Les Historiettes/Tome 2/63

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 416-426).


CONRART[1].


Conrart est fils d’un homme qui étoit d’une honnête famille de Valenciennes, et qui avoit du bien ; il s’étoit assez bien allié à Paris. Cet homme ne vouloit point que son fils étudiât, et est cause que Conrart ne sait point le latin. C’étoit un bourgeois austère qui ne permettoit pas à son fils de porter des jarretières ni des roses de souliers, et qui lui faisoit couper les cheveux au-dessus de l’oreille ; il avoit des jarretières et des roses qu’il mettoit, et c’étoit au coin de la rue. Une fois qu’il s’ajustoit ainsi, il rencontra son père tête pour tête ; il y eut bien du bruit au logis : son père mort, il voulut récompenser le temps perdu.

Son cousin Godeau lui donnoit quelque envie de s’appliquer aux belles-lettres ; mais il n’osa jamais entreprendre le latin ; il apprit de l’italien et quelque peu d’espagnol. Se sentant foible de reins pour faire parler de lui, il se mit à prêter de l’argent aux beaux esprits, et à être leur commissionnaire même ; il se chargeoit de toutes les affaires des gens de réputation de la province : cela a été à tel point que pour faire parler de lui en Suède, il prêta six mille livres au comte Tott[2], qui étoit ici sans un sou ; ce fut en 1662. Je ne sais s’il en a été payé. Ménage connoissoit ce cavalier et avoit emprunté ces deux mille écus d’un auditeur des comptes, son beau-frère ; mais quand chez le notaire celui-ci vit que c’étoit pour ce Suédois, il remporta son argent, et dit que Ménage étoit fou. Conrart le sut et il prêta la somme.

La fantaisie d’être bel esprit et la passion des livres prirent à la fois à Conrart. Il en a fait un assez grand amas, et je pense que c’est la seule bibliothèque au monde où il n’y ait pas un livre grec ni même un livre latin. L’effort qu’il faisoit, la peine qu’il se donnoit, et la contention d’esprit avec laquelle il travailloit, lui envoyant tous les esprits à la tête, il lui vint une grande quantité de bourgeons pour cela, car c’étoit une vilaine chose ; il se rafraîchit tellement, que ses nerfs débilités (outre qu’il est de race de goutteux) furent bien plus susceptibles de la goutte qu’ils n’eussent été. Il en fut affligé de bonne heure, et de bien d’autres maux, sans en être moins enluminé ; en sorte que c’est un des hommes du monde qui souffre le plus. Son ambition a fait une partie de son mal ; car il a cabalé la réputation de toute sa force, et il a voulu faire par imitation, ou plutôt par singerie, tout ce que les autres faisoient par génie[3]. A-t-on fait des rondeaux et des énigmes ? il en a fait ; a-t-on fait des paraphrases ? en voilà aussitôt de sa façon ; du burlesque, des madrigaux, des satires même, quoiqu’il n’y ait chose au monde à laquelle il faille tant être né. Son caractère c’est d’écrire des lettres couramment ; pour cela il s’en acquittera bien, encore y a-t-il quelque chose de forcé : mais s’il faut quelque chose de soutenu ou de galant, il n’y a personne au logis. On le verra s’il imprime, car il garde copie de tout ce qu’il fait ; il ne sait rien et n’a que la routine[4].

Il voulut faire un discours sur l’histoire à l’Académie de la vicomtesse d’Auchy[5]. D’Ablancour fut comme la sage-femme de cette production, ou, pour mieux dire, ce fut lui qui le fit. Plusieurs académiciens, qui l’eussent admiré s’ils l’eussent su, y trouvoient des choses à redire, à cause qu’ils croyoient que c’étoit de Conrart. Mézerai disoit à Patru : « Que ne vous l’a-t-on donné à faire ! — Voire, répondit Patru, n’est-ce pas à votre secrétaire à faire cela ? »

Il est fort propre au métier de secrétaire in ogni modo, et, si sa santé le lui avoit permis, il auroit recueilli fort exactement tout ce qu’il eût fallu pour l’Académie. C’est lui qui le premier y a introduit le désordre et la corruption, car, à cause que Bezons[6] avoit épousé une de ses parentes, il cabala avec M. Chapelain pour le faire recevoir ; ensuite Salomon[7], collègue de l’autre à la charge d’avocat général du Grand-Conseil, y fut admis, et depuis rien n’a été comme il faut. La politique de ces messieurs étoit de mettre des gens de qualité dans leur compagnie. M. Chapelain, qui avoit fait les statuts, si statuts se peuvent appeler, a si bien réglé toutes choses qu’en dépit des gens, quelque sages qu’ils eussent été, il étoit impossible qu’on n’y eût bientôt du désordre. Depuis, mais trop tard, comme nous dirons ailleurs, on fit un bien meilleur réglement.

Pour revenir à l’humeur de notre homme, il est cabaleur et tyran tout ensemble ; mais cabaleur à entretenir commerce avec des doctes de Hollande et d’Allemagne, lui qui ne sait point de latin ; cabaleur encore à se charger d’un million d’affaires, car, comme je veux croire qu’il y a de la bonté et de l’humeur obligeante, je sais fort bien aussi qu’il y a de la vanité et de la cabale. Chapelain et lui imposent encore à quelques gens, mais cela se découd fort ; et si celui-ci imprimoit comme l’autre, tout cela s’en iroit à vau l’eau. L’un après l’autre ils ont été les correspondants de Balzac. Pour Balzac, c’est un correcteur général d’imprimerie. Il a affecté de faire imprimer et de revoir les épreuves des Entretiens de Costar et de Voiture, où il y a quasi autant de latin que de françois, et il ne trouvoit pas trop bon qu’on lui dît qu’il se devoit décharger de cette impression ; une fois même il voulut revoir des épreuves toutes latines, à l’aide d’un écolier de seconde qui étoit son neveu, friand de louanges, d’épîtres dédicatoires, etc.

Quant à l’humeur tyrannique, après sa femme personne n’en sait plus de nouvelles que moi. Il a toujours affecté d’avoir des jeunes gens sous sa férule : moi, qui ne suis pas trop endurant, il me prit en amitié et je l’aimai aussi tendrement ; mais, dès que Patru et moi, que je connus quasi en même temps, eûmes trouvé que nous étions bien le fait l’un de l’autre ; il en entra en jalousie, et disoit que je faisois de plus longues visites aux autres qu’à lui. C’est un franc pédagogue, et qui fait une lippe, quand il gronde, la plus terrible qu’on ne sauroit voir. En une chose Chapelain a eu raison, peut-être l’a-t-il fait par tempérament ; il a toujours vécu en cérémonie avec lui, car à le voir de près on sera toujours en querelle. D’Ablancour en a eu maintes avec lui, et entre autres une pour ne lui avoir pas écrit conseiller secrétaire du roi, mais seulement secrétaire du roi. Je ne prétends pas mettre ici un million de petites particularités qui ne seroient bonnes à rien, et puis ce qui s’est passé sous le sceau de l’amitié ne se doit point révéler.

Dans sa famille il a eu aussi bien des démêlés. Son deuxième frère étoit un sot homme ; mais si Conrart n’eût point tant fait l’aîné à la manière du vieux Testament, il n’auroit pas fait la moitié tant d’extravagances qu’il en a faites. Celui-ci le mit au désespoir. Le jeune frère de sa femme, nommé Muisson, qu’on appelle M. de Barré, étant devenu amoureux d’une belle fille qui étoit de meilleure famille que lui, et qui, par la suite, a eu du bien honnêtement, Conrart fit le diable pour empêcher le mariage ; et après lui, son autre beau-frère et sa femme même, qui craignoient qu’un vieux garçon riche, aîné de tous, ne prît cette belle en affection, firent assez de choses contre elle qui ne sont pas trop bonnes à dire. Ce vieux garçon mort, par le testament il avoit fort avantagé ses deux frères au préjudice de quatre sœurs qu’il avoit : il y eut du bruit. La famille fit l’honneur à Conrart de s’en rapporter à lui. Il demande à Patru comment à son égard il en doit user, lui qui, à cause de sa femme, y avoit le même droit que les autres. « Hé ! lui dit Patru, vous ne serez pas juge et partie ; vous ne devez rien prendre pour vous, et c’est à eux à en user après comme ils le trouveront à propos. » Ne vous déplaise, il se donna autant qu’aux autres, et les deux frères, qui croyoient en être quittes à meilleur marché, furent bien surpris de voir qu’outre cela Conrart s’étoit mis au rang des autres. Ils en passèrent pourtant par là et rengaînèrent une tenture de tapisserie et autres choses qu’ils lui avoient destinées. Depuis cela, il prit à ce M. de Barré une estime pour Patru la plus grande du monde, et il a voulu être son ami et le mien ensuite.

Or, Conrart trouvoit la belle-sœur de Barré fort jolie ; ailleurs elle n’eût pas laissé de l’être, mais dans cette famille disgraciée c’étoit un vrai soleil. Il la vouloit traiter du haut en bas. Il vouloit qu’elle fût sous sa férule, en être le patron, et la mener partout où il lui plairoit. Cette femme, qui étoit plus fine que lui, le laissa dire, et en a fait après à sa mode, mais doucement toutefois, car elle a affaire à une des plus sottes familles du monde. Un jour qu’elle étoit allée par complaisance promener avec lui et Sapho[8], et autres beaux esprits du Samedi, elle dit par hasard : « J’ai été norrie. — Il ne faut pas dire cela, lui dit-il, d’un ton magistral, il faut dire nourrie. » Cela l’effaroucha un peu, et comme elle n’avoit déjà aucune inclination à faire le bel esprit, elle ne voulut pas se promener davantage avec toutes ses héroïnes. Quoique cela ne plût guère à Conrart, il ne laissa pas de continuer à tâcher de se rendre maître de cet esprit. Une fois il lui prit fantaisie d’avoir le portrait de sa belle-sœur, car il affecte d’avoir le portrait de ses amies. Un beau matin il envoie sa femme, qui vint dire à madame de Barré « que M. Conrarte (elle prononce ainsi à la mode de Valenciennes, d’où elle est) n’avoit pu dormir de toute la nuit, tant il avoit d’impatience d’avoir son portrait. » Il fallut donc vite lui en faire faire un par le peintre qu’il nomma, par le plus cher, et il la laissa fort bien payer. Il exerce encore quelque sorte de tyrannie sur elle, car il faut qu’elle aille le voir régulièrement, et elle veut bien avoir cette complaisance pour son mari ; mais en son âme elle se moque terriblement de M. le secrétaire de l’Académie. Regardez un peu quelle figure de galant ! j’ai vu qu’il se faisoit les ongles en pointe, et au même temps il s’arrachoit les poils du nez devant tout le monde : il y prétend pourtant ; il est vrai qu’au prix de Chapelain, il pourroit passer pour tel, au moins pour son ajustement, car il est toujours assez propre.

Rien, que je crois, ne l’a tant fait enrager que de voir comme je l’ai planté là, et que Patru et moi soyons les bons amis de sa belle-sœur. Voici comment cela arriva : nous n’en étions plus que sur la grimace, quand il lui prit une vision de loger dans une maison au Pré-aux-Clercs que Luillier avoit fait accommoder à ma fantaisie, et dont j’avois planté le jardin à ma mode, une maison que j’aimois tendrement ; son prétexte étoit qu’on m’avoit ouï dire que la maison étoit à vendre ; je le croyois, mais cela n’étoit pas ; sur cela il m’envoie son beau-frère de Barré, qui y alloit à la bonne foi : pour sa femme, elle m’a juré depuis que, comme elle étoit persuadée que cela manqueroit, elle les avoit laissé faire. M. de Barré vient me demander si je pensois à acheter cette maison, et si elle étoit à vendre ; je dis que je l’avois ouï dire et que je ne songeois pas à l’acheter. « Puisque cela est, me dit-il, un de vos amis, mais qui ne veut point être nommé, y pourra penser. — Monsieur, lui dis-je, j’aime mieux que ce soit un de vos amis qu’un autre ; j’y aurois pourtant du regret. » Je ne fis semblant de rien, mais je découvris bientôt que Conrart avoit engagé Barré à acheter cette maison en commun. Sur cela, comme je ne cherchois qu’une occasion de rompre avec lui, je pris celle-là ; et après m’être plaint doucement de la finesse qu’il m’avoit faite, et de ce qu’au lieu de détourner les marchands il se présentoit lui-même, je ne le vis plus depuis.

N’ayant pu avoir cette maison qui lui eût pu servir de maison des champs et de maison de ville, il en acheta une à Athis dont mademoiselle de Scudéry parle tant dans la Clélie ; là il se fait mainte belle chose. Un jour, il ne l’avoit pas encore tout-à-fait meublée, il trouva dans la salle une belle tenture de cuir doré toute tendue ; on a su depuis que c’étoit le frère aîné de sa femme qui, pour ne lui avoir point d’obligation de la nourriture d’un de ses fils qui avoit été chez lui assez long-temps, avoit fait cette galanterie, qui est trop fine pour un marchand du Pays-Bas. Mais il le lui faut pardonner ; ce n’est pas un homme à avoir deux fois en sa vie de telles pensées : c’est un grand avare, du reste, et un grand espion de sa pauvre belle-sœur.

Il a fallu que toutes les connoissances de Conrart aient été à sa maison, ou il a bien fait la lippe. Lui qui a affecté autrefois de traiter madame de Sablé, puis madame de Montausier et mademoiselle de Rambouillet, quoique cette dernière se moque de lui, n’a garde de ne les avoir pas traitées à Carisatis[9]. Sapho y passe une partie des vacations, et mademoiselle Conrart, avec sa figure de pain d’épice, a aussi un nom dans le roman ; cependant les clairvoyants sont persuadés qu’il n’aime point Pellisson, qu’il en est jaloux, et qu’il ne trouve nullement bon que Herminius[10] soit le confident de Sapho et l’Apollon du Samedi. Pour Chapelain, il n’est pas persuadé de Pellisson ; mais il le sera à cette heure que l’autre est bien avec le surintendant Fouquet. Le bruit court que Conrart l’incommode, mais il n’a point d’enfants ; sans doute la cabale lui a coûté, car il n’a pu refuser de l’argent à bien des gens, et il donnoit souvent à manger ; il se trouvera mal d’avoir ouvert sa porte à tant de monde. Montereul, surnommé le fou[11], de qui il croyoit faire un grand personnage, lui a chanté pouille, et la cabale qui s’est formée chez l’abbé de Villeloin[12] contre Chapelain et lui, qu’ils appellent les tyrans des belles-lettres[13], lui a déjà donné quelque coup de griffe : voilà ce que c’est que de voir tant de gens, et surtout tant de jeunesse.

  1. Conrart (Valentin), né à Valenciennes, secrétaire de l’Académie françoise, mort à Paris le 23 septembre 1675.
  2. Le comte Tott, grand-écuyer du roi de Suède, et ambassadeur en France, passa plusieurs années à Paris, et y fut lié avec tous les beaux esprits.
  3. Malleville disoit « qu’il lui sembloit que Conrart allât criant, par les rues : « À ma belle amitié ! qui en veut, qui en veut de ma belle amitié ? » À propos de cela, il demanda des devises à plusieurs de ses amis sur l’amitié et les fit enluminer sur du vélin. Madame de Rambouillet en donna une dont le corps étoit une vestale dans le temple de Vesta, qui attisoit le feu sacré, et le mot étoit fovebo. Elle le fit en françois, et M. de Rambouillet le tourna en latin. (T.)
  4. Tallemant, dans cet article, montre de la rancune contre Conrart, avec lequel il étoit brouillé, après avoir été son ami. Conrart n’est pas un écrivain remarquable ; mais c’étoit un homme patient, auquel les lettres doivent de la reconnoissance. Il a conservé une foule de pièces qui auroient péri s’il ne les eût pas recueillies. Une partie de ses manuscrits est conservée à la Bibliothèque de l’Arsenal. C’est là que l’un des éditeurs a retrouvé les Mémoires de Conrart, insérés dans le tome 48 de la deuxième série des Mémoires relatifs à l’histoire de France.
  5. Voyez plus haut l’historiette de madame d’Auchy, la maîtresse de Malherbe.
  6. Claude Basin de Bezons, avocat-général au Grand-Conseil, depuis conseiller d’État, succéda au chancelier Séguier, quand ce dernier, à la mort du cardinal de Richelieu, devint protecteur de l’Académie françoise. Les titres de M. de Bezons sont d’une nature peu imposante. La traduction d’un Traité fait à Prague, entre l’Empereur et le duc de Saxe, et deux Discours prononcés à l’ouverture des États de Languedoc, composent tout son bagage littéraire.
  7. François-Henri Salomon, avocat-général au Grand-Conseil, succéda au poète Bourbon. Sa nomination fut loin d’être honorable pour l’Académie, car cet auteur de la paraphrase non imprimée d’un Psaume fut préféré au grand Corneille. On objectoit à ce dernier que, faisant en province son séjour habituel, il ne pourroit assister que rarement aux assemblées de l’Académie. (Histoire de l’Académie françoise, par Pellisson ; Paris, 1730, in-12, t. I, p. 210.)
  8. On appeloit ainsi mademoiselle de Scudéry.
  9. Nom de lieu dans le roman. (T.)
  10. Les personnes qui composoient la société de mademoiselle de Scudéry se donnoient des noms de roman. Herminius étoit celui sous lequel Pellisson étoit désigné. (Voyez une note sur la lettre de madame de Sévigné à M. de Pomponne, du 1er août 1667, édition de Blaise ; Paris, 1818, t. I, p. 118.)
  11. Celui de Mme Burin, et qui est aujourd’hui à M. de Valence. (T.) — C’est Matthieu de Montereul, frère de l’académicien, auteur de quelques jolis madrigaux, celui duquel madame de Sévigné disoit qu’il étoit douze fois plus étourdi qu’un hanneton. (Lettre à Ménage, n° 25 de l’édition de 1818.)
  12. Michel de Marolles, abbé de Villeloin, infatigable auteur de mauvaises traductions ; mais dont les Mémoires, devenus rares, sont fort curieux ; Paris, Antoine de Sommaville, 1656, in-folio.
  13. Furetière, Boileau ; Linières a fait l’épigramme, on la lui a raccommodée. (T.)