Les Historiettes/Tome 2/50

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 349-353).


LOUVIGNY, CHALAIS ET SA FEMME.


Le comte de Louvigny[1] étoit frère de père et de mère du maréchal de Gramont. C’étoit un original. Il fut des galants de madame de Rohan, et faisoit jouer mademoiselle de Rohan, sa fille, qui n’étoit alors qu’un enfant, à un grand Malchus[2] qu’il avoit. « C’est, disoit-il, pour lui faire connoître le vif. » C’étoit une gueuserie en habits qui n’eut jamais de pareille. On disoit qu’il eût mieux fait d’aller sans chausses et de montrer tout ce qu’il portoit. Il n’avoit qu’une chemise et qu’une fraise ; on les reblanchissoit tous les jours. Une fois que Monsieur, à qui il étoit, l’envoya quérir, il lui manda que sa chemise et sa fraise n’étoient pas encore blanches. Une fois, qu’il se crottoit, on lui dit : « Vous gâterez tous vos bas. — Vous m’excuserez, dit-il, ils ne sont pas à moi. »

Passe pour cela ; mais il a fait deux actions épouvantables dans sa vie. En se battant contre Hocquincourt, aujourd’hui maréchal de France, il lui dit : « Ôtons nos éperons, » et comme l’autre se fut baissé, il lui donna un grand coup d’épée qui passoit d’outre en outre. Hocquincourt en fut malade six mois ; et comme on croyoit qu’il en mourroit, et qu’on lui parloit de pardonner, il dit qu’il lui vouloit bien pardonner s’il en mouroit, mais non pas autrement.

L’autre action fut une perfidie inouie. Chalais vivoit avec lui comme avec son frère, et lui avoit rendu tous les services imaginables ; cependant ce fut Louvigny qui déposa contre lui à Nantes, et qui lui fit couper le cou. On accusoit Chalais d’avoir voulu débaucher Monsieur, et lui faire entreprendre une guerre contre le Roi[3].

Chalais avoit épousé une Castille, sœur de M. Jeannin de Castille, trésorier de l’Épargne, et veuve d’un comte de Chancy. C’est celle pour qui M. le comte (de Soissons) fit battre Copet[4]. Chalais tua Pongibaut, frère du feu comte du Lude, à cause d’elle ; car, comme Pongibaut revenoit de la campagne en grosses bottes, Chalais lui fit mettre l’épée à la main sur le Pont-Neuf, et le tua. Bois-Robert, qui aime les beaux garçons, fit une élégie sur sa mort. Depuis d’Egvilly cajola madame de Chalais ; et le grand-maître de La Meilleraye, comme nous avons dit ailleurs, fit de même. C’étoit une belle personne ; présentement qu’elle ne songe plus à l’amour, on dit que c’est une bonne femme, mais qui a de plaisantes visions. Elle s’aime tellement qu’elle s’évanouit si elle vient seulement à souhaiter quelque chose qu’elle ne puisse avoir. On n’oseroit lui dire qu’une personne de sa connoissance est partie ; elle songeroit aussitôt qu’elle ne pourroit la voir s’il lui en prenoit envie.

Quand elle trouve quelque viande à son goût, ses gens sont faits à lui en garder toujours un peu, de peur que, sur ressouvenance, il ne lui vienne envie d’en manger. Si on la convie à dîner, ils ne le lui disent que le lendemain, quand elle se lève, car cela l’inquièteroit toute la nuit ; ainsi ils répondent pour elle, et puis ils lui signifient qu’elle dîne en ville, qu’il faut se dépêcher.

Une fois elle avoit prêté un livre ; ses gens le furent redemander le soir, disant : « Si madame a envie de lire dans ce livre, et qu’elle ne le trouve pas, elle sera malade. » Apparemment ses gens sont un peu fous aussi bien qu’elle, ou ils la dupent, et lui en font bien accroire.

Si elle est dans une chapelle à entendre la messe, un laquais garde la porte, car si on la fermoit elle s’évanouiroit. Elle craint étrangement l’obscurité ; on n’oseroit lui dire qu’il fait brouée, ni qu’il ne fait pas clair de lune. Cependant cette femme, qui craint tant l’obscurité, a un cent de rideaux à ses fenêtres. Elle conte ses foiblesses elle-même, et dit qu’allant en Bourgogne, elle partit trop tard de la dînée, et que, de peur de demeurer la nuit par les chemins, elle fut au galop en croupe par la plus forte pluie du monde jusqu’au gîte. Elle ne fait point de visites et en reçoit beaucoup. On l’accuse d’avoir trouvé, pour subsister jusqu’ici, une fort plaisante invention, c’est de faire semblant, deux ou trois fois l’année, de quêter pour quelque pauvre personne de qualité, mais qui ne vouloit pas être nommée ; on lui donnoit beaucoup, et elle employoit ses quêtes à fournir à sa dépense.

Brion, aujourd’hui duc d’Anville, cadet de Ventadour, avoit été amoureux de madame de Chalais, et d’abord parla d’épouser. Madame Pilou, qui vit qu’une fois il avoit manqué de parole, et qui savoit qu’il avoit été capucin, dit à madame de Castille et à madame de Chalais que c’étoit un trompeur ; elles ne la voulurent pas croire. Cela dura un an et demi, et jusqu’à ce que Monsieur se retira en Lorraine. Une fois il disoit à madame de Chalais : « Voilà tout préparé, nous nous marierons demain ; il faut, pour attraper madame Pilou, qu’on ne le lui dise pas : vous l’enverrez quérir sur les dix heures ; je me tiendrai au lit ; on tirera les rideaux ; vous lui direz : « Hé ! ma bonne amie, que tu avois raison ! ce perfide s’en est en allé. » Elle se mettra à pester contre vous, et dira : « Je vous l’avois toujours bien dit ; et alors je me montrerai. » Cependant le lendemain il se trouva mal ; il s’évanouit une autre fois, et cette femme s’y amusoit toujours jusque-là, qu’encore après lui avoir juré qu’il l’épouseroit le lendemain, il jeta aussi un grand soupir, et dit : « Je mourrai Capucin. »

Il y a trois ou quatre ans qu’il étoit accordé avec mademoiselle d’Elbeuf, et qu’il fit encore le malade. Pour Menneville, fille de la Reine, nous en parlerons dans les Mémoires de la Régence.

  1. Roger de Gramont, comte de Louvigny. Il fut tué en duel, en Flandre, le 18 mars 1629.
  2. Malchus. On appeloit ainsi un coutelas. (Dictionnaire de Nicot et de Trévoux.)
  3. On voit, en effet, dans le Procès de Henri de Talleyrand, comte de Chalais (Londres, 1781, in-12), que Louvigny déposa sur ouï dire que Chalais avoit manifesté l’intention de tuer le Roi. Il ne porta pas loin cette iniquité, car il fut tué en duel trois ans après.
  4. Voici comment cela se passa. M. le comte étoit amoureux d’elle, dans le temps qu’il commandoit à Paris, le Roi étant en Italie, et Monsieur en Lorraine ou en Flandre. Un nommé le baron de Copet, sur le lac de Genève, fils de Bellageon, qui avoit été secrétaire du connétable de Lesdiguières, la trouva aux Tuileries avec Riquemont, écuyer de M. le comte. Copet avoit bu, il lui fit des insolences, Riquemont l’avertit qui elle étoit : Je la connois bien, j’ai des terres en Bourgogne auprès des siennes. M. le comte sut la chose par Riquemont, et fit donner des coups de bâton à Copet par Beauregard, son capitaine des gardes, lui qui pouvoit le punir bien autrement, commandant comme il faisoit. À quelque temps de là Riquemont passa près de la maison de Copet, en Dauphiné, dont M. le comte étoit gouverneur. Copet le fait appeler ; Riquemont vient au retour. Son second alla avertir Copet ; celui-ci se cachoit de sa femme, mais elle lui dit : ne vous cachez point de moi, je lierai la partie plutôt que de la rompre. Le second de Copet désarma celui de Riquemont. Copet ainsi eut l’avantage.