Les Historiettes/Tome 1/25

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 138-142).


M. D’ANGOULÊME[1].


Si M. d’Angoulême eût pu se défaire de l’humeur d’escroc que Dieu lui avoit donnée, c’eût été un des plus grands hommes de son siècle. Il étoit bien fait, brave, spirituel, avoit de l’acquis, savoit la guerre, mais il n’a fait toute sa vie que griveller[2] pour dépenser et non pour thésauriser. Jamais courtisan n’entendit mieux raillerie. Le cardinal de Richelieu, en lui donnant à commander un corps d’armée, eut bien la cruauté de lui dire : « Monsieur, le Roi entend que vous vous absteniez de…… » Et en disant cela il faisoit avec la main la patte de chapon rôti, lui voulant dire qu’il ne falloit pas griveller. Le bonhomme, comme vieux courtisan, au lieu de se fâcher, lui répondit en souriant et en haussant les épaules : « Monsieur, on fera tout ce qu’on pourra pour contenter Sa Majesté. »

Un jour qu’on disoit à feu Armantières, que M. d’Angoulême savoit je ne sais combien de langues : « Ma foi, dit-il, je croyois qu’il ne savoit que le narquois[3]. »

Le feu Roi lui ayant demandé combien il gagnoit par an à la fausse monnoie : « Je ne sais, Sire, répondit-il, ce que c’est que tout cela. Mais je loue une chambre à Merlin à Gros-Bois dont il me donne quatre mille écus par an[4]. Je ne m’informe pas de ce qu’il y fait. » Un peu avant que de mourir, il montra à M. d’Aguvry, de qui je le sais, bon nombre de faux louis d’or qu’il confrontoit à de bons louis. Feu M. de La Vieuville, alors surintendant des finances pour la seconde fois, s’amusoit à cela avec lui.

M. d’Angoulême ne pouvoit s’empêcher de bâtir toujours quelque maisonnette ; mais il se gardoit bien d’achever Gros-Bois ; comme il n’étoit pas riche, cela l’incommodoit, et il en faisoit d’autant plus volontiers de la fausse monnoie.

Il disoit les choses fort agréablement : il contoit qu’en sa jeunesse, il étoit amoureux d’une dame, et qu’un jour la servante de cuisine, qui étoit une vieille fort malpropre, fort dégoûtante, lui ayant ouvert la porte, il prit occasion de la prier de lui être favorable et lui voulut donner quelque chose ; mais elle, en le repoussant, lui dit : « Ardez, monsieur, je ne veux point de votre argent ; il n’y a qu’un mot, c’est que madame n’en a jamais tâté que je n’aie fait l’essai auparavant, c’est comme du bouillon de mon pôt ; il faut passer par là ou par la fenêtre. » Il eut beau tourner, virer, il fallut satisfaire cette vieille souillon, et il dit qu’il détournoit le nez de peur de sentir son tablier gras.

Il demandoit à M. de Chevreuse : « Combien donnez-vous à vos secrétaires ? — Cent écus, dit M. de Chevreuse. — Ce n’est guère, reprit-il, je donne deux cents écus aux miens. Il est vrai que je ne les paie pas. »

Quand ses gens demandoient leurs gages, il leur disoit : « C’est à vous à vous pourvoir : quatre rues aboutissent à l’hôtel d’Angoulême[5], vous êtes en beau lieu ; profitez-en si vous voulez. »

Après avoir été veuf quelque temps, il voulut épouser madame d’Hautefort, qui a depuis épousé M. de Schomberg ; elle n’en voulut point. Il trouva pourtant à se marier à quelques années de là. Il avoit soixante-dix ans, étoit tout courbé et tout estropié de goutte. En ce bel état il épousa une fille de vingt ans, bien faite et bien agréable ; son père s’appeloit Nargonne : c’étoit un gentilhomme de Champagne. Il ne jouit guère de la grandeur de sa fille, car allant au bois de Vincennes avec elle, les chevaux emportèrent le cocher, et cet homme, brutalement, sans considérer qu’ils étoient du côté des murs du parc, et qu’il ne pouvoit s’élancer assez loin, s’élança pourtant et tomba de sorte, entre les roues, qu’il en fut tout brisé, et expira aussitôt.

Cette pauvre femme étoit obligée de souffrir presque tout l’été un grand feu à son dos, car le duc vouloit qu’elle fût toujours auprès de lui. Cela lui avoit tellement échauffé le sang, qu’elle avoit toujours un érysipèle aux oreilles.

Quand il mourut, en 1650, le gazetier, Renaudot le fils, rapporta qu’il étoit mort chrétiennement, comme il avoit vécu. M. le comte d’Alais, ou plutôt madame, traita fort rudement sa veuve. Elle se retira aux filles Sainte-Élisabeth, où elle est encore logée au dehors avec son petit train. L’intendant de M. d’Alais lui alla offrir mille écus pour son deuil. Elle lui demanda de la part de qui : « De la mienne, dit-il. — J’ai déjà mon deuil, répondit-elle, et si j’ai à recevoir ce qui m’appartient, j’entends que ce soit de ceux qui me le doivent et non d’autres. » L’année d’après on transigea avec elle à huit mille livres par an. Elle eut quelque chose de la cour, car elle n’a rien de sa maison[6].

  1. Les Mémoires de M. de Sully et autres parlent assez de ses brouilleries et de sa bravoure. On parlera de lui à l’historiette du cardinal de Richelieu. Il a écrit assez de choses, mais on ne sait ce que tout cela est devenu. C’étoient des Mémoires (ils ont été imprimés depuis). (T.) — Le duc d’Angoulême, auquel cette historiette donne une physionomie si nouvelle, naquit des liaisons de Charles IX et de Marie Touchet, le 28 avril 1573. Il fut impliqué dans la conspiration de Biron, et condamné à mort pour avoir trempé dans celle de d’Entragues. Henri IV commua sa peine. Il mourut à Paris le 24 septembre 1650, ayant vécu sous cinq rois, et s’étant distingué dans nombre de batailles. Ses Mémoires ont été publiés après sa mort sous le titre de Mémoires très-particuliers du duc d’Angoulême pour servir à l’histoire des règnes de Henri III et de Henri IV, 1662, in-12. Ils ont été insérés dans la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, tom. 44 de la première série.
  2. Expression familière qui se prenoit dans le sens d’un profit illicite sur des commissions dont on étoit chargé. Péréfixe, dans son Histoire de Henri IV, l’a employée plusieurs fois. (Dictionnaire de Trévoux.)
  3. Le narquois étoit le jargon que parloient entre eux les voleurs et les escrocs ; on l’appelle plus communément l’argot. (Voyez le Jargon ou le langage de l’argot réformé, dans le Recueil de facéties intitulé : les Joyeusetés, facéties et folastres imaginations de Caresmes prenant, Gauthier Garguille, etc., Paris, Techener, 1831.)
  4. Cela ne dura guère. Il fit évader Merlin, quand on y alla. (T.)
  5. L’hôtel d’Angoulême, situé rue Pavée, au Marais, s’appelle aujourd’hui l’hôtel de Lamoignon, parce qu’il a appartenu sous Louis XIV aux célèbres magistrats de ce nom.
  6. Françoise de Nargonne, qui avoit épousé le duc d’Angoulême le 25 février 1644, mourut, cent trente-neuf ans après son beau-père Charles IX, le 10 août 1713, à l’âge de quatre-vingt douze ans. Boursault dit en parlant d’elle, en 1702, dans une de ses Lettres : « Peut-être depuis les premiers âges où les hommes vivoient si long-temps, n’y a-t-il eu de bru que madame d’Angoulême qu’on ait vue dans une pleine santé plus de six-vingts ans après la mort de son beau-père. Quelque longue que sa vie puisse être, elle en a toujours fait un si bon usage, qu’elle mourra avec plus de vertus que d’années. » (Lettres nouvelles de M. Boursault, Luxembourg, 1702, pag. 50.)