une agitation manifeste, mais qui s’apaisa rapidement quand il regarda le jeune homme, ou plutôt, devrais-je dire, qui changea de caractère ; car elle subsistait. Il lui prit le livre des mains, jeta un coup d’œil sur la page où il était ouvert, puis le lui rendit sans observations ; il fit simplement signe à Catherine de s’en aller. Son compagnon ne fut pas long à la suivre, et j’allais en faire autant, quand il me dit de rester assise.

— C’est une triste conclusion, n’est-ce pas ? observa-t-il après avoir médité un moment sur la scène dont il venait d’être témoin, une absurde terminaison de mes violents efforts ! Je prends des leviers et des pioches pour démolir les deux maisons, je m’exerce à devenir capable d’un travail d’Hercule, et quand tout est prêt, à pied d’œuvre, je m’aperçois que la volonté de soulever une seule ardoise de chacun des toits s’est évanouie ! Mes vieux ennemis ne m’ont pas battu. Le moment précis est venu de me venger sur leurs représentants ; je pourrais le faire, et nul ne pourrait m’en empêcher Mais à quoi bon ? Je n’ai cure de frapper : je suis hors d’état de prendre la peine de lever la main ! On dirait que je n’ai travaillé pendant tout ce temps que pour finir par un beau trait de magnanimité. Ce n’est pas cela du tout : j’ai perdu la faculté de jouir de leur destruction, et je suis trop paresseux pour détruire sans motif.

Nelly, un étrange changement se prépare, dont l’ombre me couvre en ce moment. Je prends si peu d’intérêt à la vie journalière que c’est à peine si je pense à manger et à boire. Les deux êtres qui viennent de quitter cette chambre sont les seuls objets qui gardent pour moi une apparence matérielle distincte ; et cette apparence me cause une douleur qui va jusqu’à l’angoisse. D’elle, je ne veux pas parler et je désire de n’y pas penser. Mais je souhaiterais sérieusement qu’elle fût invisible ; sa présence ne fait qu’éveiller en moi des sensations qui me rendent fou. Lui, il me trouble d’une façon différente ; et pourtant, si je pouvais le faire sans paraître insensé, je voudrais ne jamais le revoir. Vous penserez peut-être que j’ai une tendance marquée à devenir insensé, ajouta-t-il en faisant un effort pour sourire, si j’essaie de vous décrire les mille formes d’anciens souvenirs et d’anciennes idées qu’il évoque et qu’il personnifie en soi. Mais vous ne répéterez pas ce que je vous dis, et mon esprit est si éternellement renfermé en lui-même qu’il est tentant, à la fin, de le mettre à nu devant un autre.

Il y a cinq minutes, Hareton me semblait une incarnation de ma jeunesse et non un être humain : mes sentiments pour lui étaient tellement mélangés qu’il m’eût été impossible de l’aborder d’une manière raisonnable. En premier lieu, la ressemblance frappante avec Catherine le rattachait à elle d’une façon effrayante. Pourtant, ce fait, que vous pourriez supposer exercer sur mon imagination l’influence la plus forte, n’exerce en réalité que la plus faible : car qu’est-ce qui, pour moi, ne se rattache pas à elle ? Qu’est-ce, qui ne me la rappelle pas ? je ne peux pas jeter les yeux sur ce dallage sans y voir ses traits dessinés ! Dans chaque nuage, dans chaque arbre, remplissant l’air la nuit, visible par lueurs passagères dans chaque objet le jour, je suis entouré de son image. Les figures d’hommes et de femmes les plus banales, mon propre visage, se jouent de moi en me présentant sa ressemblance. Le monde entier est une terrible collection de témoignages qui me rappellent qu’elle a existé, et que je l’ai perdue ! Eh bien ! Hareton, tout à l’heure, était pour moi le fantôme de mon amour immortel, de mes furieux efforts pour maintenir mon droit, de ma dégradation, de mon orgueil, de mon bonheur, de mon angoisse…

Mais c’est de la folie d’exprimer ces pensées devant vous. Cependant, cela vous fera comprendre pourquoi, malgré ma répugnance à rester toujours seul, sa société, loin de me faire du bien, aggrave plutôt le perpétuel tourment que j’endure ; et c’est cela qui, en partie, contribue à me rendre indifférent à ses rapports avec sa cousine. Je ne peux plus faire attention à eux.

— Mais qu’entendez-vous par un changement, Mr Heathcliff ? demandai-je.

J’étais alarmée de son attitude, bien que, selon moi, il n’eût jamais été en danger de perdre le sens ni de mourir. Il était vraiment vigoureux et plein de santé ; quant à sa raison, depuis son enfance il se complaisait à nourrir de sombres idées et à entretenir de bizarres imaginations. Il pouvait avoir la monomanie de sa défunte idole ; mais sur tous les autres points son esprit était aussi sain que le mien.

— Je ne le saurai pas avant qu’il se produise, répondit-il. Je n’en ai conscience qu’à demi pour le moment.

— Vous ne vous sentez pas malade, n’est-ce pas ?

— Non, Nelly, nullement.

— Et vous n’avez pas peur de la mort ?

— Peur ? Non ! Je n’ai ni crainte, ni pressentiment, ni espoir de la mort. Pourquoi éprouverais-je ces sentiments ? Avec ma robuste constitution et mon genre de vie sobre, mes occupations sans danger, je devrais demeurer, et il faudra probablement que je demeure sur cette terre jusqu’à ce qu’il me reste à peine un cheveu noir sur la tête. Et pourtant je ne peux pas continuer à vivre ainsi ! Je suis obligé de concentrer mon attention pour respirer, de forcer presque mon cœur à battre ! C’est comme si j’avais à faire ployer un ressort raidi : c’est par contrainte que j’exécute le moindre des actes qui ne sont pas déterminés par ma pensée unique ; par contrainte que je prête attention à tout ce qui, vivant ou mort, n’est pas associé à l’idée qui m’obsède. Je n’ai qu’un désir, à quoi tendent tout mon être et toutes mes facultés. Ils y ont tendu si longtemps et avec tant de constance que je suis convaincu qu’il sera satisfait — et bientôt — parce qu’il a dévoré mon existence : je suis englouti dans l’avant-goût de sa réalisation. Ma confession ne m’a pas soulagé ; mais elle pourra expliquer des phases de mon humeur, qui, autrement, seraient inexplicables. Ô Dieu ! c’est une longue lutte, et je voudrais qu’elle fût finie !

Il se mit à arpenter la chambre, en se murmurant à soi-même de terribles choses, au point que j’inclinais à croire, comme il disait que croyait Joseph, que sa conscience avait fait de son cœur un enfer terrestre. Je me demandais avec anxiété comment cela finirait. Quoiqu’il eût rarement manifesté cet état d’esprit, même par la simple expression de sa physionomie, c’était son état ordinaire, j’en étais certaine. Il l’affirmait lui-même, mais personne n’eût pu le deviner à son aspect général. Vous ne l’avez pas deviné quand vous l’avez vu, Mr Lockwood ; et, à l’époque dont je parle, il était exactement le même qu’alors : plus épris seulement de solitude perpétuelle, et peut-être encore plus laconique en société.