Les Historiettes/Tome 2/23

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 141-143).


LA FONTAINE[1].


Un garçon de belles-lettres et qui fait des vers, nommé La Fontaine, est encore un grand rêveur. Son père, qui est maître des eaux et forêts de Château-Thierry en Champagne, étant à Paris pour un procès, lui dit : « Tiens, va vite faire telle chose, cela presse. » La Fontaine sort, et n’est pas plus tôt hors du logis qu’il oublie ce que son père lui avoit dit. Il rencontre de ses camarades qui lui ayant demandé s’il n’avoit point d’affaires, « Non, » leur dit-il, et alla à la comédie avec eux. Une autre fois, venant de Paris, il attacha à l’arçon de sa selle un gros sac de papiers importans. Le sac étoit mal attaché et tomba. L’ordinaire[2] passe, ramasse le sac, et ayant trouvé La Fontaine, il lui demande s’il n’avoit rien perdu. Ce garçon regarde de tous les côtés : « Non, ce dit-il ; je n’ai rien perdu. — Voilà un sac que j’ai trouvé, lui dit l’autre. — Ah ! c’est mon sac ! s’écrie La Fontaine ; il y va de tout mon bien. » Il le porta entre ses bras jusqu’au gîte.

Ce garçon alla une fois, durant une forte gelée, à une grande lieue de Château-Thierry, la nuit, en bottes blanches, et une lanterne sourde à la main. Une autre fois il se saisit d’une petite chienne, qui étoit chez la lieutenante générale de Château-Thierry, parce que cette chienne étoit de trop bonne garde, et le mari étant absent, il se cache sous une table de la chambre, qui étoit couverte d’un tapis à housse. Cette femme avoit retenu à coucher une de ses amies. Quand il vit que cette amie ronfloit, il s’approche du lit, prend la main à la lieutenante qui ne dormoit pas. Par bonheur, elle ne cria point, et il lui dit son nom en même temps. Elle prit cela pour une si grande marque d’amour, que, je crois, quoiqu’il ait dit qu’il n’en eut que la petite oie, qu’elle lui accorda toute chose. Il sortit avant que l’amie fût éveillée ; et comme dans ces petites villes on est toujours les uns chez les autres, on ne trouva point étrange de le voir sortir de bonne heure d’une maison qui étoit comme une maison publique.

Depuis, son père l’a marié, et lui l’a fait par complaisance. Sa femme dit qu’il rêve tellement, qu’il est quelquefois trois semaines sans croire être marié. C’est une coquette qui s’est assez mal gouvernée depuis quelque temps. Il ne s’en tourmente point. On lui dit : « Mais un tel cajole votre femme. — Ma foi, répond-il, qu’il fasse ce qu’il pourra ; je ne m’en soucie point. Il s’en lassera comme j’ai fait. » Cette indifférence a fait enrager cette femme ; elle sèche de chagrin : lui est amoureux où il peut. Une abbesse s’étant retirée dans la ville, il la logea, et sa femme un jour les surprit. Il ne fit que rengaîner, lui faire la révérence et s’en aller.

  1. Quand Tallemant écrivit cet article, La Fontaine n’avoit encore publié que sa traduction de l’Eunuque de Térence. Il étoit fort peu connu. Tallemant, plus tard, lui rendit justice : on lui doit la conservation de plusieurs opuscules du fabuliste, et particulièrement d’un petit ballet, intitulé : Les Rieurs du Beau Richard. (Voyez les Œuvres de La Fontaine, édition de M. Walckenaer ; Paris, gr. in-8o, t. 4, pag. 127.)
  2. On appeloit alors ainsi les courriers qui alloient porter les lettres d’une ville à une autre.