Les Histoires amoureuses d’Odile/2

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La Vie parisienne (p. 675-678).


II


Ce vieux monsieur était étonnant ! Autour de son crâne, comme accrochées avec des anneaux, pendillaient de maigres boucles teintes en noir bleu, comme sa moustache, taillée de façon à laisser voir sa bouche. Une bouche pareille… j’allais dire qu’on en voit peu, mais, au contraire, on en voit beaucoup, à d’autres vieux messieurs, qui, eux aussi, sont étonnants. — Il avait le nez courbe, épais du bout, pâle, et troué comme une peau d’orange. Il s’habillait de pantalons clairs, de vestons courts, de chapeaux étroits et de cravates… oh ! ses cravates !… — Il se nommait le marquis Santalilia, parlait français avec un accent vraiment injurieux d’être à ce point italien, et à tous les doigts, même au pouce, il portait des bagues, qu’il fallait regarder, malgré ses mains. C’étaient, comme sa bouche et ses cravates, des choses bien particulières que les mains du vieux monsieur. La peau en était si détendue, qu’à la voir flotter comme elle faisait on ne pouvait se tenir de croire qu’il l’ôtât, rentré chez lui, comme on ôte un gant, en le tirant par le bout des doigts.

Le vieux monsieur habitait toute l’année une villa voisine de Trouville. Pendant la saison il descendait chaque jour vers la plage, se faisait présenter, par des gens qu’il connaissait à peine, à des gens qu’il ne connaissait pas, et les invitait à dîner. Il opéra ainsi avec ma mère.

On m’avait ordonné l’air salé cette année-là, après une fièvre muqueuse au cours de laquelle j’avais soudainement grandi au point d’avoir à quatorze ans toute la longueur que je devais atteindre, ce qui n’est pas peu dire.

Nous étions à Trouville depuis trois jours à peine lorsque le vieux monsieur pénétra dans notre existence. Tout de suite ma mère le trouva charmant, parce qu’il fit semblant de croire qu’elle se moquait de lui en disant que j’étais sa fille. Pensez donc, une si jeune femme ! une si grande fille !… Cette galanterie, où il pesa longuement, me parut fade et plate, je conçus un vaste mépris pour le vieux monsieur et je refusai d’assister à son premier dîner. Mon antipathie n’empêcha pas qu’il devînt intime dans la maison ; ma mère avait une façon de l’appeler « mon cher marquis » dont je m’exaspérais. À vrai dire, tout ce qu’elle faisait avait le même résultat. Nous étions trop différentes. Après la mort de mon père elle avait essayé, sans y réussir, de briser par la violence ma naturelle combativité. Ensuite, elle m’avait mise au couvent. Là j’avais, sans attendre, formulé aux religieuses l’intense dégoût que m’inspirait la saleté à laquelle leurs élèves étaient astreintes comme à un pieux devoir, et, avec une certaine éloquence effective, j’avais prêché la révolte. Enfermée pour ce fait, j’étais, au milieu d’une récréation, descendue dans la cour, le long des draps de mon lit solidement attachés. Le lendemain on me rendait à ma mère, qui, en me retrouvant, s’abandonnait à une bien belle colère. Quand elle fut hors d’haleine je dis avec calme :

— Tout ça ne sert à rien. Je ne resterai jamais au couvent. Tu ne m’aimes pas, n’est-ce pas ? Eh bien, ne t’occupe plus de moi, donne-moi une institutrice pas embêtante, laisse-moi apprendre les choses que je veux, ne me fais pas venir au salon quand il y a du monde, et je te promets que je serai gentille avec toi. Autrement ça n’ira jamais, je n’ai pas du tout peur de toi, tu ne peux pas me tuer… alors ?…

On m’ordonna de disparaître, je disparus, la conscience calme, — je me sentais tellement dans mon droit… et c’était passé le temps des larmes au fond du jardin. Toute ma sensibilité rebroussée se hérissait en révoltes.

Évidemment ma mère comprit que mes offres de paix se fondaient sur la raison, car elle les accepta. Depuis deux ans j’avais une institutrice, bonne fille et polyglotte, des maîtres que je choisissais moi-même, je travaillais quinze heures par jour. J’étais résolue à devenir une grande artiste étonnement de mon siècle, et la vie me paraissait charmante.

Pendant quelque temps donc, mon hostilité contre le vieux monsieur s’augmenta de toute l’amabilité que lui témoignait ma mère ; j’avais horreur de ses façons. Jamais il ne s’interrompait de sourire, et ses phrases, invariablement, même celles où il paraissait ne devoir être question que du temps qu’il allait faire, aboutissaient, par des tournants inattendus, en hyperboliques flatteries. Il avait un mélange d’emphase latine et de servilité qui m’intimidait comme une indécence ; ses yeux aussi étaient déconcertants. Je ne pouvais arriver à comprendre ce qu’ils étaient venus faire dans les plis mous et maquillés de son visage, et l’obscure conviction qu’il avait dû, par quelque procédé magique, louer, emprunter ou voler à quelqu’un ce regard pétillant de jeunesse, s’était si fortement installée en moi, que chaque fois qu’il arrivait, je l’examinais curieusement pour voir si le propriétaire légitime des yeux n’était pas venu les réclamer et lui rendre en échange les vieux, contemporains de sa vieille tête.

On racontait sur lui une foule d’histoires ; il ne pouvait rentrer en Italie parce qu’il avait été condamné au bagne comme faux monnayeur ; certains affirmaient que ce n’était pas au bagne, mais à mort qu’il était condamné pour d’héroïques conspirations ; on disait encore qu’il avait eu une rivalité d’amour avec Victor-Emmanuel ; en somme, comme toujours, on ne savait rien, sinon que ses dîners étaient merveilleux : et on dînait chez lui.

Merveilleux en effet, je l’ai constaté lorsque, mes préventions dissipées, je me suis liée avec le vieux monsieur. La salle à manger était une serre immense, mosaïquée de jaspe et de porphyre, et dont, à ce que j’ai entendu dire, la collection d’arbres tropicaux était l’une des plus complètes d’Europe. L’impression que donnaient les fleurs de cristal rose dont s’éclairaient les profondeurs opaques des fourrés était quelque chose de singulier qui troublait la notion du réel. Et la table du dîner… En vérité je crois que le vieux monsieur devait être une manière de génie venu s’amuser pour quelque temps sur la terre, et je ne serais pas surprise d’apprendre qu’un beau soir à la place de sa villa fantôme on n’ait plus trouvé que des ronces et des chardons peuplés de bêtes inconnues. Pourtant j’avoue n’avoir jamais assisté chez lui qu’à des spectacles suffisamment expliqués par une colossale richesse héréditaire. Je parlais de ses tables : les nappes étaient faites d’antiques damas hérissés de broderies métalliques, et différentes à chaque dîner. Combien il avait fallu piller de trésors d’églises, pour se procurer ces étoffes !…

Les fleurs, toujours d’une seule espèce, étaient arrangées en berceaux qui s’élevaient à deux mètres au-dessus de la table. On mangeait dans des assiettes en vermeil gravé, dont le métal verdissant avait des reflets d’aigue-marine. Lorsqu’on le complimentait sur la splendeur de ce service, le vieux monsieur répondait, avec un rire gargouillant dans sa gorge et qui était une forme de gaieté à lui bien personnelle :

— C’est oune souvénir dé famillieux. Benvenouto l’a faite pour oune de mes ancêtres qui avait des gentillesses pour loui. Zé souis d’oune rassé qui aime l’arté.

Ce qu’il y avait peut-être de plus étonnant aux dîners du vieux monsieur, c’était la verrerie. Une collection de cristaux de roche d’une incomparable variété, hanaps, buires, calices, coupes, montés en or, ceinturés d’émaux, courbant des anses où se renversaient des femmes nues, les seins dardés, enroulés de serpents aux écailles gemmées, gravés d’entrelacs d’une fantaisie singulière ; certains de ces vases étaient armoriés, d’autres montraient des profils de femmes d’une matité de givre dans la limpidité du cristal épais, ou des emblèmes sacrés, car la plupart étaient des objets d’église. Le vieux monsieur buvait toujours dans un grand ciboire dont la patte cerclée d’or était pavée de gros rubis. Et vraiment, cela valait la peine de regarder, lorsqu’il avalait de grands coups de vins grecs, pour lesquels il avait une spéciale tendresse, cette clarté de cristal, si pure, et le sang frais de ces pierres, rapprochés du plissement flasque et jaunâtre de son visage.

Le soin que je mettais à fuir le salon, dès qu’une visite apparaissait, et mon refus entêté de ne jamais me mêler aux réunions que faisaient ma mère et ses amis sur le sable, au moment du bain, le long des « planches », à quatre heures, ou le soir au casino, empêchèrent que j’entendisse parler de ces choses, et je les aurais probablement ignorées toujours, si un incident, banal et inattendu, ne s’était produit.

Le vieux monsieur trouva sur une table un bout de croquis que j’y avais oublié. En apprenant que j’étais l’auteur de ce médiocre chef-d’œuvre, il se répandit en compliments que je reçus fort mal d’abord. Mais il insista — c’était dans son tempérament, — demanda si j’aimais les tableaux anciens ; je daignai répondre que oui, en le toisant avec mépris. Allait-il vouloir parler de peinture, cet affreux singe ! Que savait-il là-dessus ! Il en parla, et de telle façon qu’au lieu de m’en aller comme c’était mon projet, je m’assis à côté de lui. Il m’apprit qu’il avait une collection des maîtres italiens, et surtout des quattrocentistes, et m’invita à venir le lendemain visiter sa villa, ce que j’acceptai avec un dernier effort, pour maintenir mon air de dignité grognon.

Cette visite modifia totalement mes jugements du marquis Santalilia. Ah ! qu’il y avait du beau bibelot dans sa villa ! Des choses de « famillieux » toutes — une bien remarquable famille qui, de la fin du xive jusqu’au xviiie siècle, semblait s’être uniquement occupée à ramasser des chefs-d’œuvre. Il y avait là toute l’Italie, de Paolo Ucello à Longhi. J’étais exaltée. Tandis que ma mère errait dans la galerie en prononçant avec une bouche en cocarde des « Joli ! délicieux ! » devant les âpres merveilles presque effroyables d’être tellement vivantes, je ne pus me tenir de risquer un peu de ma jeune érudition en une remarque au sujet d’un profil lauré d’Alberti, et de la médaille voisine, celle d’Alphonse V d’Aragon.

— Vous connaissez Pisanello, mademoiselle ! dit le vieux monsieur, et il y eut un petit incendie local au fond de ses yeux empruntés, loués ou volés.

Je lui répondis en italien, et je citai tout d’un trait la liste des œuvres certaines de l’unique artiste : médaille de Jean VII Paléologue ; de Philippe et de Marie Visconti, de Niccolo et de Lionel d’Este, des deux Gonzague, des Malatesta, de Picinino, des humanistes Decembrio, et Villorio de Feltre Aurispa, celle de Cécile de Gonzague, exécutées toutes entre 1438 et 1449. J’avais, la semaine précédente, trouvé cette liste dans un ouvrage spécial, je l’avais apprise, et je n’étais pas fâchée d’éblouir le vieux monsieur. Il faut avoir eu le temps de beaucoup comparer pour craindre le ridicule, mon attention ne s’était jusque-là guère fixée sur ce danger.

D’ailleurs le vieux monsieur n’avait aucune envie de me trouver ridicule, bien au contraire. Lui aussi s’était mis à parler italien avec un superbe accent martelé que j’ai depuis réentendu à Sienne, où, pour demander un sou, les miséreux emploient des tournures de phrases d’une grâce si singulière. En ce moment je me mis à ne plus comprendre comment cet homme m’avait paru hideux et grotesque, et l’obscure tentation de lui en demander pardon traversa ma cervelle, mais aucun acte ne s’ensuivit, c’était vraiment trop difficile à faire !

Ma mère abrégea la visite, mais le vieux monsieur la supplia tellement de me permettre de revenir qu’elle promit de m’envoyer la semaine suivante avec mon institutrice passer tout un après-midi à la villa. Je partis, le front chaud d’admiration, très satisfaite de moi-même et plus que jamais persuadée qu’à part les tableaux, les livres et les objets d’art, rien ne vaut la peine.

J’ai là, devant moi, une de mes photographies de cette époque. J’étais une grande diablesse, très souple, très plate, le torse large, l’épaule aiguë, la hanche droite, les cheveux coupés tout près de la tête et violemment bouclés, les yeux agrandis par l’amincissement du visage et semblant tout envahir de leur noir et de leur blanc excessifs, un pli d’insolence à la lèvre, l’air d’un garçon, en résumé, on me le disait souvent et cela me comblait d’orgueil. Je haïssais les robes ajustées, les garnitures encombrantes, et — ce n’était pas du tout la mode alors — je portais des vestons de coupe masculine et des jupes unies, afin, disais-je « d’être à mon aise ». Ma mère, qui était, elle, d’une élégance extra-féminine, avait renoncé à diriger ma toilette, elle me disait seulement parfois d’un accent plein de dégoût : « Comme tu t’arranges mal, c’est drôle de s’enlaidir à plaisir. » Mais je ne trouvais pas que mes costumes fussent enlaidissants, bien au contraire, et même j’avais la prétention, justifiée par le premier point, — qu’ils ne ressemblassent pas à ceux des autres et qu’ils indiquassent aux passants que je n’étais pas une personne occupée des vaines puérilités où s’atrophient les femmes. Même à quatorze ans on a toujours une intention en choisissant ses robes, et quoi qu’on s’en dise, on ne s’habille que pour impressionner autrui.

Lorsque je retournai chez le vieux monsieur, il manifesta une joie infinie, et tout le temps que dura ma visite le petit bûcher ne s’éteignit pas une seconde au fond de ses yeux empruntés.

Ce furent des heures exaltantes ! Il savait l’histoire de tous ses bibelots et, en la racontant, l’enflammait de l’éclair des images. J’avais apporté mon cahier à notes et j’écrivais nerveusement, penchée vers les objets dont il disait l’aventure ; ah ! j’avais bien oublié que le vieux monsieur avait des boucles teintes, les lèvres molles et lilas !

Au bout de la grande galerie, s’arrondissait une petite pièce tendue en cuir doré qu’encastraient des boiseries d’ébène où se répétaient sans cesse, en un mouvement libre, le « laurier toujours vert » et le Semper de Laurent le Magnifique.

— Voici, me dit M. Molenni, des panneaux qui viennent du palais familial des Médicis. Lorsque le marquis Ricardi l’acheta en 1659, on détruisit, pour faire les réparations du côté droit du palais, l’oratoire où se trouvaient ces merveilles, qui furent jetées dans un grenier ; le goût était perdu à cette époque ; c’est dans ce grenier que mon trisaïeul, fort lié avec Ricardi, les trouva et les acheta, pour rien ; depuis, cette boiserie est restée toujours dans la famille.

Je regardais les fins rinceaux d’ébène, puis le vieux monsieur, que je commençais à trouver beau, regardait ma main nue, qui restait appuyée en geste de caresse à une délicate et vindicative tête de Méduse issue du centre d’un panneau.

— Quelle main merveilleuse vous avez, dit-il, et dans son étrange griffe gantée trop large par sa peau, il prit ma main et la retourna en tous sens, comme on fait d’un objet auquel on cherche une fêlure. Vous devriez me la laisser mouler, ajouta-t-il au bout d’un instant.

— Oh non ! Elle est bien trop vilaine. Ma mère dit toujours que j’ai des mains comme un garçon !…

Évidemment il y avait dans cette phrase des trésors de drôlerie, car le vieux monsieur se mit à rire si immodérément que j’en fus tout embarrassée.

— Qu’est-ce qu’il y a derrière ce rideau ? dis-je pour dire quelque chose et en désignant une draperie de velours de Venise.

— Un tableau que je ne montre qu’aux artistes, répondit le comte, dont le rire s’était arrêté tout net.

— Oh ! que je voudrais le voir ! m’écriai-je un peu vite.

— Voyons, Odile, intervint mon institutrice, comment pouvez-vous être aussi indiscrète ?

Je devins rouge, furieuse de la leçon, consciente d’avoir commis une gaffe.

— Je vous demande pardon, monsieur, fis-je d’un air pincé.

— Oh ! il n’y a pas de quoi, répondit-il ; bien décidément ces yeux-là n’étaient pas à lui… quels yeux extraordinaires, vraiment !

Il y eut un silence, puis :

— Venez voir mes bijoux, dit le vieux monsieur.

Les bijoux étaient dans une autre salle dont il avait la clef dans sa poche. Il y en avait, il y en avait, c’était affolant : des agrafes, des chaînes, des plaques orientales, superbes de barbarie avec leurs grosses gemmes gauchement taillées, des filigranes italiens et hongrois, des colliers antiques, minces feuilles d’or martelées d’un brillant vif, des pendants et des ferronnières compliqués de la Renaissance française et espagnole, quelques-uns de l’école de Cellini, des pierres de toutes sortes, où dominait l’améthyste, jetées à poignée sur des velours, c’était comme l’histoire de l’humanité que racontaient ces frêles et précieuses choses.

Quand je sortis de chez le vieux monsieur, nous étions amis. À partir de ce jour-là, il s’occupa beaucoup de moi, m’envoyant sans cesse des fleurs, venant me chercher dans son panier pour faire des promenades autour de Trouville. Je m’amusais infiniment. L’attention qu’il me témoignait me donnait une idée excessive de la portée de mon intelligence. Nous causions presque exclusivement de choses d’art, il connaissait à merveille l’histoire anecdotique de la Renaissance et la racontait avec beaucoup d’esprit. Souvent il interrompait ses récits par une reprise de ce fou rire qui me paraissait toujours sans cause et disait : « Je ne sais pas la fin. » Jamais je n’en demandais plus long, ma sotte curiosité au sujet du tableau voilé m’avait laissé un souvenir désagréable et instructif.

Lui aussi s’en souvenait, et par taquinerie sans doute me parlait constamment de l’invisible chef-d’œuvre. Il lui servait à dater les incidents de sa vie, à étayer ses comparaisons. « C’est deux ans après que j’ai acheté le tableau voilé. » « C’est beau comme le tableau voilé ! »

Un jour il dit : « Vous ressemblez étonnamment à l’un des deux personnages du tableau voilé. » Malgré moi, j’étais sans cesse ramenée à la pensée de ce tableau et cela m’agaçait singulièrement, il me semblait qu’en y songeant si souvent, je faisais quelque chose de mal.

J’étais extrêmement pure de pensée, mais j’avais lu trop de livres pour ne pas savoir qu’il y a dans la vie des secrets qu’un jour on doit apprendre et j’y soupçonnais un peu d’horreur. Pourquoi ces mystères me paraissaient-ils avoir des rapports avec ce tableau ? Je ne pourrais le dire, mais c’était ainsi, et j’avais conscience de choses défendues qui se trouvaient en connexion immédiate avec l’image dissimulée derrière le rideau en velours de Venise. Tout cela demeurait absolument vague et informulé en moi, mais cela me gênait comme l’incompréhensible.

À la fin de la saison il y eut une grande fête à la villa du vieux monsieur. Comme le cotillon était dans toute son ardeur, il s’approcha de moi. Je ne dansais pas, trouvant cette sorte de gesticulation suprêmement ridicule.

— Venez, dit-il, je vais vous montrer quelque chose.

Je pris son bras et il m’emmena, à travers la galerie déserte, jusqu’au petit salon des Médicis. Il ferma la porte et me regarda un grand moment sans parler, jamais je ne lui avais vu une si étrange expression : il avait l’air féroce tout à coup et de petites lumières sautaient dans ses yeux comme des gouttes de friture.

— Je veux vous donner une grande preuve de mon amitié pour vous et de l’admiration que vous m’inspirez, dit-il enfin.

Et ce fut un grand soulagement que de l’entendre parler. Je pris un air très aimable.

Il continua :

— Je vais vous montrer le tableau.

— Ah ! merci, je serai bien contente ! dis-je.

— Mais ce n’était pas vrai. Je n’étais pas contente, j’étais intimidée et inquiète comme un mioche en faute, et cette inexplicable impression m’irritait infiniment.

Le vieux monsieur, d’une saccade, tira le rideau.

— C’est Jupiter, dit-il d’une drôle de voix tout étranglée.

L’un des personnages du tableau me ressemblait en effet prodigieusement. Je regardai sa tête avec quelque intérêt, mais le tableau ne me parut pas bien remarquable. Il était très enfumé, les noirs avaient repoussé beaucoup, le dessin était tourmenté, les mouvements des corps incompréhensibles. J’étais ennuyée de ne pas pouvoir admirer, c’était bien sûr faute de m’y connaître, puisque le vieux monsieur, qui s’entendait si bien en peinture, disait que c’était un chef-d’œuvre.

Ne trouvant pas un seul éloge à faire, je me tournai vers lui pour lui demander de quelle époque était le tableau, mais ma question resta en route, coupée net par une impression horrible, glaçante.

Était-il tout à coup devenu fou ?

Atrocement pâle aux places libres de fard de sa figure, remué des pieds à la tête par un tremblement, il me regardait avec des yeux fixes, effroyables, qui semblaient ne pas voir.

— Mon Dieu ! vous êtes malade ? je vais appeler, m’écriai-je.

Il fit un faible geste de la main.

— Non, n’appelez pas, attendez… Je vais vous dire… écoutez-moi.

Il s’approcha de moi.

— Je voudrais vous embrasser.

Il avait mis sur mon maigre bras nu sa grande main froncée de plis, et elle était froide cette main, horriblement froide.

Ce n’était guère effrayant qu’il demandât à m’embrasser, ce vieil ami qui était toujours si bon pour moi, et cependant j’avais peur, peur comme je n’ai jamais eu peur : peur jusqu’au bout des doigts, jusqu’à mes pieds, qui s’étaient glacés, jusque dans mes cheveux… Peur de quoi ? Je n’en avais pas la moindre idée. Je dégageai violemment mon bras de la crispation de la grande main gelante, et, d’une voix qui chevrotait, je dis :

— Non ! je ne vous embrasserai pas ! Non ! certainement non !…

Rapidement, je marchai vers la porte. Il fit un pas vers moi, puis s’arrêta, s’appuyant au fauteuil comme s’il ne pouvait plus se soutenir, et ma terreur devenant une sorte de folie, je sortis en courant de la chambre des Médicis.

Le cotillon finissait, ma mère me cherchait pour partir. Je la suivis avec empressement et sans commentaires.

Le lendemain, une lettre du vieux monsieur vint, qui l’excusait de ne pouvoir nous faire ses adieux ; il était souffrant. Le surlendemain nous quittions Trouville.


Il m’a fallu vivre bien des années avant de comprendre le sentiment qui m’a toujours empêchée de raconter à qui que ce fût mon aventure avec le vieux monsieur.