Les Historiettes/Tome 2/51

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 354-356).


LE PRÉSIDENT JEANNIN[1].


Il étoit fils d’un tanneur[2] d’Autun en Bourgogne. Ce tanneur avoit quelque chose, et il l’envoya étudier à Paris. Jeannin fut fort débauché à Paris. Retourné en Bourgogne, il se marie avec la fille d’un médecin de Sémur, qui avoit du bien honnêtement. M. de Guise tué, M. de Mayenne, gouverneur de Bourgogne, prend les armes. Jeannin se donna à lui, et le servit très-utilement en ses affaires[3]. Henri IV, maître de Paris, va à Laon ; Jeannin y étoit : on vint à parlementer, on ne put s’accorder. Le Roi lui cria que s’il entroit dans Laon il le feroit prendre. Jeannin, de dessus le rempart, lui répondit : « Vous n’y entrerez pas que je ne sois mort, et après je ne me soucie guère de ce que vous ferez. »

M. de Mayenne ayant fait la paix, Jeannin se retira en Bourgogne, pour y vivre, dans une maison qu’il avoit acquise, en un lieu fort rude ; sa raison étoit que ses amis l’iroient volontiers chercher là, et qu’il n’avoit que faire des autres gens. Henri IV l’envoya quérir, et lui manda que s’il avoit bien servi un petit prince, il serviroit bien un grand roi. Il fut envoyé en Espagne pour le traité de paix ; et, au retour, le Roi lui donna une charge de président au mortier, à Dijon ; voilà pourquoi on l’a toujours appelé depuis le président Jeannin. Il vendit cette charge, et en maria sa fille à Castille, receveur du clergé, à qui la princesse de Conti avoit fait quitter la marchandise : il tenoit les Trois Visages dans la rue Saint-Denis. Il falloit que ce fût un galant homme ; on dit qu’il mena un coche tout plein de ses voisins aux Pays-Bas à ses dépens, et qu’il fit si bien en achat de marchandises qu’il eut dix mille livres de bon de son voyage. Il faisoit tout chez la princesse de Conti. Jeannin donna à sa fille environ dix mille écus ; le plus gros mariage de Paris, en ce temps-là, étoit de soixante mille livres. La folie des Castille depuis cela a été grande, avec leur vision de venir d’un bâtard de Castille ; et ils ne sauroient nommer leur bisaïeul, ni dire qui il étoit.

Le président fut ensuite envoyé en Flandre[4], et après la mort de Henri IV il fut fait surintendant des finances pour la première fois. Barbin le fut après. M. de Luynes y remit le président, à qui succéda M. de Schomberg, et le bon homme se retira en Bourgogne, où il s’amusa à bâtir[5].

Il avoit un fils qui n’étoit qu’un fripon. Ce fils et un nommé La Fayolle se tuèrent tous deux en duel pour une nommée La Mauzelay, dont ils étoient amoureux. Le président, voyant cela, manda sa fille, qui étoit en Suisse avec son mari, qui y étoit ambassadeur, et il lui donna tout son bien, à condition que l’aîné de ses enfans s’appelleroit Jeannin. Ce bien n’étoit pas trop grand.

Ce bon homme a bâti et rebâti je ne sais combien de fois ses maisons ; cependant elles ne sont pas mal entendues pour le temps. Il y a un gros volume de ses négociations[6] ; c’étoit un grand personnage.

Il fit faire son tombeau dans la même église où est celui de son père, avec son inscription de tanneur ; ils sont l’un tout contre l’autre.

Il a bâti Chaillot ; il a témoigné de la légèreté en ses bâtimens, car il a fait faire et défaire bien des fois une même chose.

Il renvoya à la Reine-mère une assez grande somme qu’elle lui avoit envoyée, et lui manda « que durant la minorité de son fils elle ne pouvoit disposer de rien. »

  1. Pierre Jeannin, né à Autun en 1540, mort à Paris le 31 octobre 1622.
  2. Ce tanneur étoit échevin de la ville.
  3. Le président Jeannin, du temps qu’il étoit à M. de Mayenne, traita ce prince à Autun dans la maison paternelle, lui présenta son père, avec son tablier de corroyeur, en lui disant : « Monsieur, voilà le maître de la maison ; c’est lui qui vous traite. » M. de Mayenne le reçut à bras ouverts, et le fit mettre au haut bout. (T.)
  4. Il fut chargé de missions très-importantes en Hollande de 1607 à 1609, et ce fut principalement à ses soins que les Provinces-Unies durent le traité de juin 1609.
  5. Jeannin a bâti le château de Montjeu, qui, du temps de Bussy Rabutin, appartenoit encore à la famille du président, comme on le voit dans les lettres du comte de Bussy.
  6. Les Négociations du président Jeannin ont été réimprimées avec de grandes améliorations et additions, dans la seconde série de la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, deuxième série, t. 11 et suiv.