Les Historiettes/Tome 3/13

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 98-103).


DU MOUSTIER[1].


Du Moustier étoit un peintre en crayon de diverses couleurs ; ses portraits n’étoient qu’à demi et plus petits que le naturel. Il savoit de l’italien et de l’espagnol ; je pense qu’il aimoit fort à lire, et il avoit assez de livres. C’étoit un petit homme qui avoit presque toujours une calotte à oreilles, naturellement enclin aux femmes, sale en propos, mais bon homme et qui avoit de la vertu. Il étoit logé aux galeries du Louvre comme un célèbre artisan[2] ; mais sa manière de vivre et de parler y attiroit plus les gens que ses ouvrages. Son cabinet étoit pourtant assez curieux : il y avoit sur l’escalier une grande paire de cornes, et au bas : « Regardez les vôtres ; » et au bas de ses livres : « Le diable emporte les emprunteurs de livres. »

Il y avoit une tablette où il avoit écrit : Tablette des sots : le père Arnoul, confesseur du Roi, qui étoit un glorieux Jésuite, lui demanda qui étoient ces sots. « Cherchez, cherchez, lui dit-il, vous vous y trouverez. » Un autre Jésuite s’y trouva effectivement, et lui ayant demandé pourquoi, sans se nommer, Du Moustier lui répondit en grondant, car il n’aimoit point les Jésuites : « Parce qu’il a dit que Henri IV avoit été nourri de biscuits d’acier. » À propos de livres, il contoit lui-même une chose qu’il avoit faite à un libraire du Pont-Neuf, qui étoit une franche escroquerie ; mais il y a bien des gens qui croient que voler des livres ce n’est pas voler, pourvu qu’on ne les revende point après. Il épia le moment que ce libraire n’étoit point à sa boutique, et lui prit un livre qu’il cherchoit il y avoit long-temps. Je crois que la plupart de ceux qu’il avoit lui avoient été donnés.

Il savoit par cœur plus de la moitié de deux volumes in-folio de deux ministres, Aubertin et Le Faucheur, sur la matière de l’Eucharistie, et il les avoit peints, et un autre aussi nommé Daillé. Du Moustier n’étoit catholique qu’à gros grains.

Il avoit un petit cabinet séparé plein de postures de l’Arétin. Outre cela il savoit toutes les sales épigrammes françoises. J’ai vu un de ses cousins germains à Rome, du même métier, qui savoit aussi mille vers comme cela.

Il n’aimoit pas plus les médecins que les Jésuites, et il les appeloit les magnifiques bourreaux de la nature.

Le premier président de Verdun[3] désira de le voir ; un de ses amis le voulut mener. « Je ne suis ni aveugle ni enfant, j’irai bien tout seul, » répondit-il. Il y va ; le premier président donnoit audience à beaucoup de monde ; enfin, il dit : « J’ai mal à la tête. » On fit donc sortir tout le monde ; il n’y eut que Du Moustier qui dit qu’il vouloit parler à monsieur le premier président qui avoit souhaité de le voir ; il vient et avoit fait dire que c’étoit Du Moustier. Le premier président lui dit : « Vous, M. Du Moustier ! Vous êtes un homme de bonne mine pour être M. Du Moustier ! » Lui regarde si personne ne le pouvoit entendre, et, s’approchant de M. de Verdun, il lui dit : « J’ai meilleure mine pour Du Moustier que vous pour premier président[4]. — Ah ! cette fois-là, dit le président, je reconnois que c’est vous. » Ils causèrent deux heures ensemble le plus familièrement du monde.

Quand il peignoit les gens il leur laissoit faire tout ce qu’ils vouloient ; quelquefois seulement il leur disoit : « Tournez-vous. » Il les faisoit plus beaux qu’ils n’étoient, et disoit pour raison : « Ils sont si sots qu’ils croient être comme je les fais, et m’en paient mieux. »

Il avoit peint M. de Gordes, capitaine des gardes-du-corps, par le commandement du feu Roi : « Autrement, disoit-il, je ne m’y fusse jamais résolu, car il est trop laid. » Il l’appeloit le cadet du diable.

Une fois qu’il étoit chez M. d’Orléans, Du Pleix, l’historiographe, y vint ; M. d’Orléans lui fit des complimens sur son histoire[5]. « Il n’y a, dit Du Pleix, que cet homme-là, montrant Du Moustier, qui soit mon ennemi. — Votre ennemi ! répondit Du Moustier ; vous ne m’avez fait ni bien ni mal. À la vérité, je ne saurois souffrir qu’étant créature de la reine Marguerite, vous la déchiriez comme vous faites ; puis, elle est de la maison royale : si j’avois du crédit en France, je vous ferois châtier. Et puis, vous allez dire qu’autrefois en France tous les hommes étoient sodomistes, et ne se marioient qu’après s’être lassés de garçons ! »

Il avoit mis sous le portrait de mademoiselle de Rohan : La princesse Gloriette, et sous celui du comte de Harcourt : Le parangon des princes cadets ; au bas de celui d’une madame de la Grillière, il avoit écrit : « Elle n’a oublié qu’à payer. »

Vaillant, peintre flamand, natif de Lille, qui peint au crayon comme lui, à celles qui ne le payoient pas, il faisoit comme des barreaux sur leurs portraits, et disoit qu’il les tenoit en prison jusqu’à ce qu’elles eussent payé.

La plus belle aventure qui lui soit arrivée, c’est que le cardinal Barberin, étant venu légat en France, durant le pontificat de son oncle, eut la curiosité de voir le cabinet de Du Moustier et Du Moustier même. Innocent X, alors monsignor Pamphilio, étoit en ce temps-là dataire et le premier de la suite du légat ; il l’accompagna chez Du Moustier, et voyant sur la table l’Histoire du concile de Trente, de la superbe impression de Londres, dit en lui-même : « Vraiment c’est bien à un homme comme cela d’avoir un livre si rare ! » Il le prend et le met sous sa soutane, croyant qu’on ne l’avoit point vu ; mais le petit homme, qui avoit l’œil au guet, vit bien ce qu’avoit fait le dataire, et, tout furieux, dit au légat « qu’il lui étoit extrêmement obligé de l’honneur que Son Éminence lui faisoit ; mais que c’étoit une honte qu’elle eût des larrons dans sa compagnie ; » et sur l’heure, prenant Pamphile par les épaules, il le jeta dehors en l’appelant bourgmestre de Sodome, et lui ôta son livre.

Depuis, quand Pamphile fut créé pape, on dit à Du Moustier que le pape l’excommunieroit et qu’il deviendroit noir comme charbon. « Il me fera grand plaisir, répondit-il, car je ne suis que trop blanc. » Malherbe, comme vous avez vu, dit quasi la même chose à M. de Bellegarde, et le maréchal de Roquelaure avant eux eut la même pensée. Henri IV lui dit un jour : « Mais d’où vient qu’à cette heure que je suis roi de France paisible, et que j’ai tout à souhait, je n’ai point d’appétit, et qu’en Béarn, où je n’avois point du pain à mettre sous les dents, j’avois une faim enragée ? — C’est, lui dit le maréchal, que vous étiez excommunié ; il n’y a rien qui donne tant d’appétit. — Mais si le pape savoit cela, reprit le Roi, il vous excommunieroit. — Il me feroit grand honneur, répondit l’autre, car je commence à être bien blanc, et je deviendrois noir comme en ma jeunesse. »

À la mort de Du Moustier, le chancelier, par l’instigation des Jésuites, fit acheter tous les livres qu’il avoit contre eux et les fit brûler.

  1. Daniel Du Moustier, célèbre peintre de portraits, né vers 1550, mort en 1631. Il excelloit pour le portrait au crayon en trois couleurs. (Voyez la Biographie universelle de Michaud.) L’auteur de l’article ne paroît pas avoir connu une seule des anecdotes racontées par Tallemant. On conserve à la Bibliothèque Sainte-Geneviève deux volumes in-folio remplis de portraits dessinés par Du Moustier. Il y en a beaucoup qui ne sont qu’ébauchés ; un grand nombre représentent malheureusement des personnages inconnus. Le père de Du Moustier étoit peintre, et dessinoit le portrait dans le même genre. Le Recueil de Sainte-Geneviève contient beaucoup de portraits du temps de Charles IX, qui sont nécessairement les ouvrages du père.
  2. Le mot artisan exprimoit encore, sous la minorité de Louis XIV, un excellent ouvrier dans les arts libéraux. Artiste, dans le sens d’ouvrier, qui travaille avec esprit et avec art, se trouve dans le Dictionnaire de Richelet ; Genève, 1680.
  3. Nicolas de Verdun, premier président du Parlement de Paris avoit succédé à Achille de Harlay. Il mourut le 16 mars 1627.
  4. Verdun avoit la bouche de côté.
  5. M. de Bassompierre, dans la Bastille y avoit fait des remarques de bien des impertinences. (T.)