Les Histoires amoureuses d’Odile/3

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La Vie parisienne (p. 689-692).

III 

Seize ans.


Je montais à cheval tous les matins avec mon cousin Paul de Brettigny ; bien que j’eusse seize ans et Paul vingt-deux, il ne pouvait entrer dans l’esprit de personne que cela fût quelque chose de compromettant.

Pauvre Paul ! Tout le monde disait : Pauvre Paul ! en parlant de lui, quoiqu’il n’évoquât rien de mélancolique, bien au contraire.

Son torse était une grosse boule posée sur deux grosses pattes courtes ; sa tête était une boule encore : il ressemblait aux dessins que les gamins font sur les murs, les yeux tout ronds, le nez tortillonné d’un côté et plein du vacarme d’un perpétuel reniflement, des oreilles de jeune éléphant, la bouche ouverte quelle que fût l’occasion — évidemment ça manquait d’air en lui, — il était très myope, et semblait ne jamais savoir où il se trouvait ni avec qui ; ce qu’on pouvait bien attendre de lui, ni de quoi il était question. Ce qu’il avait de plus drôlatique, c’était encore ses sourcils, deux braves petits arcs placés tellement haut sur le front qu’au repos, et même lorsqu’il dormait, il avait toujours l’air d’avoir appris la seconde d’avant une nouvelle du genre stupéfiant.

Il y a, dans un conte de Dickens, un personnage qui est perpétuellement sur le point de faire une réflexion, mais qui pourtant ne la fait jamais ; mon cousin avait des analogies avec ce personnage-là. Quel bon garçon du reste ; si seulement on avait pu l’amener à penser plus vite, on en aurait fait quelque chose.

Paul était éperdument amoureux de moi.

Je le savais, bien qu’il ne me l’eût jamais dit, — comment serait-il parvenu à réunir un tel effort ? — je connaissais la manifestation des émotions profondes chez lui. Elle était bizarre comme tout en son individu. Quand Paul était secoué aux racines de l’être, il ne disait rien, il ne fermait pas la bouche, il ne cessait pas de renifler, ni d’avoir l’air stupéfait, non, rien de tout cela, mais il était pris de torrentielles transpirations faciales, il « pleuvait », positivement : ses chapeaux, ses cols de chemise, ses cravates, rien n’y résistait.

Lorsque je le voyais ruisseler ainsi, je savais qu’il était près de formuler son grand amour, mais il ne le formulait pas.

Je commençais à songer beaucoup au mari futur, l’amour me préoccupait, je regardais les jeunes gens en me demandant : « Épouserais-je celui-là ? » Je passais des heures à refuser ou à accepter de superbes passions que l’on ne m’offrait pas. J’étais, il me semble, assez jolie à cette époque, mais extrêmement maigre encore, et j’avais toujours cette gaucherie garçonne qui me rajeunissait, tout le monde me traitait en gamine, ce dont j’étais mortifiée infiniment.

Paul, seule exception, me prenait très au sérieux ; à cause de cela je goûtais sa société, et j’avais pour lui des mansuétudes. Je lui faisais part avec condescendance de mes idées sur les choses de la vie, il n’ignorait rien de mes préoccupations littéraires, ni de mes goûts en matière d’art. Parfois il disait dans un reniflement :

— Tu es un type dans le genre de George Sand !

Je le regardais avec indulgence, il n’était pas si bête après tout !

C’était une joie que nos promenades. J’avais la passion du cheval, une griserie d’orgueil ressenti à plier à ma volonté la bête forte et brutale, ce m’était un peu de cette royauté en miettes dont les enfants fiers ont besoin. Quels beaux temps de galop au train de charge nous faisions sans nul souci des cavaliers qui arrivaient en sens inverse ! Lorsque nous arrêtions nos chevaux soufflants, hors d’haleine nous-mêmes et un peu gris, je disais à Paul :

— C’est tout de même bon de vivre !

— Oui, fameux ! répondait Paul avec des reniflements d’hippopotame.

— Toi, tu me comprends, ajoutais-je parfois fastueusement bonne, parce que j’étais heureuse, — il n’y a que toi qui me comprennes !

C’étaient des moments où Paul était bien près d’aboutir à une réflexion typique et décisive, mais il n’y arrivait pas et se bornait à transpirer comme un fou.

Un matin, nous venions de faire sauter à nos chevaux la haie du tir aux pigeons, lorsqu’arriva droit sur nous un monsieur monté sur un énorme et magnifique cheval noir qui, le nez au poitrail, emballé à fond, allait avec une brutalité de projectile. Il passa si près de nous, que le vent de sa formidable course nous frappa le visage.

Paul le suivit des yeux, il menaçait visiblement d’avoir une idée à son sujet.

— Il va se faire démolir, fis-je, intéressée.

— Oui ! sûr ! approuva Paul, satisfait de la formule.

Dix minutes plus tard, comme nous flânions encore autour des obstacles, le monsieur au cheval noir reparut dans un parfait état de conservation ; mon pronostic ne s’était pas justifié.

Il allait au petit pas, l’air très tranquille. Le cheval soufflait profondément, il avait dans l’œil la terreur éperdue des bêtes qui viennent d’être châtiées durement.

Le monsieur le mena tout contre la haie, la lui fit regarder, puis, prenant du champ, le lança sur l’obstacle.

— Restons un peu, dis-je à Paul.

— Oui, c’est, ça ! fit Paul.

En quelques foulées formidables, la grande bête avait joint la haie, le monsieur l’attaqua à l’épaule d’un coup de stick qu’on entendit claquer, mais le cheval, refusant l’obstacle, se dressa sur ses pieds de derrière et fit tête à queue avec une effrayante violence.

— Il colle, le monsieur, observai-je.

— Oui, pour un type qui colle… répondit mon cousin, mais le spectacle l’intéressait trop pour qu’il usât son fluide nerveux en fins de phrases.

Le cheval resta longtemps droit comme un i, ses sabots fins battant l’air, encensant de la tête pour se débarrasser de son cavalier, mais lui, la jambe serrée comme une pince, le front à la crinière de sa bête sauvage de cheval, les rênes complètement lâches, attendait sans gêne apparente que cela finît.

Quelle belle raclée reçut ce diable noir lorsqu’il fut redescendu sur le sol, et quelles défenses il avait !… Le monsieur ne se déplaçait même pas, c’était exaltant à voir. Enfin, l’animal un peu calmé avec seulement ce beau renâclement de colère et d’angoisse de la défaite, le monsieur le ramena sur la haie. Dix fois il se déroba ; à la onzième il passa d’un gigantesque bond des quatre pieds.

La scène recommença à tous les obstacles. Nous suivions pour voir, pour le voir tuer probablement. Mais il ne fut pas tué, et le cheval céda.

J’avais la tête très montée par ce spectacle, et comme je faisais part de mon enthousiasme à Paul, il entra dans un état de grande effervescence, et proposa de faire sauter à son cheval la grille du tir aux pigeons.

Je le dissuadai de donner suite à ce projet et je l’emmenai en lui donnant mon avis motivé sur les degrés de beauté des sauts du cheval noir.

Le lendemain, comme nous remontions les poteaux à cette allure emballée qui nous était habituelle, je dis tout à coup :

— Je crois que c’est le monsieur d’hier que nous venons de croiser.

— Oui… peut-être, c’est un type dans son genre, concéda mon cousin.

— Je te dis que c’est lui, j’ai reconnu son cheval, affirmai-je péremptoire ; c’est ennuyeux que je n’aie pas bien pu voir sa figure, nous allions trop vite.

Il fut évident que Paul mûrissait l’intention de me proposer de courir après le cavalier qui m’intéressait, mais je lui évitai de compléter son effort en disant :

— Ça ne fait rien, nous le reverrons, sûr.

En effet, nous le revoyions un quart d’heure plus tard pendant que, hasard singulier, nous allions au pas. Il nous dépassa puis, raccourcissant l’allure de son cheval, le maintint à une longueur en avant des nôtres.

Cette fois je l’avais bien vu. Il était très laid, mais drôle, le nez busqué et pointu, les yeux rapprochés, d’un noir pétillant, de gros sourcils, une moustache noire, un menton en galoche, la peau très brune, le cheveu sec et terne, très maigre, on voyait ses têtes d’os sous le drap de son veston. En passant il m’avait regardée drôlement — un regard qui grille pensai-je, et je fus très satisfaite de la définition, qui me parut une trouvaille.

— C’est un étranger, dis-je à Paul, qui n’objecta rien.

Deux minutes après je mis mon cheval au trot ; le monsieur nous laissa passer puis il prit notre allure et resta derrière nous jusqu’à la fin de la promenade.

Le lendemain, nous le retrouvions encore, encore il me griffait de son méchant regard, et malgré nos galopades insensées, il restait soit devant, soit derrière nous, à petite distance.

— Dis donc, sais-tu qu’il nous suit positivement, cet individu, confiai-je à Paul, dont la figure se congestionna à l’instant pendant qu’avec une énergie inaccoutumée il prononçait :

— J’allais te le dire.

— C’est assommant ! Menons-le au tir aux pigeons, il fera sauter son cheval, et pendant qu’ils seront à se battre nous filerons grand train.

— Bonne idée ! dit Paul.

Les choses allèrent comme j’avais pensé, mais en me retournant lorsque nous fûmes à quelque distance, je vis l’homme au cheval noir qui, immobile, regardait autour de lui quand il nous aperçut fuyant comme deux perdus, il lança son cheval dans notre direction. Ah ! quelle belle randonnée, que c’était amusant ! Mais la grande bête noire avait plus de fond que nos claquettes, et en arrivant au champ d’entraînement je m’arrêtai pour ne pas subir la honte d’être dépassée en plein train.

— C’est fort tout de même ! dis-je à Paul en assurant mon chapeau, qui avait un peu bougé.

— Oui, c’est fort ! — et comme la frénésie de la course avait excité sa circulation cérébrale, Paul, s’élevant au-dessus de lui-même, eut une idée.

— Veux-tu que j’aille lui dire qu’il nous embête, au type ? proclama-t-il en brandissant un stick belliqueux.

— Oh ! non, voyons ! Et puis, est-ce qu’il nous embête, après tout ?…

— Dame !… Je ne sais pas, moi, tu comprends… fit Paul, subissant la dépression qui suit les excès intellectuels.

En vérité, non seulement il ne m’ennuyait pas, mais il commençait à me faire travailler la tête, le monsieur au cheval noir ! Je venais de lire les Mémoires de deux jeunes mariés ! les amours de Louise de Chaulieu et du baron de Macumer m’avaient vivement remuée. J’établissais des analogies entre l’Espagnol mystérieux et le monsieur au cheval noir ; l’idée naissait en mon cerveau que cet inconnu à peau brune et à nez crochu pouvait bien avoir conçu pour moi un amour qu’il me plaisait de qualifier d’oriental. Un amour oriental c’était quelque chose où, dans un décor de nuit étoilée, se mêlaient de confuses images de Kangyars, de perles, de roses, de guzlas, toute une délicieuse friperie de bazar turc. Ces visions m’enchantaient.

En l’honneur de Macumer — je le nommais ainsi pour plus de commodité en causant avec moi-même — je me fis faire une amazone neuve dont le corsage, dans le but de m’« avantager », fut rembourré outrageusement, et je pris l’habitude de faire sauter mon cheval presque tous les jours. Pauvre bête, elle est tombée fourbue à la fin de la saison.

Macumer sautait aussi, devant nous, ou derrière ; un jour même, au moment où j’enlevais ma bête, la sienne surgit tout à côté, et il passa l’obstacle tellement près de moi qu’il me frôla presque.

Ce fut pour Paul une occasion de transpirer atrocement. Paul était jaloux de Macumer !

Les mauvaises passions développent l’intelligence ; le lendemain, mon cousin, avec un énorme pli entre ses sourcils étonnés, m’offrit le produit de ses méditations sous la forme suivante :

— Je me demande ce que ma tante dirait si elle savait qu’il y a un type comme ça… un type qui ne ressemble à rien !… et qui nous suit comme notre ombre.

— Paul, prononçai-je avec énormément de dignité, si tu as l’intention de commencer à faire des potins à maman, je ne sortirai plus avec toi !…

— Des potins ?… dit Paul avec un air de pénible perplexité, et il se réfugia en déroute dans l’obéissance :

— Je ne fais pas de potins, je ne fais que ce que tu veux, toujours…

— C’est bien, tu es un zèbre ! dis-je en lui donnant un bon coup de cravache dans le dos. Et Paul, sachant l’importance de l’éloge, fut ivre de joie.

Je n’étais pas décidée à épouser Macumer, il était vraiment si laid ! Je me satisfaisais à penser qu’il devait passer les nuits à se promener sous ma fenêtre, par des pluies torrentielles ou des gelées funèbres, que dans le jour, sans doute étendu sur des divans brodés d’or, il fumait de l’opium pour mieux rêver à moi, que peut-être même il me faisait, en une langue gutturale, des vers sublimes. Mais l’épouser ?… était-ce bien la chose à faire ?…

J’ignorais jusqu’à son nom ! J’avais un instant songé à le faire filer par Paul pour connaître au moins sa demeure. Mais mon honnêteté s’était regimbée vite contre la perfidie et l’inconvenance d’une telle démarche. Cependant j’avais bien envie de savoir qui il était !…

Il semblait un homme élégant, il devait aller dans le monde… Je me déclarai atteinte d’une subite passion de fêtes. Ma mère ne s’en étonna pas ; elle m’annonçait sans cesse que ma sauvagerie n’étant qu’une pose, j’y renoncerais certainement un jour ou l’autre. J’allais donc, de bal en comédie, de thé en raout, à la recherche de Macumer.

Je mis deux mois entiers à le rencontrer ; enfin, un soir de grande réception à l’ambassade de Turquie, j’eus le triomphe de l’apercevoir debout dans une porte. Il rencontra mes yeux et il me parut que sa figure brune jaunissait, ce que je pris avec assez de raison pour être sa façon de pâlir. Il avait l’air féroce.

Sans perdre mon temps en stériles méditations sur ses états d’âme, je me penchai vers ma voisine, une Mme de Saint-André, sorte d’agitée insupportable qui connaissait tout le monde et savait les histoires de chacun.

— Est-ce que vous pourriez me dire le nom de ce monsieur très brun, là, dans la porte… qui cause avec Tissak effendi ?…

Mme de Saint-André regardait à sa gauche.

— Mais non, pas par là, à droite… là ! il est parti, fis-je toute déconcertée par la rapidité du mouvement de Macumer.

J’eus beau le chercher toute la soirée, je ne le revis pas. Le lendemain matin, son regard me parut plus griffant qu’à l’ordinaire. Je fus enchantée ; évidemment mon Turc — j’avais décidé qu’il était Turc puisqu’il allait aux réceptions de l’ambassade — mon Turc souffrait de quelque chose à cause de moi, n’était-ce pas délicieux ! Mais de quoi ? Peut-être — puisqu’il était Turc — n’avait-il pas pu supporter de me voir étaler mes épaules nues devant tous ces gens. J’aimais cette idée, mais en me rappelant l’insolente affectation que mettaient mes clavicules à se manifester, j’y renonçai ; mon décolletage, hélas ! était sans aucune importance et ne devait attirer l’attention de personne.

Que pouvait bien avoir ce type de Macumer ? Paul avait raison, c’était vraiment un type ! Pourquoi ne s’était-il pas fait présenter à ma mère ? Avait-il commis des crimes qui l’isolaient ? Pourquoi allait-il dans les ambassades alors ?…

— Qu’est-ce que tu as, tu ne parles pas ? Et Paul renifla par trois fois terriblement.

— Je n’ai rien à dire, tu m’ennuies ! Je cravachai les oreilles de mon cheval qui prit le galop. Était-il stupide ce Paul de venir déranger mon échafaudage de suppositions et de projets.

… Si je faisais une chute par exemple, là, en plein milieu de l’allée, Macumer se précipiterait certainement pour me ramasser ; il m’emporterait évanouie ; en revenant à moi, je le remercierais avec un sourire maladif, il serait verdâtre d’émotion, je lui demanderais son nom. Ma mère lui écrirait un mot de remerciement pour ses soins, il viendrait prendre de mes nouvelles… Mais c’est que ce n’est pas déjà si commode de tomber de cheval… Il fallait trouver autre chose…

Évidemment Paul me flattait en disant que j’étais un type dans le genre de George Sand, car je n’avais aucune faculté d’invention : je ne trouvai rien.

Mais il était écrit que, sans nul effort, je serais renseignée.

Un jour du mois de juin, ma mère avait organisé avec ses amis un déjeuner à Armenonville. Il fut convenu que, pour ne pas manquer ma promenade du matin, je viendrais là descendre de cheval avec Paul et qu’on nous accepterait, moi en amazone et lui en knickerbockers. À midi je fis une très belle entrée à toute allure et j’arrêtai sur ses jarrets ma pauvre bête tout contre le groupe déjà réuni qui nous attendait. Puis je sautai à terre sans aide, comme c’était mon indépendante coutume. Je commençais la tournée des poignées de main, lorsque, pour ma stupeur, j’aperçus mon oncle de Brettigny qui, à deux pas, causait avec Macumer. Je n’avais pas vu le mystérieux personnage de toute la matinée ; c’était à cela qu’il s’occupait, à causer avec les gens de ma famille !… Il connaissait mon oncle !… Il savait qui j’étais, alors !… Il allait venir… Il déjeunerait avec nous peut-être… C’était fort tout ça !

Interrompant mes manifestations de politesse, je dis à ma mère d’un ton de sauvage excitation :

— Qui est ce monsieur avec lequel cause l’oncle Henry ?…

— Je ne sais pas… Qu’est-ce que ça peut te faire ? Est-ce que tu le connais ? Qu’as-tu à le regarder avec ces yeux qui sortent de la tête ?

— Non, je ne le connais pas… mais je voudrais savoir qui c’est.

— Voyons, Odile ! quelles manières tu as ! Je te prie de ne pas regarder ce monsieur de cette façon inconvenante !

J’évitai d’obéir à cette injonction, j’étais trop violemment intéressée. Macumer, lui aussi, me regardait tout en parlant. Je présume que le diable doit avoir une expression pareille à la sienne, aux moments où il prend particulièrement conscience de sa mauvaise situation d’ange déchu. Ah ! il n’avait pas l’air tendre, le Turc ! Si dans l’ordinaire de la vie il avait pour moi de l’amour, ainsi qu’il m’était agréable de le croire, ce qu’exprimait sa figure à cette minute-là ressemblait bien plutôt à de la haine, et puis aussi, on aurait dit qu’il souffrait…

Je n’eus pas le temps de poursuivre mon examen, il serra la main de mon oncle, remonta à cheval, fit tourner la grande bête noire et partit à fond de train.

Je suivis ma mère, qui emmenait ses invités dans le bosquet où l’on devait déjeuner. Mon oncle nous rejoignit, on s’asseyait.

— Qui est ce singulier personnage avec qui vous causiez, Henry ? demanda ma mère, qui ôtait ses gants.

Singulier personnage ? Oui, assez singulier, en effet ! répondit mon oncle, qui, en général, était plein de sous-entendus, de réticences et qui, par une tournure d’esprit romanesque, était porté à voir des mystères et des bizarreries partout. D’ordinaire, cette manie m’horripilait, mais dans la circonstance elle s’adaptait trop parfaitement à ma conception de Macumer pour que je ne l’accueillisse pas avec avidité.

— Pourquoi est-il singulier ? demandai-je en poussant ma chaise pour inciter l’oncle à s’asseoir près de moi.

Ah ! voilà une affaire qui ne regarde pas les petites filles, par exemple !

Je trouvai le rire qui accompagna cette déclaration d’une rare stupidité.

— Il est Turc, ce monsieur, n’est-ce pas ? insistai-je.

Ici, le rire de mon oncle s’affola au point de me déconcerter.

— Dieu que tu es drôle !… sans le savoir, fit-il d’une voix étouffée par ce paroxysme de joie. — Non, ma chérie, il n’est pas Turc, il est lyonnais tout simplement, il s’appelle Bredain ; mais comme il a voyagé beaucoup en Turquie, il a pris le genre du pays, c’est ça qui t’a trompée.

Et sous l’effort d’un nouvel accès hilare, mon oncle bleuit.

— Mais enfin, qu’y a-t-il de si comique à cela ? demanda une petite dame gaie, vexée de rire par contagion et sans savoir de quoi.

Mon oncle eut un rapide regard vers moi, puis :

— Bah, on peut tout dire en y mettant des formes, fit-il. Voici, mesdames, l’histoire de ce pauvre Bredain. Son père était l’un des plus gros fabricants de soie de Lyon, en rapports avec tout l’Orient. Très jeune, ce garçon que vous venez de voir est allé faire là-bas un grand voyage d’affaires, et d’agrément aussi, qui s’est terminé à Constantinople, où il a fait un très long séjour il y a quelque dix-huit ou vingt ans. Là, il a eu une aventure. Vous savez combien les Turcs aiment peu que l’on s’immisce dans leurs affaires de ménage, Bredain ne le savait pas, ou bien il l’avait oublié. Le fait est qu’en se promenant un beau soir, il aperçut une dame qui prenait le frais à une fenêtre, laquelle, par un drôle de hasard, n’avait pas une de ces garnitures de bois que la prudence nationale fournit à toutes les ouvertures des maisons, pour empêcher les mouches d’entrer, probablement. La dame était jolie, Bredain passait là tous les jours, — c’était la rue qui menait à son hôtel — vous savez comme les orientaux sont hospitaliers, et puis, à force de voir passer les gens, on se figure qu’on les connaît. La dame turque subit cette illusion, Bredain aussi, ils se saluèrent, la causerie s’engagea, il savait quatre mots de turc, elle trois mots de français, vous voyez ça d’ici. Un jour qu’il faisait très chaud et que Bredain avait très soif, la dame, qui justement consommait du sorbet au limon, l’invite à entrer. Le lendemain, elle lui fait goûter une confiture de roses de sa fabrication. Il adorait la confiture de roses, c’était une passion positivement ; mais voilà que pendant qu’il en mangeait sans la moindre discrétion, et avec ces manières de se mettre à son aise que nous avons en pays étrangers, nous autres Français, le mari de la dame entre. Ces diables de Turcs ont mauvais caractère, celui-là, par-dessus le marché, était avare, il avait horreur que l’on dilapidât avec des étrangers les sucreries de sa resserre, et enfin Bredain ne lui avait même pas été présenté, ce qui était fort incorrect. En somme, ce garçon avait manqué de prudence et de discrétion. Le Turc n’était pas content et le lui témoigna. J’ai négligé de vous dire que ce Turc était un gros personnage, ami du sultan. Je ne sais pas son nom, qui d’ailleurs n’importe pas à l’histoire. Ce que je veux dire, c’est que s’il lui avait convenu d’étrangler Bredain comme un simple poulet, étant données sa situation et les mœurs du pays, cela n’aurait pas fait la plus petite affaire ; mais, tout au fond, c’était un brave homme, quoique fort en colère, — un brave homme à la manière turque, qui n’est pas la nôtre, bien entendu. — Au lieu de faire tuer Bredain, il le rançonna, mais l’autre n’avait guère de monnaie dans sa poche, alors, ma foi, le Turc lui a pris ce qu’il pouvait lui prendre… comme ça, là, sur la place même du goûter à la confiture de roses… dans ces pays, il y a des gens très adroits… Après, avec toutes sortes de politesses, il a fait rapporter Bredain à son hôtel ; il était très fatigué de toutes ces émotions, le pauvre garçon, évanoui, je crois ; tout de même il s’est remis assez vite, il était si jeune… Mais cette aventure lui a aigri le caractère. Il a une grosse fortune, il est intelligent, malgré tout cela il est toujours de mauvaise humeur… Vous trouvez que c’est curieux, madame de Riverolles ? Non ? Et vous le plaignez… c’est gentil à vous.

— Mais, oncle, je ne comprends rien à ton histoire, fis-je impatientée de l’absurdité du récit. Que lui avait-il pris ce Turc, enfin ?

— On vient de vous le dire, ma petite Odile, riposta Mme de Riverolles avec une drôle d’expression, il lui a pris… sa gaieté.

Il y eut un rire général dont je fus très offensée, et je n’en demandai pas plus long.

Le lendemain matin, à peine étions-nous en selle que j’interrogeais Paul, qui m’avait donné l’impression que le récit de son père avait pour lui une signification qu’il n’avait pas eue pour moi. Immédiatement, mon cousin transpira, renifla et prit un air malheureux. Il bafouillait dans son désir d’échapper à mes questions, mais il n’était pas de force, et sous la vivacité de mon insistance, il éclata avec désespoir.

— Enfin ! qu’est-ce que tu veux que je le dise ! C’est un type qui n’est pas au complet ! cria-t-il.

La beauté lapidaire de cette phrase ne fit aucune lumière dans mon esprit, mais le trouble de Paul éveilla en moi une pudeur inconsciente qui me força de me taire.

Je cherchai vainement l’homme au cheval noir dans tout le bois ce matin-là, le lendemain encore, et les jours suivants. Il ne reparut pas, et bientôt je songeai à d’autres choses.

Mais j’y ai souvent pensé depuis, et il me semble que de tous ceux que j’ai cru inspirer, l’amour de cet homme est le seul qui vaille que j’en garde quelque vanité.