Les Historiettes/Tome 2/4

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 10-14).


LE PÈRE JOSEPH[1],
LES RELIGIEUSES DE LOUDUN.


Le Père Joseph, Capucin, se nommoit Leclerc en son nom, et étoit frère de M. Du Tremblay, qu’il fit gouverneur de la Bastille. Le cardinal fit connoissance avec lui en Poitou, comme il y fut envoyé par ses supérieurs[2]. Jamais il n’y eut un homme plus intrigant ni d’un esprit plus de feu. Il a toujours eu de grands desseins en tête. Un temps il ne faisoit que prêcher la guerre sainte. M. de Mantoue, M. de Brèves, madame de Rohan et lui, prenoient fort souvent tout l’État du Turc[3]. Depuis, il prit la maison d’Autriche pour but, et il travailla fort avec M. de Charnacé à faire entrer le roi de Suède en Allemagne. Il se vantoit d’être né pour abattre la maison d’Autriche. Effectivement ce n’étoit pas un sot ; il soulageoit fort le cardinal, et le cardinal ne faisoit pas un pas sans lui. Au commencement il alloit à cheval. Le Père Ange Soubini avoit un jour un cheval entier, et lui une jument. Ce cheval grimpe la jument, et les capuchons des deux moines faisoient la plus plaisante figure du monde[4]. Pour éviter ce scandale, on lui donna un carrosse. Depuis, il eut litière et toute chose ; et il alloit être cardinal s’il ne fût pas mort.

En une petite ville de quelque province de France, un homme de la cour alla voir un Capucin. Les principaux le vinrent entretenir. Ils lui demandèrent des nouvelles du Roi, puis du cardinal de Richelieu. « Et après, dit le gardien, ne nous apprendrez-vous rien de notre bon Père Joseph ? — Il se porte fort bien, il est exempt de toutes sortes d’austérités. — Le pauvre homme ! disoit le gardien. — Il a du crédit ; les plus grands de la cour le visitent avec soin. — Le pauvre homme ! — Il a une bonne litière quand on voyage. — Le pauvre homme ! — Un mulet pour son lit. — Le pauvre homme ! — Lorsqu’il y a quelque chose de bon à la table de M. le cardinal, il lui en envoie. — Le pauvre homme ! » Ainsi à chaque article le bon gardien disoit : « Le pauvre homme ! » comme si ce pauvre homme eût été bien à plaindre. C’est de ce conte-là que Molière a pris ce qu’il a mis dans son Tartufe, où le mari, coiffé du bigot, répète plusieurs fois le pauvre homme[5] !

On a cru que la diablerie de Loudun ne fût point arrivée sans lui, car Grandier, curé, et les Capucins de Loudun, disputoient à qui auroit la direction des religieuses qui furent ou qui firent les possédées. Il y avoit de l’amour sur le jeu, et il y eut un Capucin tué. Les Capucins, se voyant appuyés du Père Joseph, poussèrent Grandier ; et comme ces religieuses étoient pauvres, ils leur persuadèrent que bientôt elles deviendroient toutes d’or. On les instruisit donc à faire les endiablées. Pour du latin, elles n’en savoient guère, et on disoit que les diables de Loudun n’avoient étudié que jusqu’en troisième. Le Couldray Montpensier y avoit deux filles qu’il retira chez lui, les fit bien traiter et bien fouetter, le diable s’en alla tout aussitôt. Il pouvoit y en avoir qui ne savoient pas le secret, et qui, par mélancolie, ou parce qu’on le leur disoit, croyoient être possédées. On leur apprit, au moins à la plupart, quelques mots de latin et bien des ordures. Madame d’Aiguillon y fut, et madame de Rambouillet, depuis madame de Montausier. Elles virent faire des tours de sauteurs, qu’elles firent faire après à leurs laquais. La ville, et surtout les hôteliers, s’y enrichirent. On y couroit de toutes parts. Duneau, médecin huguenot, et principal du collége de Saumur, y fut appelé. Il s’en moqua. C’est lui qui disoit qu’un médecin étoit animal incombustibile propter religionem. Quillet y fut aussi appelé, et des religieuses de Chinon ayant voulu imiter celles de Loudun, il en fit une satire en vers latins, pour laquelle Bautru lui conseilla de s’éloigner[6], et le donna au maréchal d’Estrées, avec lequel il fut à Rome en son ambassade extraordinaire.

Le ministre de Loudun, comme on le défioit de mettre ses doigts dans la bouche des religieuses de même que les prêtres y mettoient ceux dont ils tiennent l’hostie, répondit « qu’il n’avoit nulle familiarité avec le diable, et qu’il ne se vouloit point jouer à lui. » Un diable s’étoit vanté d’enlever le ministre dans sa chaire sur la tour de Loudun. Il n’en fit rien cependant.

Cette badinerie, ou plutôt ce désir de vengeance des Capucins, fut cause que Grandier fut brûlé tout vif, car Laubardemont[7], qui étoit bon courtisan, le sacrifia au crédit du Père Joseph. Ce Grandier avoit été galant, et s’étoit fait quelques ennemis dans la ville qui lui nuisirent. Le diable dit une fois : « M. de Laubardemont est cocu. » Et Laubardemont, à son ordinaire, mit le soir : Ce que j’atteste être vrai, et signa. Enfin insensiblement cela se dissipa à mesure que le monde se désabusoit.

  1. François Leclerc Du Tremblay, né à Paris le 4 novembre 1577, mort à Paris le 18 décembre 1638. On a l’Histoire de la vie du R. P. Joseph Leclerc Du Tremblay, capucin, instituteur des filles du Calvaire, 1702, 2 volumes in-12. Ce panégyrique est de l’abbé Richard, auquel on attribue un ouvrage satirique anonyme contre le même P. Joseph, ouvrage auquel l’abbé fit une Réponse ; mais, assure-t-on, seulement dans le but de se mieux cacher.
  2. Comme abbé des Roches, abbaye voisine de celle de Fontevrault.
  3. On lit en effet dans les ouvrages publiés sur le P. Joseph, qu’il avoit composé un poème latin, intitulé : La Turciade, pour animer les princes chrétiens contre les Musulmans.
  4. Le Père Joseph dit : « Voilà un Impudent animal. » Depuis on appela ce cheval l’Impudent. (T.)
  5. D’Olivet a raconté, et Bret a imprimé d’après lui, une anecdote qui assigneroit une toute autre origine à l’exclamation d’un si vrai comique du pauvre Orgon : « Louis XIV, disoit d’Olivet, marchoit vers la Lorraine vers la fin de l’été de 1662. Accoutumé dans ses premières campagnes à ne faire qu’un repas le jour, il alloit se mettre à table la veille de Saint-Laurent, lorsqu’il conseilla à M. de Rhodez (Péréfixe), qui avoit été son précepteur, d’aller en faire autant. Le prélat, avant de se retirer, lui fit observer, peut-être avec trop d’affectation, qu’il n’avoit qu’une collation légère à faire un jour de vigile et de jeûne. Cette réponse ayant excité de la part de quelqu’un un rire qui, quoique retenu, n’avoit point échappé à Louis XIV, il voulut en savoir le motif. Le rieur répondit à Sa Majesté qu’elle pouvoit se tranquilliser sur le compte de M. de Rhodez, et lui fit un détail exact de son dîner dont il avoit été témoin. À chaque metz exquis et recherché que le conteur faisoit passer sur la table de M. de Rhodez, Louis XIV s’écrioit : Le pauvre homme ! et chaque fois il assaisonnoit ce mot d’un ton de voix différent qui le rendoit extrêmement plaisant. Molière, en qualité de valet-de-chambre, avoit fait ce voyage : il fut témoin de cette scène, et comme il travailloit alors à son Imposteur, il en fit l’heureux usage que nous voyons. » Il est fort probable, à lire le récit de Tallemant, bien antérieur à celui de d’Olivet, que si Louis XIV a joué la scène qu’on lui fait jouer, ce n’étoit de sa part qu’un souvenir du conte sans doute bien connu du P. Joseph ; et que c’est aussi le gardien et son exclamation de bonne foi que Molière eut en vue dans son Orgon, et non par Louis XIV dont l’exclamation n’étoit qu’épigrammatique.
  6. Les biographes assignent une autre cause à la nécessité où Quillet se trouva de s’éloigner dans cette circonstance : « Dans l’une des séances ridicules où l’on faisoit parler les diables, Satan menaça par la bouche de l’une de ces religieuses d’enlever jusqu’à la voûte de l’église celui qui douteroit de leur possession. Quillet eut l’imprudence de défier le diable, qui, ne s’attendant pas à une semblable provocation, en fut pour sa courte honte. C’étoit défier le cardinal. Quillet le sentit assez tôt pour en prévoir et en prévenir les suites. En effet, peu de jours après Laubardemont lança contre lui un décret de prise de corps. » (Histoire de Touraine, par Chalmel, t. 4, Biographie, p. 404.)
  7. Maître des requêtes. (T.) — Laubardemont se trouvoit à Loudun pour veiller à la démolition du château-fort de cette ville, quand commença la comédie de la possession. Il en rendit compte au Roi et au cardinal, et fut nommé par eux pour informer contre Grandier. La manière dont il s’acquitta de cette mission a donné à son nom une affreuse célébrité.