Les Historiettes/Tome 2/55

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 363-368).
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MAÎTRE CLAUDE
ET AUTRES OFFICIERS DE L’HÔTEL DE
RAMBOUILLET.


Neufgermain étoit le fou externe de l’hôtel de Rambouillet ; mais il y en a eu de domestiques en assez bon nombre, car pour des gens aussi sages que M. et madame de Rambouillet, on n’en trouvera guère qui aient eu plus de fous à leur service. Je parlerai de quelques-uns dont on fait d’assez plaisants contes.

Maître Claude étoit de son état ferreur d’aiguillettes ; sa femme fut nourrice de mademoiselle de Rambouillet, depuis madame de Grignan[1]. Cela fut cause qu’avec le temps il parvint à être argentier de la maison. Cet homme est des plus naïfs. Madame de Rambouillet s’en divertissoit quelquefois, et quand elle savoit qu’il avoit été en quelque lieu, elle lui faisoit raconter ce qu’il avoit vu.

Quoique ce soit le meilleur homme du monde, il ne laisse pas d’aimer à voir les exécutions, et il disoit à sa mode « qu’il n’y avoit plus de plaisir à voir rouer, parce que ces coquins de bourreaux étrangloient aussitôt le patient, et que si on faisoit bien on les roueroit eux-mêmes. »

Une fois il fut à la Grève pour voir le feu de la Saint-Jean, et ne se trouvant pas bien placé à sa fantaisie, tout d’un coup il prend sa course, et se va planter sur le sommet de Montmartre ; après que tout fut fait, il retourne à l’hôtel. Madame de Rambouillet, qui sut qu’il avoit été voir le feu, le fit venir. « Eh bien ! maître Claude, le feu étoit-il beau ? — Ardez, madame, lui dit-il ; j’étois allé à cette Grève, mais je ne voyois pas bien, et il me vint dans l’esprit que je verrois bien mieux de Montmartre. J’ai pris mes jambes à mon cou, et j’ai été jusque là ; il y avoit belle place : j’ai vu le feu tout à mon aise. Croyez-moi, madame, que vous feriez bien de l’aller voir de là-haut ; on n’y perd pas une fusée. »

Il mena une fois un cheval de louage par la bride depuis le Roule jusques à Rouen, sans avoir l’esprit d’en venir quérir un autre, puisque celui-là le laissoit à pied de si bonne heure.

Un jour qu’il avoit été voir le trésor de Saint-Denis, madame de Rambouillet voulut qu’il lui rendît compte de son voyage. « J’ai vu, lui dit-il, entre autres choses le bras de notre voisin. » La marquise fut long-temps à rêver à ce que ce pouvoit être ; enfin elle lui demanda ce qu’il vouloit dire. « Hé ! madame, le bras de ce saint qui est au bout de notre rue : le bras de saint Thomas[2]. »

Durant le second siége de Thionville, on mangea un jour quelque ragoût à l’hôtel de Rambouillet. Chacun souhaitoit que le marquis de Pisani, qui étoit à ce siége avec M. le duc d’Enghien, en pût manger. « Ma foi ! dit maître Claude, qui avoit toujours des expédiens admirables, vous n’avez qu’à m’en faire mettre dans un plat, et je vous promets que je le lui porterai jusqu’au bout du monde. Il ne sera pas trop chaud ; mais on le fera réchauffer quand je serai arrivé. »

Une fois, parlant d’un homme, il disoit : « De sa nation cet homme-là est orfèvre, » voulant dire de sa profession.

Madame de Rambouillet l’envoyoit souvent faire des messages, parce qu’il divertissoit tout ensemble celle qui l’envoyoit et ceux à qui il étoit envoyé.

Un jour elle lui donna un livre à reporter à M. Chapelain. « Je n’avois pas cru, lui dit M. Chapelain, que madame la marquise me voulût faire cette injure que de me renvoyer ce livre ; dites-lui que je le lui reporterai au premier jour. » Quelque temps après maître Claude, qui avoit remarqué que M. Chapelain avoit vu madame de Rambouillet, dit à sa maîtresse : « Madame, M. Chapelain vous a-t-il rapporté ce livre, comme il avoit dit ? — Non, répondit-elle. — Ha ! le galant ! s’écria-t-il ; ah ! le drôle ! je me doutois bien que ce n’étoient que des compliments. »

M. de Grasse[3] étant enrhumé, madame de Rambouillet envoya maître Claude pour savoir de ses nouvelles. « Je vous assure, lui dit M. de Grasse pour rire, mon pauvre maître Claude, mon ami, j’ai été plus mal qu’on ne croit ; j’ai pensé perdre l’esprit. — Comment, monsieur, lui dit le bon argentier, vous avez pensé perdre l’esprit ? — Oui, mon cher. — Hélas ! monsieur, c’eût été grand dommage ; et à présent vous remettez-vous ? — Oui, et j’espère que cela ne sera rien, s’il plaît à Dieu ; mais ne le dites à personne, je vous prie. » Maître Claude va retrouver sa maîtresse, et lui dit « que M. de Grasse se portoit assez bien pour le présent ; mais, madame, ajouta-t-il, je ne sais plus à qui on se fiera en ce monde ; cet homme avoit passé pour si sage. — Que voulez-vous dire ? dit la marquise en l’interrompant ? — C’est, répondit-il en s’approchant de son oreille, que ce n’étoit pas qu’il fût enrhumé, mais c’étoit qu’il étoit fou. »

Un jour, comme madame de Rambouillet étoit à Rambouillet, on rendit le pain bénit, et on en présenta à tous ceux de la maison ; mais maître Claude, qui croyoit qu’on ne lui en avoit pas présenté assez tôt, dit à celui qui le lui portoit : « Porte-le au diable, je n’en ai que faire. » La marquise, qui cherchoit à se divertir, et qui aussi ne vouloit pas qu’on fît d’insolences, le fit venir, et lui remontra qu’il devoit profiter de l’occasion qui s’étoit présentée pour faire voir son humilité, et non pas scandaliser tout le monde comme il l’avoit fait ; « car, ajouta-t-elle, vous avez dit : Portez-le au diable ; ne savez-vous pas qu’il ne le sauroit recevoir, et que tout ce qui est béni fait fuir les démons ? » Elle lui dit encore bien des choses ; enfin, après avoir bien écouté : « Il est vrai, dit-il, que j’ai tort ; mais, madame, après tout, où est-ce que l’on tiendra son rang, si on ne le tient dans l’église ? »

Au commencement qu’il connut M. Conrart, il ouït dire à l’hôtel de Rambouillet qu’il avoit la goutte. Le soir même il va trouver Monsieur et Madame : « J’ai appris, leur dit-il, que ce pauvre M. Conrart a les gouttes ; c’est dommage. Je sais, ma foi, par Dieu[4] ! une recette infaillible pour le guérir ; il y a plus de trente rois qui la voudroient savoir ; je la lui dirai pour l’amour de lui. — Eh bien ! maître Claude, dit madame de Rambouillet, allez-vous-en demain savoir de ses nouvelles de ma part ; et puis de votre part à vous, lui direz votre recette. — Ah ! madame, reprit-il, ce sera de votre part. — Non, dit-elle, de la vôtre ; il faut qu’il vous en ait l’obligation. » Il y va, et après avoir fait les compliments de son maître et de sa maîtresse, il lui dit : « Monsieur, je vous dis à cette heure de ma part que je vous veux guérir de vos gouttes ; mon remède est infaillible ; ma foi, par Dieu ! il n’y en a point de tel. — Hé ! dites-le-moi donc, maître Claude, dit M. Conrart. — Pour l’amour de vous, je vous le dirai ; je ne l’enseignerois pour rien à un autre ; non, ma foi, par Dieu ! » Il haranguoit toujours, et ne disoit point la recette ; enfin, lui dit-il : « Ayez une douzaine de cochets, et les élevez au coin de votre feu ; quand ils seront en état d’être chaponnés, prenez le plus gras, chaponnez-le vous-même, et en lui tirant ce que vous savez du corps, dites : Je te donne mes gouttes, puissent-elles ne me jamais revenir. Puis recousez bien la plaie, vous verrez insensiblement ce pauvre chapon devenir entrepris de ses jambes, elles lui enfleront, et vous vous sentirez allégé à mesure. »

Il est à cette heure concierge à Rambouillet, parce qu’il est devenu vieux. Madame de Rambouillet lui manda, il y a trois ou quatre ans, qu’il fît tout préparer, et qu’il auroit bientôt compagnie. Il crut que toute la cour iroit ; et quand il ne vit que M. et madame de Montausier et mademoiselle de Rambouillet : « Quoi ! leur dit-il, il n’y a que vous, et j’avois pris tant de peine ! une autre fois je ne croirai pas si de léger[5]. »

Il racontoit un jour la comédie d’Euridice, que le cardinal avoit fait jouer en musique, et il disoit à une femme-de-chambre : « Vous voyez l’enfer, et là vous voyez venir Plutarque. — Plutarque ? reprit cette fille ; ne seroit-ce pas Pluton ? — Pluton ou Plutarque, dit maître Claude, qu’importe ! »

  1. Ces derniers mots sont écrits à la marge du manuscrit ; cela prouve que cette partie de l’ouvrage a été écrite par Tallemant avant le mariage de mademoiselle de Rambouillet, qui eut lieu au mois d’avril 1645.
  2. L’hôtel de Rambouillet est dans la rue Saint-Thomas du Louvre. (T.)
  3. Godeau.
  4. C’étoit son juron. (T.)
  5. Expression italienne : di leggiero.