Les Historiettes/Tome 1/35

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 237-240).


ROCHER PORTAIL.


Rocher Portail s’appeloit en son nom Gilles Ruelland ; il étoit natif d’Antrain, village distant de six lieues de Saint-Malo. Il servoit un nommé Ferrière, marchand de toiles à faire des voiles de navires[1], et ne faisoit autre chose que de conduire deux chevaux qui portoient ces voiles à une veuve de Saint-Malo, associée à Ferrière.

Il disoit que la première fois qu’il mit des souliers à ses pieds (il avoit pourtant de l’âge), il en étoit si embarrassé qu’il ne savoit comment marcher. Comme il étoit naturellement ménager, il épargnoit toujours quelque chose, et son maître ayant pris une sous-ferme des impôts et billons de quelque partie de l’évêché de Saint-Malo, lui et quelques-uns de ses camarades sous-affermèrent quelques hameaux. Il n’avoit garde de se tromper, car il savoit, à une pinte près, ce qu’on buvoit en chaque village de cette sous-ferme, soit de cidre, soit de vin.

Son maître vint à mourir. Lui se maria en ce temps-là avec la fille d’une fruitière de Fougères, femme-de-chambre de madame d’Antrain. La veuve associée de son maître, considérant que M. de Mercœur tenoit encore la Bretagne et que M. de Montgommery, qui étoit du parti du Roi, avoit Pontorson, conseille à Gilles Ruelland de faire trafic d’armes et de tâcher d’avoir passe-ports des deux partis. Elle prend trois cents écus qu’il avoit amassés et lui donne des armes pour cela. En peu de temps il y gagna quatre mille écus ; mais la paix s’étant faite, il fallut changer de métier. Il disoit en contant sa fortune, car il n’étoit point glorieux, que quand il se vit ces quatre mille écus, il croyoit, tant il étoit aise, que le Roi n’étoit pas son cousin.

Il arriva en ce temps-là que des gens de Paris ayant pris la ferme des impôts et billons, on leur donna avis qu’il y falloit intéresser Rocher Portail, qu’il connoissoit jusques aux moindres hameaux des neufs évêchés. Pour lui, il a avoué depuis ingénument qu’on lui faisoit bien de l’honneur ; qu’à la vérité, pour Rennes et Saint-Malo, il en savoit tout ce qu’on peut en savoir, et un peu de Nantes ; mais que pour le reste il n’en avoit connoissance aucune. Il s’abouche avec ces gens-là : « Vous êtes quatre, leur dit-il, je veux un cinquième au profit et non à la perte, mais je ferai toutes les poursuites à mes dépens. » Ils en tombèrent d’accord. En moins de quatre ans, il les désintéressa tous et demeura seul. Il eut ces fermes-là vingt-quatre ans durant, au même prix, et, au bout de ces vingt-quatre ans, on y mit six cent mille livres d’enchère, qui fut couverte par lui. Regardez quel gain il pouvoit y avoir fait. Il fit encore plusieurs autres bonnes affaires, car il étoit aussi de tout. Il portoit toujours beaucoup d’or sur lui, et avoit toujours quatre pochettes. Il récompensoit libéralement tous ceux qui lui donnoient avis de quelque chose.

Avec cela il étoit heureux. En voici une marque. Il alla à Tours, où le Roi étoit. À peine y fut-il que des gens de Lyon le viennent trouver, lui disent qu’ils pensoient à une telle affaire, qu’ils n’ignoroient pas que, s’il vouloit y penser, il l’empêcheroit, mais qu’il leur feroit un grand préjudice, et, pour le dédommager, ils lui offroient dix mille écus. La vérité est qu’il n’y pensoit pas, mais il feignit d’être venu pour cela à la cour, et ne les en quitta pas à moins de trente mille écus.

On l’appela Rocher Portail, du nom de la petite terre qu’il acheta et où il fit bâtir. Il acquit encore la baronie de Tressan et la terre de Montaurin. Il laissa deux garçons, et plusieurs filles toutes bien mariées. La dernière eut cinq cent mille livres en mariage, et épousa M. de Brissac, dont nous parlerons ailleurs[2]. Il mourut un peu avant le siége de La Rochelle. C’étoit un homme de bonne chère et aimé de tout le monde. Le Pailleur[3], à qui Rocher Portail a conté tout ce que je viens d’écrire, dit que cet homme, malgré toute son opulence, avoit encore quelques bassesses qui lui étoient restées de sa première fortune ; car, dans une lettre qu’il écrivoit à sa femme, qu’elle donna à lire au Pailleur (Rocher Portail n’avoit appris à lire et à écrire que fort tard, et il faisoit l’un et l’autre pitoyablement), il parloit d’un veau qu’il vouloit vendre et d’autres petites choses indignes de lui.

Il y avoit en ce temps un tanneur, Le Clerc, à Meulan, où il y a d’excellentes tanneries, qui devint aussi prodigieusement riche, sans prendre aucune ferme du Roi, car il ne se mêla jamais que de son métier et de vendre des bestiaux.

Il se nommoit Nicolas Le Clerc, et, quoiqu’il se fût fait enfin secrétaire du Roi, on ne l’appela jamais autrement. Il maria une de ses filles à M. de Sanceville, président à mortier au parlement de Paris ; une autre à M. Des Hameaux, premier président de la chambre des comptes de Rouen ; et les autres de même. Il laissa un fils fort riche, qu’on appela M. de Lesseville, d’une terre auprès de Meulan, que le père avoit achetée. Il étoit maître des comptes, à Paris, et est mort depuis peu ; il avoit soixante mille livres de rente.

  1. On appelle ces toiles de la noyale. (T.) Elles prennent leur nom de Noyal-sur-Vilaine, bourg situé auprès de Vitré, où on les fabrique.
  2. François de Cossé, duc de Brissac, mort le 3 décembre 1651, avoit épousé Guyonne Ruelan, fille de Gilles, sieur du Rocher Portail, et de Françoise de Miolaix. De ce mariage sont sortis les ducs de Brissac et les comtes de Cossé.
  3. Voyez dans l’article de la maréchale de Thémines, des détails curieux sur Le Pailleur.