Les Historiettes/Tome 3/12

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 92-98).


FERRIER,
SA FILLE ET TARDIEU.


Ferrier étoit un ministre de Languedoc, qui avoit tant de dons de nature pour parler en public, que, quoiqu’il ne fût ni docte ni éloquent, il passoit pourtant pour un grand personnage dans sa province ; il étoit patelin, populaire, et pleuroit à volonté ; de sorte qu’il avoit tellement charmé le peuple, qu’il le menoit comme il vouloit.

Durant un synode où il présidoit, une des meilleures églises du Languedoc vaqua ; il y avoit un jeune proposant de sa connoissance qui ne savoit quasi rien alors, mais qui depuis fut un habile homme. Ferrier lui dit qu’il falloit avoir cette église : « Laissez-moi faire. » Il dit à la compagnie que les députés d’une telle église avoient jeté les yeux sur un tel, qu’il falloit l’examiner. On donne un texte au jeune homme pour le lendemain. Ce garçon se défioit extrêmement de ses forces. Ferrier lui dit à peu près comme il s’y falloit prendre, tant pour le sermon que pour la prière. La prière faite, le président fait un grand soupir, comme s’il avoit été touché ; puis, dès le milieu de l’exorde, il s’écria : Bon ! Tout le monde, qui le regardoit comme un oracle, ne douta pas que ce sermon ne fût bon, puisqu’il l’approuvoit ; et le jeune homme eut comme cela cette église.

M. Le Fauscheur, un de nos ministres de Paris, qui a fait le Traité de l’action de l’orateur, m’a dit qu’il s’étoit trouvé à un synode où l’on avoit ordonné à Ferrier de faire une lettre pour le Roi. Il la lut à l’assemblée, et sa belle voix leur imposa tellement, qu’ils en furent comme ravis ; un, entre autres, pria le modérateur qu’on lui laissât lire en son particulier cette lettre ; mais il en fut incontinent désabusé, et en donna avis aux principaux ; eux le dirent à Ferrier, et lui marquèrent les endroits. Il reprit sa lettre, et l’ayant relue en leur présence, ils furent encore dupés une seconde fois ; enfin, les plus sages s’avisèrent de la corriger sans en rien dire, et on n’y laissa pas une période entière, tant il y avoit de choses à changer. C’étoit l’homme du monde le plus avare, jusque là que quand il étoit député en quelque synode, il vivoit si mesquinement, et recherchoit avec tant de soin les repues-franches, qu’il épargnoit les deux tiers de ce qu’on lui donnoit pour sa dépense.

Un homme de cette humeur étoit aisé à corrompre : aussi, lorsque, après la mort de Henri IV, on eut résolu de sonder si on pouvoit gagner quelques ministres, celui-ci alla au-devant de ceux qui offroient des pensions de la cour. Pour cela et pour d’autres choses, il fut déposé. Comme on parloit de le déposer, il dit : « Je m’en vais les faire tous pleurer. » En effet, il prôna si bien qu’ils pleurèrent tous ; mais cela n’empêcha pas à la fin qu’on ne passât outre. Après il fit un voyage à la cour, et en revint en poste avec un manteau doublé de panne verte, pourvu de la charge de lieutenant criminel au présidial de Nîmes. Le peuple, dont la plus grande part est de la religion, quoique Ferrier ne se fût point encore révolté, s’émut contre lui, et il eut de la peine à se sauver. La nuit, par l’aide d’un de ses amis, il sortit de la ville et alla faire ses plaintes à la cour. Il ne retourna pas pourtant à Nîmes ; il vendit sa charge, et il demeura à Paris. Là, il ne se fit pas catholique tout d’abord ; il fit bien des cérémonies avant que d’en venir là, et ne fit point abjuration qu’il ne fût assuré d’une bonne pension que le cardinal Du Perron lui fit donner par le clergé. Cependant, comme il étoit fourbe, il les tenoit toujours en jalousie, et entretenoit commerce avec M. Du Plessis-Mornay. Il lui avoit fait si bien espérer qu’il reviendroit, que M. Du Plessis avoit eu promesse d’une place de professeur en l’académie de Bâle en Suisse, où Ferrier lui faisoit accroire qu’il transporteroit tout son bien, et qu’il s’y retireroit dès qu’il auroit vendu deux maisons qu’il avoit à Paris : même il lui avoit promis de faire imprimer la réfutation du livre qu’il avoit publié en changeant de religion ; car, depuis sa déposition, il avoit étudié et s’étoit rendu savant. Mais, lorsque M. Du Plessis vint à Paris pour aller à Rouen à l’assemblée des notables, il lui manqua de parole, et montra bien qu’il ne faisoit cela que pour tenir, comme j’ai dit, les autres en jalousie ; car M. Du Plessis lui ayant écrit qu’il le prioit de le venir trouver en maison tierce, afin de conférer à loisir et en secret, Ferrier épia l’heure que M. Du Plessis étoit avec des évêques et des chevaliers de l’ordre, et, entrant, courut l’embrasser, et lui dit tout haut qu’il n’y avoit point de différence de religion qui l’empêchât de lui rendre ce qu’il lui devoit, et fit tant que les catholiques qui se trouvèrent à cette visite crurent en effet que cet homme pourroit bien leur échapper, et pour le retenir, ils lui firent augmenter sa pension.

Depuis, il fut connu du cardinal de Richelieu, qui le mena au voyage de Nantes, durant lequel il coucha toujours dans sa garde-robe, et le cardinal le goûta tellement qu’il lui donna le brevet de secrétaire d’État ; auparavant il avoit fait beaucoup de dépêches, et pour quelque affaire qui survint, il eut l’ordre de prendre la poste pour se rendre à Paris le plus tôt qu’il lui seroit possible. Il avoit déjà de l’âge ; il n’étoit point accoutumé à ce travail, la fièvre le prit à son arrivée à Paris, et il en mourut au bout de huit jours avec un regret extrême de ne pouvoir jouir de l’emploi avantageux qui lui étoit destiné, et pour lequel il avoit pris tant de peine.

Sa femme demeura de la religion ; mais ses enfants, un fils et une fille, furent catholiques. Le fils, comme nous verrons ailleurs, ne dura guère ; la fille, devenue héritière, fut enlevée par un M. d’Oradour de Limousin, qui avoit aussi été de la religion, et que M. de La Meilleraye affectionnoit. Elle fit tant la diablesse qu’il fut contraint de la rendre. Il se paroit pour tâcher à lui plaire ; mais elle lui déchiroit son collet, et le menaçoit de lui arracher les yeux s’il en venoit à la violence.

Depuis, Tardieu, lieutenant-criminel, l’épousa, car on la lui avoit promise s’il la tiroit des mains de d’Oradour, et il y servit ; mais cette réputation qu’elle s’étoit acquise par une si courageuse résistance, ne dura pas long-temps, car elle devint bientôt la plus ridicule personne du monde, et elle a bien fait voir que ç’a été plutôt par acariâtreté qu’autrement qu’elle résista à d’Oradour.

Son père étoit un homme libéral auprès d’elle ; elle a bien de qui tenir, car sa mère n’est guère moins avare qu’elle, et le lieutenant-criminel est un digne mari d’une telle femme. Elle étoit bien faite ; elle jouoit bien du luth ; elle en joue encore ; mais il n’y a rien plus ridicule que de la voir avec une robe de velours pelé, faite comme on les portoit il y a vingt ans, un collet de même âge, des rubans couleur de feu repassés, et de vieilles mouches toutes effilochées, jouer du luth, et, qui pis est, aller chez la Reine. Elle n’a point d’enfants ; cependant sa mère, son mari et elle n’ont pour tous valets qu’un cocher : le carrosse est si méchant et les chevaux aussi, qu’ils ne peuvent aller ; la mère leur donne l’avoine elle-même ; ils ne mangent pas leur soûl.

Elles vont elles-mêmes à la porte. Une fois que quelqu’un leur étoit allé faire visite, elles le prièrent de leur prêter son laquais pour mener les chevaux à la rivière, car le cocher avoit pris congé. Pour récompense, elles ont été un temps à ne vivre toutes deux que du lait d’une chèvre. Le mari dit qu’il est fâché de cette mesquinerie. Dieu le sait ! Pour lui il dîne toujours au cabaret aux dépens de ceux qui ont affaire de lui, et le soir il ne prend que deux œufs. Il n’y a guère de gens à Paris plus riches qu’eux. Il a mérité d’être pendu deux ou trois mille fois. Il n’y a pas un plus grand voleur au monde.

Le lieutenant-criminel logeoit de petites demoiselles auprès de chez lui, afin d’y aller manger ; il leur faisoit ainsi payer la protection.

Sa femme le suivoit partout : elle coucha avec lui à Maubuisson ; le matin, comme ils partoient, les moutons alloient aux champs : « Ah ! les beaux agneaux ! dit-elle. » Il lui en fallut mettre un dans le carrosse.

Elle demanda une fois à souper au valet-de-chambre d’un marquis qui avoit une affaire contre un filou qu’il vouloit faire pendre : il lui refusa ; elle alla avec son mari souper chez leur serrurier.

Le lieutenant dit à un rôtisseur qui avoit un procès contre un autre rôtisseur : « Apporte-moi deux couples de poulets, cela rendra ton affaire bonne. » Ce fat l’oublia ; il dit à l’autre la même chose ; ce dernier les lui envoya avec un dindonneau. Le premier envoie ses poulets après coup ; il perdit, et pour raison ; le bon juge lui dit : « La cause de votre partie étoit meilleure de la valeur d’un dindon. »

M. l’évêque de Rennes, frère aîné du maréchal de La Mothe, alla en 1659 pour parler au lieutenant-criminel ; sa femme vint ouvrir, qui lui dit que le lieutenant-criminel n’y étoit pas, mais que s’il vouloit faire plaisir à madame, il la meneroit jusqu’à l’hôtel de Bourgogne, où elle vouloit aller voir l’Œdipe de Corneille. Il n’osa refuser, et, la prenant pour une servante, il lui dit : « Bien, allez donc avertir madame. » Elle s’ajusta un peu, et puis revint. Lui, lui disoit : « Mais madame ne veut-elle pas venir ? » Enfin, elle fut contrainte de lui dire que c’étoit elle. Il la mena, mais en enrageant. Elle vouloit qu’il entrât avec elle ; il s’en excusa, et lui envoya le carrosse du premier qu’il rencontra pour la ramener[1].

  1. Le lieutenant-criminel Tardieu et sa femme, aussi avare que lui, furent assassinés le 24 août 1665, dans leur maison du quai des Orfèvres. Tout le monde connoît les beaux vers de la dixième satire dans lesquels Despréaux peint ce hideux couple. Tallemant fait connoître plusieurs traits de leur avarice qui avoient échappé au satirique.