Les Hirondelles (Esquiros)/Extase.

La bibliothèque libre.
Eugène Renduel (p. 197-202).


EXTASE



Ô adorateurs d’une maison ! Pourquoi adorer de la pierre et de la boue ? Adorez l’autre maison, celle que cherchent les élus.
Djelâl Eddîn Roûmî.



Extase.


Chaque être vers un but incessamment chemine.
L’oiseau cherche le grain qu’emporte le glaneur,
L’abeille de la fleur l’odorante étamine,
La cigale les prés, le troupeau sa chaumine
Et l’homme le bonheur.


Je l’ai long-temps rêvé ce songe de la vie
Qui nait avec l’enfance et commence au berceau ;
Cette félicité que tout mortel envie,
Et qui par ses désirs vainement poursuivie,
L’abandonne au tombeau.

Un soir, c’était le temps où la saison nouvelle
Rajeunit des forêts l’ornement qui n’est plus,
Sous des tilleuls en fleurs une blanche chapelle
Élève un front modeste ; et son silence appelle
Mes pas irrésolus.

Je priais : quand bientôt une main salutaire
De mes yeux obscurcis souleva le bandeau ;
Et de mes désirs vains, des peines de la terre
Je sentis à mes pieds, dans la nuit solitaire,
Tomber le lourd fardeau.

Lors je connus le monde et sa cause première
Libre de ses liens, enfin mon pur esprit
Se rapprocha du verbe ; et vit dans sa lumière
Ce qui rattache l’homme à cette fin dernière
De tout être qui vit.


Je goûtai le bonheur et cette paix immense
De sentir dans son cœur Dieu descendre en chantant,
De demeurer sans voix en sa sainte présence
Et de laisser parler cet amoureux silence
Que le Seigneur entend.

Dire à son Dieu qu’on l’aime, et le redire encore ;
Dans ses pleurs à longs flots épandre son amour ;
Sentir son cœur voler vers celui qu’on adore ;
Soupirer de bonheur et désirer l’aurore
De l’éternel séjour ;

Se plaindre avec amour, comme un fils à son père,
Que nos jours ici bas sont abreuvés de fiel ;
Lui dire : Quand viendra le moment qu’on espère ?
Que cette vie est longue et que l’absence amère
Fait désirer le ciel ;

Et puis, avoir en soi comme une ame nouvelle,
Ne plus sentir qu’on vit, être au ciel, être Dieu,
Épancher sur ses jours cette joie éternelle :
C’est là tout le bonheur que notre ame fidelle
Peut attendre en ce lieu.


Mon ame aux doux plaisirs ne s’est pas refusée :
J’ai vu des yeux sur moi s’arrêter tout en pleurs ;
Plus d’une douce main sur ma main s’est posée,
Mais bientôt dans mes doigts cette coupe épuisée
S’épandait en douleurs.

Ô vous par qui ma route est maintenant suivie,
Que le bonheur a fui vainement supplié ;
Vous n’avez rien goûté dans votre ame ravie,
Non, vous ne savez pas tout ce que vaut la vie.
Vous n’avez pas prié.