Les Historiettes/Tome 2/54

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 360-363).


NEUFGERMAIN[1].


Neufgermain est un pauvre hère de poète fort vieux, mais fort droit, encore bel homme, qui depuis long-temps porte une longue barbasse. Il a toujours l’épée au côté, et il aime fort à faire des armes.

Il assassinoit autrefois tout le monde de ses maudits vers, quand M. le marquis de Rambouillet, car cet homme ne bougeoit de chez lui, lui conseilla, pour voir si cela seroit plaisant, de faire des vers qui rimassent sur chaque syllabe du nom de ceux pour qui il les feroit. Il y en a un exemple dans Voiture ; c’est cette pièce rimée en da et en vaux, à la louange de M. d’Avaux[2]. Il en fit, et cela a souvent fait rire les gens.

Ce misérable fut si fou que de se marier, par une licence poétique, à l’imitation du poète Daurat[3]. Il me souvient qu’on me contoit dans la maison où servoit cette fille qu’il épousa, qu’en se regardant dans le miroir, elle disoit : « Faut-il qu’un vieillard manie ces tétons-là ? » Cette femme a la plus méchante tête du monde ; sans elle il auroit ramassé quelque chose, car ceux pour qui il faisoit des vers, et ceux à qui il présentoit son livre imprimé, dont il avoit retenu tous les exemplaires, lui donnoient honnêtement ; mais cette enragée bat tous les jours quelqu’un et ruine le pauvre poète de procès criminels. Il n’est pas à se repentir de s’être mis dans la nasse ; il tâche de la faire aller en Canada, et selon que cela va bien ou mal, il est gai ou mélancolique.

Avant que de se marier il lui arriva une aventure admirable. Il avoit je ne sais quelle habitude vituperosa avec une nymphe de la rue des Gravilliers. Certain filou ne le trouva pas bon ; ils se querellèrent dans la rue ; le filou, qui étoit jeune et vigoureux, prit notre poète par l’endroit où il y avoit plus belle prise, je veux dire par la barbe, et lui pluma tout le menton. Neufgermain, pour venger ce sacrilége, met l’épée à la main, blesse le filou, et l’eût tué, s’il ne se fût sauvé : le peuple qui fut spectateur de ce fameux combat, charmé de la bravoure d’un homme à grande barbe, ne pouvoit assez l’admirer ; et quand il fut parti, un vénérable savetier s’avisa de ramasser cette vénérable barbe, et la mit dans une belle feuille de papier blanc qu’il tenoit par les deux bouts ; car il portoit trop de respect à cette belle relique, pour la plier dans ce papier ; elle y étoit tout de son long. En cet équipage il s’achemine à l’hôtel de Rambouillet, car Neufgermain s’étoit vanté d’y avoir bien des amis. On dînoit quand cet homme y arriva, et un laquais vint dire à M. de Rambouillet qu’un savetier de la rue des Gravilliers demandoit à parler à lui. « Un savetier de la rue des Gravilliers ? répond le marquis tout étonné ; il faut voir ce que c’est, faites-le monter. » Le savetier entre, son papier à la main, et en faisant un nombre infini de salamalecs, s’approcha de la table et dit qu’il apportoit la barbe de M. Neufgermain. Neufgermain entre dans la salle à cet instant, et fut bien surpris de voir que sa barbe avoit fait plus grande diligence que lui.

Il y a deux ou trois ans que madame de Rambouillet lui ayant fait donner deux cents livres, par le moyen de M. Ménage, qui est bien avec M. Servien, surintendant des finances, elle s’avisa de faire une petite malice à Ménage. « Vous êtes obligé, dit-elle au poète barbu, d’aller remercier M. Ménage, mais je vous donne un avis ; c’est l’homme du monde après vous qui aime le mieux à faire des armes ; il ne l’avoue pas à cause qu’il est d’église, si ce n’est à des gens discrets, et il a toujours des fleurets cachés derrière ses livres ; priez-le de faire assaut contre vous. » Neufgermain prend cela au pied de la lettre, va chez Ménage et lui fait le compliment. Ménage se met à rire. « Ne riez point, monsieur, ajouta le poète, vous pouvez vous fier à moi. » Et en disant cela il regardoit sur les tablettes s’il n’y avoit point de fleurets. Ménage, pour s’en débarrasser, fut contraint de lui dire qu’il avoit été saigné la veille, et qu’il falloit remettre la partie à une autre fois.

  1. Louis de Neufgermain. Son portrait in-4o et en pied a été gravé par Brebiette.
  2. Voici la première strophe de cette pièce :

     L’autre jour Jupiter manda
     Par Mercure et par ses prévôts,
     Tous les dieux, et leur commanda
     Qu’on fît honneur au grand d’Avaux.
    (Œuvres de Voiture, deuxième partie, p. 93, édition de 1660.)

  3. Charles IX ayant demandé à Daurat de quoi il s’étoit avisé de se marier si vieux avec une jeune fille : « Sire, lui répondit-il, c’est une licence poétique. » (T.)