Les Heures de mystère/03

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LA VIERGE DE FER


Il est à Nuremberg, au sommet de la ville, en un coin du vieux château, une sinistre tour, jadis lieu de torture. On en a fait un musée d’horreurs.

J’y pénétrai. Le gardien me donna un petit manuscrit où je trouvai, en français, les renseignements désirables. Et il me conduisit.

Alors je vis tout ce que l’homme a inventé de plus ingénieux pour faire souffrir l’homme. Je vis la mignonne pince qui servait à arracher la langue. Elle fut employée pour la dernière fois en 1814. Je vis celle qui extirpait les ongles, celle qui enlevait discrètement, à chaque coup, une cinquantaine de cheveux. Je vis, chose redoutable entre toutes, paraît-il, les colliers de pointes qui défendaient le sommeil. Je vis le berceau (quel nom ironiquement aimable pour désigner l’espèce de lit garni de clous où l’on berçait le patient !).

Mais surtout, au second étage, seule dans la chambre qu’elle occupe, je vis, je vis la Vierge de fer.

C’est une sorte de bonne femme, plus grande que nature, ayant, grossièrement, la forme d’une religieuse. L’aspect est lourd, massif ; la tête, énorme. Par devant, au milieu, la Vierge s’ouvre ainsi qu’un placard à deux battants. Et l’on aperçoit ceci : Le fond de la statue, où l’on appliquait le condamné, est lisse. Mais, à l’intérieur de chaque battant, à hauteur de poitrine, se hérissent cinq pointes de fer bien espacées, cinq flèches fines et pointues, longues de trente centimètres. Et aussi, dans la tête, à hauteur des yeux, deux aiguilles semblables jaillissent.

Et l’on refermait les deux battants, doucement.

Puis, après quelques minutes, sous la robe de la Vierge, une trappe bâillait. Et le mort, lacéré en morceaux, tombait dans un abîme où le recueillaient des lames de couteau placées en travers.

Oh ! l’horrible Vierge ! Je la contemplais en frissonnant. Et, quand, sorti de cet enfer, j’eus gagné la grande cour, d’où l’on domine l’antique cité allemande, la plus curieuse ville qui soit peut-être, je ne pensais qu’à elle, la terrifiante Vierge, qui, durant tout le moyen âge, pesa sur ces maisons, versant l’épouvante par ces rues étroites qui dégringolent du vieux château vers les vieilles tours crénelées des fortifications.

Une vision s’imposait à moi, évocation de supplice où s’accomplissait l’innommable mariage d’un homme et de la Vierge. La Vierge ouvrait ses flancs pour le grand baiser de mort, épousée impudique qui s’offrait à la possession. Et l’homme entrait en elle. Et c’était un moment de solennité affolante et d’angoisse atroce, la minute où agonisait l’homme en souffrances inconnues, tandis que le monstre souriait de son très gros visage impassible.

Une heure s’écoula. Je m’assis sur un banc. La chaleur était accablante. Je m’assoupis. Et j’eus ce rêve, où ma vision tentait de se réaliser.

Le bourreau m’amena dans la chambre de la Vierge et me dit :

— Voilà ta femme. Elle est prête : entre en elle. Je reviendrai quand tout sera consommé.

Il nous laissa seuls. Les mains liées, à genoux, je tremblais de peur. Mais la Vierge, s’animant, vint vers moi, défit mes liens et me serra contre elle en ses bras puissants, et elle prononçait tout bas, d’une voix étrangement douce :

— Ne crains rien, petit, ne crains rien : je ne te ferai pas de mal.

Comme je me rassurais, elle parla :

— Écoute, enfant, écoute l’histoire de mon âme… oui, de mon âme. Tu comprendras. Je suis fille des hommes, conçue et engendrée par eux pour déchirer la chair vivante de leurs ennemis. En ce temps-là, j’étais, et longtemps encore je fus de la matière brute, du fer aveugle, et sourd, et insensible.

J’ai su depuis que des centaines de pauvres créatures avaient été dévorées par moi. Et ce sont d’éternels remords. Oh ! la vilaine race qui me fit bourreau, qui me fit machine à torturer ! La chambre retentissait de hurlements, le malheureux se débattait. Penses-tu à son épouvante, à ses yeux éperdus quand on le jetait en moi et que les poignards de mes entrailles venaient vers lui, venaient vers lui ! Je l’engloutissais, j’étouffais ses cris, moi, l’implacable bête. Et nul ne savait le drame infernal qui se passait en mes flancs.

Alors, miracle inouï, insensiblement, au cours des années, de supplice en supplice, un phénomène s’est produit. Écoute bien, enfant, ce que je vais te dire : La douleur humaine était tellement forte que, peu à peu, elle se résolut chez moi en éclairs de conscience. Et, un jour, j’ai été. Comprends-tu ? Comprends-tu ? Mon corps est né de la haine des hommes, et mon âme, de leur douleur. Oui, comme à chacune de mes pointes restaient des lambeaux de chair saignante, il restait aussi dans le mystère de mon être des parcelles d’âme misérable, et ces parcelles créèrent mon âme.

Je fus, je fus. La terreur des villes et des campagnes, sur qui planait ma menace continuelle, l’exécration des peuples, la malédiction des veuves, et des fiancées, et des mères, tout cela me donna la vie. La peur des êtres m’attribuait une personnalité. Je l’eus. On m’appelait la Vierge de fer. Je le fus.

Mais je fus la bonne Vierge. Ma conscience, faite de douleur, fut faite simultanément de pitié. Ainsi s’explique le prodige. La matière dont on m’avait pétrie s’était lassée sans doute du sang qui l’imprégnait et des gémissements qui résonnaient en elle. Et, en vérité, je le crois, elle eut pitié. Et je naquis d’un effort surnaturel de cette matière vers l’affranchissement, d’une révolte des atomes contre la cruauté de l’homme,

Je fus bonne et miséricordieuse. Je tuai. La fatalité de mon corps exigeait le crime : je le commis brutalement, instantanément. Les flèches de mes seins allaient droit au cœur. Et la tendresse de mon âme enveloppait la pauvre âme effarée, la consolait et la réchauffait, tandis que tombait au gouffre le cadavre inutile.

Et je n’ai plus entendu les cris des victimes. J’ai vu les visages effrayés en ma présence s’apaiser à mon contact bienfaisant. Je ne fais plus de mal : j’endors. On ne souffre plus en moi : on meurt.

La Vierge sourit d’un doux sourire et me dit à l’oreille :

— Le secret des choses m’est apparu. Par l’extrême bonté, je suis devenue, de bourreau, sauveur. Apprends l’énigme : La vie est le véritable supplice ; c’est elle la Vierge de fer, sourde, aveugle, insensible. Et moi, la bonne Vierge, j’en délivre les hommes. Viens, enfant : la mauvaise vie t’a crucifié. Je vois à tes mains les clous de passion ; ta couronne de larmes et de tristesses est trop lourde. Viens : je suis celle qui libère du martyre de vivre

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MAURICE LEBLANC