Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 34

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 449-465).

Chapitre XXXIV


Pendant les quelques jours qui suivirent, Mr Heathcliff nous évita aux repas, sans jamais cependant consentir explicitement à en exclure Hareton et Cathy. Il lui répugnait de céder à ses sentiments d’une manière si complète et il préférait s’absenter. Manger un fois dans les vingt-quatre heures paraissait suffire à sa subsistance.

Une nuit, après que tout le monde était allé se coucher, je l’entendis descendre et sortir par la porte du devant. Je ne l’entendis pas rentrer et, le matin je constatai qu’il était toujours absent. Nous étions alors en avril ; le temps était doux et chaud, l’herbe aussi verte que pouvaient la rendre les averses et le soleil, et les deux pommiers nains près du mur du sud étaient en pleine floraison. Après le déjeuner, Catherine insista pour que j’apportasse une chaise et m’installasse avec mon ouvrage sous les sapins, à l’extrémité de la maison. Par ses cajoleries, elle décida Hareton, tout à fait remis de son accident, à lui bêcher et à lui arranger son petit jardin, que les plaintes de Joseph avaient fait transporter dans ce coin-là. Je jouissais avec délice des effluves embaumés du printemps et de l’admirable ciel bleu, quand ma jeune dame, qui avait couru près de la barrière chercher quelques pieds de primevères pour une bordure, revint les mains à moitié vides et nous annonça que Mr Heathcliff arrivait.

— Et il m’a parlé, ajouta-t-elle d’un air perplexe.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Hareton.

— Il m’a dit de me sauver aussi vite que je pourrais. Mais il avait un air si différent de celui qu’il a d’ordinaire que je me suis arrêtée un instant pour le regarder.

— Quel air ? demanda Hareton.

— Eh bien ! presque gai, presque rayonnant. Non, presque rien du tout… très excité, étrange et heureux.

— C’est donc que les excursions nocturnes l’amusent, remarquai-je en affectant l’indifférence.

En réalité, j’étais aussi surprise qu’elle et désireuse de vérifier l’exactitude de ses dires ; car la vue du maître avec l’air heureux n’était pas un spectacle de tous les jours. Je pris un prétexte pour rentrer. Heathcliff se tenait sur le pas de la porte ouverte. Il était pâle et tremblait ; néanmoins, certainement ses yeux avaient un éclat singulier et joyeux, qui transformait toute sa physionomie.

— Voulez-vous déjeuner ? dis-je. Vous devez avoir faim après avoir couru toute la nuit !

J’aurais voulu découvrir où il avait été, mais je n’osais pas le lui demander directement.

— Non, je n’ai pas faim, répondit-il en détournant la tête et avec un certain dédain, comme s’il se fût douté que je cherchais à deviner le motif de sa bonne humeur.

J’étais embarrassée ; je me demandais si ce n’était pas l’occasion de lui faire un peu de morale.

— Je ne crois pas qu’il soit bon de se promener dehors, observai-je, au lieu d’être dans son lit ; ce n’ est pas prudent, en tout cas, dans cette saison humide. Je parie que vous attraperez un bon rhume, ou la fièvre : vous avez certainement quelque chose.

— Rien que je ne puisse supporter ; et même avec le plus grand plaisir, pourvu que vous me laissiez seul. Rentrez et ne m’ennuyez pas.

J’obéis. En passant, je remarquai que sa respiration était aussi précipitée que celle d’un chat.

— Oui, me dis-je, il va être malade. Je me demande ce qu’il a bien pu faire.

À midi, il se mit à table pour dîner avec nous et accepta de ma main une assiette pleine, comme s’il voulait faire compensation à son jeûne antérieur.

— Je n’ai ni rhume, ni fièvre, Nelly, remarqua-t-il, en allusion à mes paroles de la matinée ; et je suis prêt à faire honneur à la nourriture que vous m’offrez.

Il prit son couteau et sa fourchette, et il allait commencer de manger, quand tout à coup son appétit parut disparaître. Il reposa son couvert sur la table, regarda avec anxiété vers la fenêtre, se leva et sortit. Nous le vîmes marcher de long en large dans le jardin pendant que nous finissions notre repas, et Earnshaw dit qu’il allait lui demander pourquoi il ne dînait pas : il pensait que nous avions fait quelque chose qui le contrariait.

— Eh bien ! vient-il ? cria Catherine quand son cousin rentra.

— Non ; mais il n’est pas fâché ; il semblait même particulièrement satisfait. Seulement je l’ai impatienté en lui adressant deux fois la parole ; il a fini par me dire d’aller vous rejoindre. Il s’étonnait que je pusse rechercher la compagnie de quelqu’un d’autre.

Je mis son assiette à chauffer sur le garde-feu. Au bout d’une heure ou deux, il rentra, quand la pièce fut libre, nullement calmé : le même air de joie — un air qui n’était pas naturel — sous ses sourcils noirs ; le même teint exsangue ; de temps en temps une sorte de sourire laissait apparaître ses dents ; il frissonnait, non pas comme on frissonne de froid ou de faiblesse, mais comme vibre une corde très tendue… un fort tressaillement, plutôt qu’un tremblement.

Je vais lui demander ce qu’il a, me dis-je ; sinon, qui le lui demanderait ? Et je m’écriai :

— Avez-vous appris quelque bonne nouvelle, Mr Heathcliff ? Vous avez l’air plus animé qu’à l’ordinaire.

— D’où me viendraient de bonnes nouvelles ? C’est la faim qui m’anime ; et, vraisemblablement il ne faut pas que je mange.

— Voilà votre dîner. Pourquoi ne voulez-vous pas le prendre ?

— Je n’en ai pas besoin pour le moment, murmura-t-il vivement ; j’attendrai jusqu’au souper. Et puis, Nelly, une fois pour toutes, faites-moi le plaisir de dire à Hareton et à l’autre de ne pas se montrer devant moi. Je désire n’être troublé par personne ; je désire avoir cette pièce pour moi seul.

— Y a-t-il quelque nouvelle raison pour motiver cet exil ? demandai-je Dites-moi pourquoi vous êtes si singulier, Mr Heathcliff. Où avez-vous été la nuit dernière ? Ce n’est pas par simple curiosité que je vous fais cette question, mais…

— C’est certainement par simple curiosité que vous me faites cette question, interrompit-il en riant. Pourtant, j’y répondrai. La nuit dernière, j’ai été sur le seuil de l’enfer. Aujourd’hui je suis en vue de mon ciel. J’ai les yeux fixés dessus : trois pieds à peine m’en séparent ! Et maintenant je vous conseille de vous en aller. Vous ne verrez et n’entendrez rien qui puisse vous effrayer, si vous vous abstenez d’épier.

Après avoir balayé le foyer et essuyé la table, je me retirai, plus perplexe que jamais.

Il ne quitta plus la maison, cette après-midi-là, et personne ne vint troubler sa solitude. À huit heures, toutefois, je jugeai bon, quoiqu’il ne m’eût pas appelée, de lui apporter une chandelle et son souper. Il était appuyé sur le rebord d’une fenêtre ouverte, mais ce n’était pas dehors qu’il regardait : son visage était tourné vers l’intérieur obscur. Il n’y avait plus dans la cheminée que des cendres ; la pièce était envahie par l’air humide et doux du soir ; le ciel était voilé, le calme si parfait qu’on pouvait discerner non seulement le murmure du ruisseau au bas de Gimmerton, mais son clapotis et son bouillonnement par-dessus les cailloux, ou entre les grosses pierres qu’il ne peut recouvrir. Je poussai une exclamation de mécontentement à la vue de l’âtre sinistre et me mis à fermer les fenêtres l’une après l’autre. En arrivant à celle qu’il occupait :

— Faut-il que je ferme celle-ci ? demandai-je pour attirer son attention ; car il ne bougeait pas.

Comme je parlais, la lumière tomba sur sa figure. Oh ! Mr Lockwood, je ne saurais vous dire le choc que je ressentis de cette vision passagère ! Ces profonds yeux noirs ! Ce sourire, cette pâleur de spectre ! Je crus voir, non pas Mr Heathcliff, mais un fantôme. Dans ma terreur, je laissai pencher la chandelle vers le mur et me trouvai dans l’obscurité.

— Oui, fermez-la, répondit-il de sa voix habituelle. Allons, voilà de la pure maladresse. Pourquoi teniez-vous la chandelle horizontalement ? Faites vite, et apportez-en une autre.

Je sortis en hâte, en proie à une terreur folle, et je dis à Joseph :

— Le maître désire que vous lui apportiez une lumière et que vous ranimiez le feu.

Car je n’osais pas retourner dans la salle pour le moment.

Joseph ramassa quelques tisons dans la pelle et partit ; mais il les rapporta presque aussitôt, ainsi que le plateau sur lequel était le souper, en expliquant que Mr Heathcliff allait se coucher et qu’il n’avait besoin de rien jusqu’au matin. Nous l’entendîmes en effet monter au même instant. Il ne se dirigea pas vers sa chambre ordinaire, mais entra dans celle au lit à panneaux, dont la fenêtre, comme j’ai déjà eu occasion de le dire, est assez large pour qu’on puisse passer à travers. L’idée me vint qu’il méditait une autre expédition nocturne dont il préférait que nous n’eussions point de soupçon.

Est-ce une goule ou un vampire ? me demandai-je. J’avais lu des histoires sur ces hideux démons incarnés. Puis je fis réflexion que je l’avais soigné dans son enfance, que j’avais été témoin de son passage à l’adolescence, que je l’avais suivi pendant presque toute sa carrière, et que c’était une absurdité de céder à ce sentiment d’horreur. « Mais d’où venait-il, ce petit être noir, recueilli par un brave homme pour sa ruine ? » murmura la superstition, au moment que je perdais conscience de la réalité en m’assoupissant. Moitié rêvant, je m’efforçais de lui trouver une origine vraisemblable ; reprenant les méditations auxquelles je m’étais livrée éveillée, je repassais son existence, sous tous ses aspects effrayants ; enfin je me figurais sa mort et ses obsèques. Le seul souvenir qui m’en reste, c’est que j’étais fort ennuyée parce que c’était à moi qu’ incombait la tâche de composer l’inscription pour son monument, et que je consultais là-dessus le fossoyeur. Comme il n’avait pas de nom de famille, et que nous ne savions pas son âge, nous étions obligés de nous contenter du simple mot : « Heathcliff ». Ce qui s’est vérifié : nous n’avons pu faire autrement. Si vous entrez dans le cimetière, vous ne lirez sur sa pierre tombale que ce mot et la date de sa mort.

À l’aube, je retrouvai mon bon sens. Je me levai et descendis dans le jardin, dès qu’il commença de faire clair, pour voir s’il y avait des traces de pas sous sa fenêtre. Il n’y en avait pas. « Il n’a pas bougé », pensai-je « et il sera dans son état normal aujourd’hui. » Je préparai le déjeuner pour tout le monde, comme je faisais à l’ordinaire, mais je dis à Hareton et à Catherine de ne pas attendre que le maître descendît, car il resta couché tard. Ils préférèrent déjeuner dehors sous les arbres, et j’installai une petite table pour eux.

Quand je rentrai dans la maison, je trouvai Mr Heathcliff en bas. Il causait avec Joseph de choses concernant la ferme ; il donna des instructions claires et minutieuses sur l’affaire en cause, mais il parlait vite, tournait continuellement la tête de côté, et avait toujours le même air excité, avec plus d’exagération encore. Quand Joseph quitta la salle, il s’assit à sa place habituelle et je plaçai devant lui un bol de café. Il l’avança, puis appuya les bras sur la table, regarda le mur en face de lui et en examina une partie de haut en bas et de bas en haut, avec des yeux brillants, sans cesse en mouvement, et avec un intérêt si intense qu’il retenait parfois sa respiration pendant une demi-minute.

— Allons ! m’écriai-je en poussant un morceau de pain contre sa main, mangez et buvez votre café pendant qu’il est chaud : il y a près d’une heure qu’il attend sur le feu.

Il ne m’entendit pas, et pourtant il sourit. J’aurais mieux aimé le voir grincer des dents que le voir sourire ainsi.

— Mr Heathcliff ! maître ! criai-je, pour l’amour de Dieu, n’ouvrez pas ces grands yeux comme si vous aperceviez une vision surnaturelle.

— Pour l’amour de Dieu, ne criez pas si fort, répliqua-t-il. Regardez bien partout, et dites-moi si nous sommes seuls.

— Sans doute, nous sommes seuls.

Pourtant je lui obéis involontairement, comme si je n’en étais pas bien sûre. D’un geste il déblaya la table devant lui et se pencha pour regarder plus à l’aise.

Je m’aperçus alors que ce n’était pas le mur qu’il regardait, car, en l’observant, je remarquai que ses yeux semblaient exactement dirigés vers une chose qui se serait trouvée à deux mètres de lui. Quelle que fût cette chose, elle lui causait apparemment ensemble un plaisir et une douleur extrêmes ; c’était du moins l’idée que suggérait l’expression angoissée et cependant ravie de son visage. L’objet imaginaire n’était pas fixe ; ses yeux le suivaient avec une activité infatigable et, même quand il me parlait, ne s’en détachaient jamais. J’eus beau lui rappeler son jeûne prolongé : s’il faisait un mouvement pour se rendre à mes instances, s’il étendait la main pour prendre un morceau de pain, ses doigts se refermaient avant de l’atteindre et retombaient sur la table, oublieux de l’objet qu’ils voulaient saisir.

Je continuai, avec une patience exemplaire, à essayer de détourner son attention de la vision qui l’absorbait. À la fin il s’irrita et se leva en demandant pourquoi je ne le laissais pas choisir son moment pour prendre ses repas. Il ajouta que, la prochaine fois, je n’aurais pas besoin d’attendre ; je n’aurais qu’à mettre sur la table ce qu’il fallait et à m’en aller. Après avoir prononcé ces paroles, il sortit, descendit lentement le sentier du jardin et disparut par la barrière.

Les heures s’écoulèrent dans l’anxiété ; un autre soir revint. Je ne me retirai pour reposer que tard et, quand je m’y décidai, je ne pus dormir. Il rentra à minuit passé et, au lieu de se mettre au lit, s’enferma dans la salle du bas. J’écoutai, je m’agitai, puis finalement je m’habillai et je descendis. Il était trop pénible de rester couchée, la cervelle torturée de mille craintes absurdes.

Je distinguai le pas de Mr Heathcliff, arpentant sans arrêt le dallage ; son silence était fréquemment interrompu par une profonde inspiration qui ressemblait à un gémissement. Il murmurait aussi des mots sans suite : le seul que je pus saisir fut le nom de Catherine, joint à quelque terme passionné d’amour ou de souffrance. Ces mots étaient prononcés comme s’il se fût adressé à une personne vivante : d’une voix basse et fervente, venant du fond de l’âme. Je n’eus pas le courage de pénétrer tout droit dans la salle ; mais, comme je voulais le tirer de sa rêverie, je m’attaquai au feu de la cuisine, le remuai, et me mis à gratter les escarbilles. Le bruit l’attira plus vite que je ne m’y attendais. Il ouvrit aussitôt la porte et dit :

— Nelly, venez ici. Est-ce déjà le matin ? Venez avec votre lumière.

— Voilà quatre heures qui sonnent, répondis-je. Il vous faut une chandelle pour monter ; vous auriez pu en allumer une à ce feu.

— Non, je n’ai pas l’intention de monter. Entrez, allumezmoi du feu ici et faites tout ce qu’il y a à faire dans la pièce.

— Il faut d’abord que je fasse rougir les charbons, avant que de pouvoir en apporter, répliquai-je en prenant une chaise et le soufflet. Pendant ce temps, il errait çà et là, dans un état voisin de l’égarement ; ses profonds soupirs se succédaient si rapidement qu’ils ne laissaient pas de place entre eux à la respiration ordinaire.

— Quand le jour viendra, j’enverrai chercher Green, dit-il ; je voudrais éclaircir avec lui quelques questions juridiques pendant que je suis en état d’accorder une pensée à ces affaires et d’agir avec calme. Je n’ai pas encore fait mon testament, et je n’arrive pas à prendre une décision sur la façon de disposer de mes biens. Je voudrais pouvoir les supprimer de la surface de la terre.

— Il ne faut pas parler ainsi, Mr Heathcliff, interrompis-je. Attendez un peu pour votre testament ; vous aurez encore le temps de vous repentir de vos nombreuses injustices ! Je n’aurais jamais pensé que vos nerfs pussent devenir malades ; ils le sont pourtant pour le moment, et sérieusement, et par votre faute seule. La façon dont vous avez passé ces trois derniers jours aurait abattu un Titan. Prenez quelque nourriture et quelque repos : vous n’avez qu’à vous regarder dans une glace pour voir que vous en avez besoin. Vos joues sont creuses et vos yeux injectés de sang ; vous êtes comme une personne qui meurt de faim, et qui perd la vue par manque de sommeil.

— Ce n’est pas ma faute si je ne puis ni manger ni me reposer. Je vous assure que ce n’est pas volontaire. Je le ferai dès que ce me sera possible. Mais vous pourriez aussi bien inviter un homme qui se débat dans l’eau à se reposer quand il est à longueur de bras de la rive ! Il faut que je l’atteigne d’abord, et alors je me reposerai. Soit, ne parlons plus de Mr Green. Quant à me repentir de mes injustices, je n’ai pas commis d’injustices et je ne me repens de rien. Je suis trop heureux ; et cependant je ne suis pas encore assez heureux. La béatitude de mon âme tue mon corps, mais ne se satisfait pas elle-même.

— Heureux, maître ? Étrange bonheur ! Si vous vouliez m’écouter sans vous fâcher, je pourrais vous donner un conseil qui vous rendrait plus heureux.

— Quel est-il ? Donnez-le.

— Vous n’ignorez pas, Mr Heathcliff, que depuis l’âge de treize ans vous avez mené une vie égoïste et peu chrétienne ; il est probable que, durant toute cette période, vous n’avez pour ainsi dire jamais tenu une Bible entre vos mains. Vous devez avoir oublié ce qu’il y a dans ce livre, et vous n’avez peut-être pas le temps de l’y rechercher. Quel inconvénient y aurait-il à envoyer quérir quelqu’un — un ministre d’une secte quelconque, peu importe laquelle — pour vous l’expliquer, vous montrer combien vous vous êtes écarté de ses préceptes et combien vous seriez indigne de son ciel, si un changement ne se produit pas en vous avant votre mort ?

— Je ne suis pas fâché et vous suis plutôt obligé, Nelly, car vous me faites penser à la manière dont je désire être enterré. Je veux être porté au cimetière le soir. Hareton et vous pourrez, si vous voulez, m’accompagner : faites tout particulièrement attention que le fossoyeur suive mes instructions au sujet des deux cercueils ! Il n’est besoin d’aucun ministre ni d’aucune parole prononcée sur ma tombe. Je vous dis que j’ai presque atteint mon ciel : celui des autres est pour moi sans valeur et sans attrait.

— Et à supposer que vous persévériez dans votre jeûne obstiné, que vous en mouriez, et qu’on refuse de vous enterrer sur le terrain de l’église ? dis-je, choquée de son indifférence irréligieuse. Cela vous plairait-il ?

— On ne fera pas cela. En pareil cas, toutefois, il faudrait que vous me fissiez transporter secrètement. Si vous y manquiez, vous éprouveriez pratiquement que les morts ne sont pas anéantis.

Dès qu’il entendit remuer les autres habitants de la maison, il se retira dans sa tanière et je respirai plus librement. Mais l’après-midi, pendant que Joseph et Hareton étaient à leur ouvrage, il reparut dans la cuisine et, d’un air égaré, me pria de venir lui tenir compagnie dans la salle : il avait besoin de quelqu’un avec lui. Je déclinai l’invitation, en lui disant franchement que ses propos et ses manières étranges m’effrayaient et que je n’avais ni le courage ni la volonté de rester seule avec lui.

— Je crois que vous me prenez pour un démon, dit il avec son rire sinistre ; un être trop horrible pour vivre sous un toit honnête.

Puis, se tournant vers Catherine, qui était là et qui s’était dissimulée derrière moi à son approche, il ajouta, moitié raillant :

— Et vous, voulez-vous venir, ma poulette ? Je ne vous ferai pas de mal. Non ? Pour vous, je suis devenu pire que le diable. Voyons, il y en aura bien une qui ne reculera pas à l’idée de me tenir compagnie. Pardieu ! elle est impitoyable. Oh ! damnation ! C’est plus que n’en peut supporter la nature humaine… même la mienne !

Il ne sollicita plus la société de personne. Au crépuscule, il regagna sa chambre. Pendant toute la nuit et une bonne partie de la matinée, nous l’entendîmes gémir et se parler à soi-même. Hareton aurait voulu entrer ; mais je lui dis d’aller quérir Mr Kenneth, qui viendrait l’examiner. Quand Kenneth arriva, je demandai à l’introduire et j’essayai d’ouvrir la porte. Je la trouvai fermée à clef et Heathcliff nous envoya au diable. Il allait mieux et voulait qu’on le laissât seul. Le docteur se retira.

La soirée qui suivit fut très humide : il plut à verse jusqu’au point du jour. En faisant ma ronde matinale autour de la maison, j’observai que la fenêtre du maître était grande ouverte et que la pluie fouettait à l’intérieur. « Il n’est pas possible qu’il soit dans son lit », pensai-je ; « il serait complètement trempé. Il faut qu’il soit levé ou sorti. Mais je ne vais plus faire de façons, je vais aller voir hardiment. »

Ayant réussi à entrer avec une autre clef, je courus aux panneaux pour les ouvrir, car la chambre était vide ; je me hâtai de les écarter et je regardai à l’intérieur. Mr Heathcliff était là… étendu sur le dos. Ses yeux rencontrèrent les miens… si perçants et si farouches que je tressaillis ; puis il parut sourire. Je ne pouvais le croire mort. Mais son visage et sa gorge étaient balayés par la pluie ; les draps dégouttaient, et il était parfaitement immobile. La fenêtre, qui battait, lui avait écorché une main qui était appuyée sur le rebord, le sang ne coulait pas de la plaie et, quand j’y portai les doigts, je n’en pus plus douter : il était mort et roide !

J’assujettis la fenêtre ; j’écartai de son front ses longs cheveux noirs ; j’essayai de lui fermer les yeux pour éteindre, s’il était possible, avant que personne d’autre pût le voir, ce regard d’exultation effrayant, qui donnait l’impression de la vie. Ses yeux refusèrent de se fermer : ils avaient l’air de ricaner à mes efforts ; ses lèvres béantes, ses dents aiguës et blanches ricanaient aussi ! Prise d’un nouvel accès de lâcheté, j’appelai Joseph. Joseph monta en traînant la jambe et fit du vacarme, mais refusa d’intervenir.

— Le diable a emporté son âme, cria-t-il, et y peut ben prendre sa carcasse par-d’sus l’marché, pour c’que j’m’en soucions ! Hé ! a-t-y l’air môvais, à ricaner ainsi à la mort !

Et le vieux pécheur ricana par dérision. Je crus qu’il allait faire des gambades autour du lit. Mais tout à coup il se calma, tomba à genoux, leva les mains et rendit grâces au ciel de ce que le maître légitime et la vieille lignée fussent réintégrés dans leurs droits.

Je me sentais étourdie par ce terrible événement ; ma mémoire se reportait malgré moi vers les temps passés avec une sorte de tristesse oppressive. Mais le pauvre Hareton, celui qui avait été le plus maltraité, fut le seul qui souffrit réellement beaucoup. Toute la nuit il resta assis à côté du cadavre, versant des larmes avec un chagrin sincère. Il pressait sa main, embrassait la figure sarcastique et sauvage dont tout le monde se détournait ; il le pleurait avec cette douleur profonde qui jaillit naturellement d’un cœur généreux, fût-il dur comme de l’acier trempé.

Mr Kenneth fut embarrassé pour se prononcer sur les troubles qui avaient causé la mort du maître. Je tins caché le fait qu’il n’avait rien avalé depuis quatre jours, de crainte d’amener des ennuis. Je suis d’ailleurs persuadée qu’il n’avait pas jeûné volontairement : c’était la conséquence et non la cause de son étrange maladie.

Au scandale de tout le voisinage, nous l’enterrâmes comme il l’avait désiré. Earnshaw, moi, le fossoyeur, et six hommes pour porter le cercueil formèrent toute l’assistance. Les six hommes se retirèrent quand ils eurent déposé le cercueil dans la fosse : nous restâmes pour le voir recouvrir. Hareton, la figure baignée de larmes, arracha des mottes vertes et les plaça lui-même sur la terre brune : maintenant la tombe est aussi unie et verdoyante que ses voisines… et j’espère que celui qui l’occupe dort aussi profondément que ses voisins. Mais les gens du pays, si vous les interrogez, vous jureront sur la Bible qu’il se promène. Il y en a qui prétendent l’avoir rencontré près de l’église, ou sur la lande, ou même dans cette maison. Contes à dormir debout, direz-vous, et moi aussi. Pourtant le vieillard qui est là-bas, au coin du feu, dans la cuisine, affirme qu’il les a vus tous deux, regardant par la fenêtre de la chambre, à chaque nuit pluvieuse depuis la mort de Heathcliff ; et une chose curieuse m’est arrivée il y a environ un mois, j’allais un soir à la Grange — il faisait sombre, l’orage menaçait — et, juste au tournant des Hauts, je rencontrai un petit pâtre qui poussait devant lui une brebis et deux agneaux. Il pleurait à chaudes larmes ; je supposai que les agneaux étaient rebelles et ne voulaient pas se laisser conduire.

— Qu’y a-t-il, mon petit homme ? demandai-je.

— Heathcliff et une femme sont là-bas, sous la pointe du rocher, répondit-il en sanglotant, et je n’ose pas passer à côté d’eux.

Je ne vis rien. Mais ni lui ni son troupeau ne voulurent avancer et je lui dis de prendre la route du bas. Il est probable que, pendant qu’il traversait la lande, il avait fait naître lui-même ces fantômes en pensant aux sottises qu’il avait entendu répéter par ses parents et par ses camarades. Quoi qu’il en soit, maintenant encore je n’aime pas à être dehors quand il fait nuit ; et je n’aime pas à rester seule dans cette triste maison. C’est une impression que je ne peux pas surmonter ; je serai heureuse quand ils partiront d’ici pour aller à la Grange.

— Ils vont donc aller à la Grange ? dis-je.

— Oui, dès leur mariage, qui aura lien au jour de l’an.

— Et qui habitera ici, alors ?

— Joseph prendra soin de la maison et aura peut-être un garçon pour lui tenir compagnie. Ils vivront dans la cuisine et le reste sera fermé.

— À l’usage des fantômes qui voudront l’occuper, observai-je.

— Non, Mr Lockwood, dit Nelly, en secouant la tête. Je crois que les morts reposent en paix ; mais il n’est pas bien de parler d’eux avec légèreté.

À ce moment, la barrière du jardin tourna sur ses gonds : les promeneurs revenaient.

— Ils n’ont peur de rien, eux, grommelai-je en surveillant par la fenêtre leur arrivée. Ensemble, ils braveraient Satan et ses légions.

Comme ils franchissaient le seuil et s’arrêtaient pour jeter un dernier regard sur la lune — ou, plus exactement pour se regarder l’un l’autre à sa lueur — je me sentis une fois de plus irrésistiblement poussé à les fuir. Je glissai un souvenir dans la main de Mrs Dean et, sans prendre garde à ses remontrances sur ma brusquerie, je disparus par la cuisine au moment où ils ouvraient la porte de la salle. J’aurais ainsi confirmé Joseph dans sa croyance aux fredaines de la brave femme, si par bonheur l’agréable tintement d’un souverain tombant à ses pieds ne lui eût fait reconnaître en moi un personnage respectable.

Mon retour à Thrushcross Grange fut allongé par un détour que je fis dans la direction de l’église. Quand je fus sous ses murs, je m’aperçus que son délabrement avait fait des progrès sensibles en sept mois. Plusieurs fenêtres n’étaient plus que des trous noirs, béants, dépourvus de vitrage ; ça et là des ardoises faisaient saillie sur la ligne droite du toit, prêtes à être peu à peu emportées par les bourrasques de l’automne qui approchait.

Je cherchai et découvris bientôt les trois pierres tombales sur la pente près de la lande : celle du milieu, grise et à moitié ensevelie sous la bruyère ; celle d’Edgar Linton, ornée seulement de l’herbe et de la mousse qui croissaient à son pied ; celle de Heathcliff encore nue.

Je m’attardai autour de ces tombes, sous ce ciel si doux ; je regardais les papillons de nuit qui voltigeaient au milieu de la bruyère et des campanules, j’écoutais la brise légère qui agitait l’herbe, et je me demandais comment quelqu’un pouvait imaginer que ceux qui dormaient dans cette terre tranquille eussent un sommeil troublé.