Les Hirondelles (Esquiros)/Un Denier.

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Eugène Renduel (p. 191-196).


UN DENIER



Un pauvre aveugle, s’il vous plaît !
{Cri vulgaire.)



Un denier.


à m. émile deschamps.


— Donnez, pour que le ciel vous garde la lumière,
Donnez pour être riche, au bout de vos vieux ans.
Pour qu’un bel étranger frappe à votre chaumière,
Pour que vous puissiez voir l’hirondelle première
Revenir avec le printemps. —


Disait un pauvre aveugle assis sous un grand chêne,
Il avait pour appui la borne du chemin ;
Son chien l’avait conduit vers l’église prochaine,
Et des hivers glacés le vent qui se déchaîne
Rougissait sa tremblante main.

Une vierge passa ; de sa noire mantille
Sa main laissa glisser une pièce d’argent ;
Il dit : Dieu vous conserve un père, jeune fille !
La vierge répondit : Je n’ai pas de famille ! —
Et baissa la tête, en songeant.

Alors, la nuit posa son pied sur la colline ;
La dame qui sortait de l’église à tâton,
Pria le bon vieillard d’entrer sous sa chaumine,
Et lui, prenant le bras de la belle orpheline,
Marchait, courbé sur un bâton.

Au milieu du foyer l’étincelle scintille ;
Une lampe rougit la barbe du vieillard ;
Son hôte près du lit détache sa mantille,
Et verse, en souriant, un vin blanc qui pétille
Au fond d’une coupe sans art.


Un grand fauteuil roula ; sous un rideau de moire
Des convives pieux le cercle s’élargit ;
Le vin du bon vieillard réveille la mémoire,
Et joyeux il demande à conter son histoire
Près du grand chêne qui rougit.

— Le ciel me punit bien en m’ôtant la lumière ;
Mais je l’ai mérité. Dans ce monde, égaré,
Si je désire tant entr’ouvrir la paupière,
Ce serait pour revoir une fille première
Dont un crime m’a séparé ! —

La vierge répondit : Vous pleurez ; je vous aime !
Loin d’un père inconnu comme vous je gémis,
Et penser à lui seul est mon bonheur suprême !
Mais pour vous consoler, dans ce veuvage extrême.
Vieillard, n’avez-vous point d’amis ?

— Pas encor. Mais le ciel, sous un toit charitable,
M’a conduit. Et ce soir je le prîrai pour vous,
Pour que vous retrouviez un père vénérable,
Pour que beau comme vous et comme vous aimable,
S’offre à vos yeux un jeune époux !


— Grand merci, bon vieillard ! Parlons de votre fille ;
Quel âge, dites-moi, croyez-vous qu’elle aurait ?
— Dix-huit ans. — Elle aussi méconnaît sa famille ?
— Je le crois. — Et son nom ? — On l’appelait Camille :
Je le gravai dans la forêt.

— N’aviez-vous point sur elle attaché quelque signe ?
— De son cou blanchissant pendait une croix d’or.
Camille, sous ses doigts, prend la croix qu’il désigne ;
Le bon vieillard la touche ; et, dans sa joie insigne,
Baise long-temps ce doux trésor.

Lors sa fille s’élance en s’écriant : Mon père !
Le vieillard tendrement la presse dans ses bras ;
Dans ses yeux éteints tremble une larme prospère ;
Il dit : J’ai retrouvé le soleil que j’espère,
Ma fille guidera mes pas.

De nouveau dans ses yeux un faible regard brille,
Ses deux genoux, sous lui, faillissent en ployant ;
Puis il dit, bénissant son unique famiUe :
J’ai vécu cinquante ans pour retrouver ma fille,
Las ! et je meurs en la voyant !


Octobre 1833.