Les Historiettes/Tome 3/14

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 103-116).


LE PRÉSIDENT LE COGNEUX[1].


Le père du président Le Cogneux étoit maître des comptes[2] ; il y a deux ans ou environ que son fils, reçu président au mortier comme lui[3], en une audience de l’édit, menaça un avocat de l’envoyer en bas. Les avocats, irrités de cela, recherchèrent sa naissance, et ils trouvèrent que le père du maître des comptes étoit procureur et fils d’un potier d’étain, qui fut surnommé Le Cogneux, à cause qu’il cognoit sans cesse[4].

Le feu président, comme j’ai dit ailleurs, eut sa charge pour rien. Étant chancelier de Monsieur, et étant veuf pour la seconde fois, il prétendoit être cardinal[5]. Puy-Laurens et lui, voyant qu’on se moquoit d’eux, firent aller leur maître en Lorraine. Puy-Laurens, amoureux de la princesse de Phalsbourg, croyoit l’épouser, et vouloit être beau-frère de son maître. Le Cogneux, dit-on, s’opposa au mariage de la princesse Marguerite, aujourd’hui madame d’Orléans, et ce fut pour cela qu’on l’envoya à Bruxelles pour cabaler avec la Reine-mère et l’infante ; et après on lui manda qu’il y demeurât.

Ç’a été toujours un homme assez extraordinaire. Il lui prit envie à Bruxelles, étant en colère contre ses gens, d’essayer si on ne pouvoit vivre sans valets. Il donna congé à tous ses domestiques pendant trois mois, se mit dans une chambre tout seul, faisoit son lit, alloit au marché et mettoit son pot au feu ; mais il en fut bientôt las.

Il avoit un peu la mine d’un arracheur de dents ; cela n’empêcha pas qu’avant d’aller en Lorraine, comme il étoit en crédit chez Monsieur, il n’eût eu une belle galanterie avec une madame Guillon, femme d’un conseiller au parlement, qu’on appeloit le teston rogné du palais, parce qu’il n’avoit point de lettres. Cet homme l’avoit épousée pour sa beauté, fut déshérité à cause de ce mariage ; mais, après la mort du père, son frère et lui s’accommodèrent. Elle étoit aussi belle que personne de son temps ; la Reine-mère[6] disoit : « È bella sta Guillon mi ressemble. »

Le Cogneux, veuf de sa première femme, pour voir plus commodément madame Guillon, acheta cette maison à Saint-Cloud qu’il a eue jusqu’à sa mort, parce qu’elle étoit vis-à-vis de celle de Guillon. Au fort de cette amourette il se marie avec une demoiselle de Ceriziers[7]. C’est la mère de Bachaumont, qui n’étoit guère moins belle que madame Guillon. Au commencement cette femme ne bougeoit d’avec la maîtresse de son mari, et la croyoit la plus honnête femme du monde ; enfin, l’imprudence des amants lui découvrit toute l’histoire. Le Cogneux n’osoit plus aller chez ses amours qu’en cachette ; mais madame Guillon, pour faire dépit à cette femme, voulut qu’elle sût que Le Cogneux la voyoit toujours ; mais le mari ne vouloit point donner ce déplaisir-là à sa femme.

Au bout de quelque temps, Le Cogneux eut jalousie de ce qu’un avocat nommé Des-Estangs, de leurs amis, et qui étoit de l’intrigue, avoit couché à Saint-Cloud chez madame Guillon, et, de rage, il porte à sa femme toutes les lettres de madame Guillon, et jure de ne la plus voir : voilà cette femme au désespoir. Elle fit durant quelques années toutes les choses imaginables pour lui parler, et elle étoit si transportée que son confesseur fut obligé de lui permettre de parler à cet homme, de peur qu’elle ne se désespérât ; mais elle n’en put jamais venir à bout. Enfin, le temps la guérit, et elle se mit dans la dévotion : je pense qu’elle vit encore. Elle disoit à madame Pilou : « Ma chère, quand je revins de ma folie, j’étois aux champs ; ah ! disois-je, je pense que voilà de l’herbe ; ce sont là des moutons : avant cela je ne voyois pas ce que je voyois. »

Comme il étoit en Angleterre avec la Reine-mère, il lui vint fantaisie de se marier, et il épousa sa troisième femme, qui étoit fille d’honneur de la Reine-mère. Un gentilhomme, nommé Sémur, l’alloit épouser ; elle le pria de trouver bon qu’elle prît M. Le Cogneux, puisque c’étoit son avantage. En revanche, le président donna sa fille à Sémur.

Cette troisième femme a eu ensuite du bien par succession. Le président revint après la mort du cardinal de Richelieu, et fut rétabli dans tous ses biens.

Il s’avisa une fois de vouloir être dévot ; quelques jours après il se promenoit à grands pas dans sa salle, et tout rêveur : « Qu’avez-vous ? lui dit-on. — Ma foi ! répondit-il, je n’y trouve pas mon compte, je n’y suis pas propre : il faut aller son train ordinaire. »

Il appeloit sa femme Présidentelle, parce qu’elle est petite : c’est une honnête femme et fort complaisante. Il l’amena de deux cents lieues d’ici, ayant la petite-vérole : « Tu iras bien, on t’enveloppera dans le carrosse. » Elle n’avoit apparemment que la petite-vérole volante.

Il se mit une fois en tête de planter à Saint-Cloud, qu’il a fait assez ajuster, sans considérer qu’il présidoit à l’édit[8]. Pour cela il falloit coucher assez souvent à sa maison. Le matin il partoit à quatre heures avec sa Présidentelle, alloit au Palais, et retournoit dîner à Saint-Cloud ; et elle, tandis qu’il étoit au Palais, s’alloit habiller au logis. On ne sauroit trouver une plus généreuse belle-mère ; elle a fait faire aux enfants de son mari tous les avantages qu’ils pouvoient souhaiter, encore qu’elle eût une fille et un fils.

Il aimoit les fêtes comme un écolier, et étoit assez las de son métier de président. Étant travaillé d’une courte haleine, il alla bâtir une grande maison au bout du Pré-aux-Clercs pour avoir un grand jardin où se promener, comme on lui avoit ordonné de respirer l’air tout à son aise. À ce bâtiment on verra bien qu’il y avoit quelque chose qui n’alloit pas bien dans sa tête. On disoit en riant : « N’a-t-il pas raison ? car il y a une si longue traite de Paris à Saint-Cloud, qu’il faut bien se reposer en chemin. » Pour lui, il disoit : « Je n’ai affaire qu’à deux sortes de gens, aux plaideurs, qui me viendront chercher en quelque lieu que je sois : ne voilà-t-il pas une grande discrétion ? et à mes amis, qui iroient bien plus loin pour me voir. » Un jour que Ruvigny dînoit chez lui, il le tire à la fenêtre et lui dit : « Vous ne sauriez croire combien je suis sujet aux vertiges ! »

Son fils aîné étant reçu en survivance, épousa la veuve d’un secrétaire du conseil, nommé Galand, homme de fortune, et elle fille d’un notaire[9] : elle pouvoit avoir deux ans plus que lui ; mais, hors qu’elle est trop grosse, elle n’étoit point mal faite et n’avoit point eu d’enfants[10]. Il eut un rival, c’étoit Cossé, cadet de Brissac, qui, faisant l’offensé, prit la campagne avec la résolution de tuer Le Cogneux, s’il ne lui donnoit dix mille écus ; il disoit que ce n’étoit pas par avarice, et qu’il les donneroit aux pauvres, mais seulement pour punir l’outrecuidance de ce bourgeois. Le Cogneux, d’un autre côté, se mit dans la garde du parlement, et ne marchoit qu’avec escorte. Tout le monde accuse le maréchal de La Meilleraye de cette extravagance, car, comme nous verrons ailleurs, ce fut lui qui fit bailler au Plessis-Chivray vingt mille écus par madame de La Basinière ; mais il y avoit bien de la différence, car il y avoit quelque chose d’écrit, et ici celle que Cossé prétendoit étoit mariée. Le père disoit que quand il auroit donné des coups de bâton au maréchal, il ne seroit pas en si grand danger, que seroit le maréchal s’il l’avoit touché du bout du doigt. Cette fois le maréchal avoit trouvé des gens aussi fous que lui. On dit qu’en ce temps-là cinq ou six officiers aux gardes, tous enfants de Paris, prirent la querelle de Le Cogneux, mais que Cossé ne voulut pas leur faire l’honneur de tirer l’épée avec eux. Ils en firent des railleries tout haut au Palais-Royal, et se disoient l’un à l’autre, pour dire une chose impossible : « Tu feras aussitôt cela que de faire que Cossé se batte. » Cossé, voyant qu’on se moquoit de cette levée de bouclier, s’en alla en Bretagne sans revenir à Paris, pour faire qu’on crût qu’il en étoit sorti en ce dessein. Depuis, cela s’accommoda.

La femme de Le Cogneux fut bientôt repentante de ce qu’elle avoit fait, et elle a bien payé la gloire d’être présidente au mortier. Il est coquet naturellement. J’ai entendu dire à un de ses amis que, dès qu’il voyoit une eleveure[11], il se faisoit donner un lavement ; si est-il pourtant aussi noir qu’un autre, et la mine aussi brutale qu’on la sauroit avoir, et sa mine ne trompe point. Il a de l’esprit quand il veut ; pour la conscience, vous en jugerez par ce que je vais écrire, et ce que vous en verrez dans les autres Mémoires de la Régence. Je dirai cependant que Bachaumont[12], son cadet, lui vola quatre cents pistoles, et en un temps qu’il n’en avoit guère. Ce jeune homme s’en confessa à un Jésuite, qui dit à Le Cogneux, qui avoit fait mettre ses valets en prison, qu’il les en fît sortir, et qu’ils n’étoient point coupables, mais son frère ; Bachaumont soutenoit qu’il n’avoit point pris cet argent. Les porteurs, qui avoient porté Bachaumont après le vol, disoient que quand il retourna d’où il étoit allé, il étoit beaucoup plus léger. Lui disoit : « C’est que je n’avois pas été à la garde-robe, et que j’y fus dans cette maison. »

Revenons à la femme de Le Cogneux le jeune : elle eut huit jours du plus beau temps du monde, car le mari eut huit jours de complaisance. Il a l’esprit agréable quand il lui plaît ; elle étoit aussi contente qu’on se le peut imaginer ; mais, au bout de ce temps-là, on dit qu’en une compagnie il dit, pensant dire une plaisante chose : « Je vais revoir ma vieille ; » qu’elle le sut, et qu’elle en pensa enrager, car, outre qu’elle a toujours été jalouse, et qu’elle a bien donné de l’exercice à son mari sur cet article, elle a quelque chose de fort bourgeois, et elle s’est toujours prise pour une autre. Quand Le Camus l’aîné, son frère, voulut épouser la fille de De Vouges, l’apothicaire, elle, qui se voyoit dans l’opulence, car son mari avoit déjà fait fortune, comme si le fils d’un notaire, à qui on assuroit cent mille livres après la mort du père, eût été bien gâté de prendre la fille d’un apothicaire avec vingt-cinq mille écus et assez jolie, lui qui n’étoit qu’un idiot (il l’a bien fait voir, car il s’est ruiné depuis), elle s’y opposa, fit fermer la porte du jardin qui alloit chez son père, et fut un an sans vouloir voir ni le père ni le fils. M. de Maisons le père la voulut épouser, et aussi le procureur-général Fouquet. Elle ne voulut point être belle-mère. Feu Noailles, Cossé et M. de Schomberg y pensèrent ; elle disoit que les gens de la cour la mépriseroient. Son beau-frère Galand lui dit toute l’humeur de Le Cogneux, et ajouta : « Je sais bien que vous ne manquerez pas de le lui redire ; mais je veux acquitter ma conscience. » Elle n’y manqua pas. Le Cogneux dit à Galand : « Vous ne me connoissez pas mal ; mais si votre belle-sœur veut être tant soit peu complaisante, je vivrai fort bien avec elle. »

Le grand vacarme arriva du temps de Pontoise[13], où Le Cogneux étoit, pour un paquet que Le Camus apporta au secrétaire de Le Cogneux. Ce secrétaire avoit été tout petit à elle ; il y avoit dedans une lettre par laquelle il ordonnoit à cet homme d’aller trouver je ne sais quelle femme, et de lui donner de l’argent pour faire aller madame de Boudarnault à Mantes[14]. Ce secrétaire qu’elle fit venir lui dit : « Madame, si vous me croyez vous dissimulerez ; un autre recevra la commission qu’on me donne, et n’aura pas pour vous toutes les considérations que j’aurai ; laissez-moi faire, vous vous en trouverez bien avec le temps. » Elle ne le veut point croire, et écrit à son mari une lettre où il y avoit quelque chose d’assez plaisant, et quelque chose aussi de fort offensant, et elle appeloit ces femmes en trois endroits, vos putains ; il y avoit que ce seroit une belle chose que de voir arriver tout cet attirail dans une petite ville, où rien ne se peut cacher, et Le Cogneux, piqué de cette lettre, ordonne quelque temps après à ce secrétaire de fermer la porte du jardin dont nous avons déjà parlé, car il logeoit chez sa femme, sous prétexte qu’encore qu’en allant à Pontoise on eût ôté tout le meilleur de la maison, on pouvoit pourtant soustraire beaucoup de choses dont il étoit chargé par le contrat de mariage ; il voulut faire retirer en même temps les papiers ; mais une dame, chez qui on les avoit mis, dit que comme elle les avoit reçus du mari et de la femme tout ensemble, elle ne pouvoit les rendre que par l’ordre de l’un et de l’autre. Madame Le Cogneux prend cela pour un grand outrage, comme si le mari n’étoit pas le maître de la communauté, et s’il n’avoit pas les papiers en sa puissance. Le secrétaire, ayant reçu l’ordre de faire fermer la porte du jardin, dit à madame Le Cogneux qu’il en étoit au désespoir ; elle lui dit qu’il la fît boucher ; mais à peine cette porte étoit-elle à demi bouchée qu’elle fait l’enragée, veut battre les maçons, et la porte demeura ainsi jusqu’au retour du président, qui la fit boucher tout-à-fait.

Madame Pilou, qui, après, se mêla de les accommoder, dit que madame Le Cogneux mettoit en fait que ce mauvais traitement venoit de ce qu’elle n’avoit pas voulu donner tout son bien à Bachaumont, qui l’eût redonné à son frère. Le président répondoit à cela qu’il ne le voudroit pas quand sa femme le voudroit ; qu’après tout Bachaumont en seroit le maître, et que n’ayant que deux ans moins que sa femme, il ne vivroit apparemment guère plus qu’elle. Elle disoit aussi qu’il ne lui donnoit que six pistoles par mois pour ses menus plaisirs. Le secrétaire a fait voir à madame Pilou les comptes qu’elle arrête elle-même, puis le mari les signe. Elle a pris dix pistoles par mois pour son jeu ; mais il n’a tenu qu’à elle d’en prendre davantage. Par malice elle avoit fait mettre sur ce compte : « À madame la présidente, pour faire ses dévotions le premier dimanche du mois,3 liv..........

Trois sottes femmes, sa sœur, femme de Galand, cadet du mari de madame Le Cogneux, car ils avoient épousé les deux sœurs, madame Garnier[15] et madame Le Camus, qui sont deux de Vouges, sœurs, ont mis de l’huile dans le feu, mais surtout la Galand. C’étoit une assez belle femme, mais un peu colosse, et toujours parée comme la foire Saint-Germain, qui faisoit la jolie quoiqu’elle eût l’air furieusement bourgeois, et l’esprit encore plus. Son mari n’en étoit pas trop le maître, et ne lui a jamais montré les dents que quand, averti du scandale que causoit un nommé Mazel, espèce de violon qui étoit son galant, il le chassa de chez lui, et donna quelque horion à la donzelle. On n’a jamais parlé que de celui-là.

On dit que cette acariâtre a tenu garnison quelquefois des quinze jours entiers dans la chambre de sa sœur, et n’alloit pas seulement à la messe de peur que le mari ne lui fît fermer la porte, et il lui est arrivé d’y faire mettre le pot-au-feu.

Durant ce divorce, Le Cogneux et quelques-uns de ses amis entendirent par la cheminée que la Galand disoit : « Ôtez-moi ma robe, je lui veux aller donner des coups de bâton. » Lui, sans s’émouvoir autrement, fit apporter des verges. « Si elle vient, leur dit-il, vous verrez beau jeu. »

Quand Camus fut mis en prison pour vingt-deux mille livres, la présidente pesta terriblement : « Le beau-frère d’un président au mortier, le laisser mener en prison comme cela ! » disoit-elle. Le Cogneux répondoit à ceux qui lui en parloient : « On ne l’a fait qu’à cause que cet homme vit mal avec moi ; mais que ma femme m’en prie, et je le ferai sortir dans deux heures. » Elle ne voulut pas lui en avoir l’obligation : Galand paya pour Camus[16].

Ces sottes femmes, en parlant d’elles, disent : Des femmes de notre condition, et ces femmes de condition ont laissé mourir quasi sur un fumier leur cadet, le petit Camus ; à peine eut-il une bière. Ce fut mademoiselle de Bussy, dont il avoit été un peu épris, qui lui fit administrer les sacrements à ses dépens.

Enfin, l’année de Pontoise ne finit point que madame la présidente ne se mît dans un couvent ; ce fut aux filles de Saint-Thomas, près la porte de Richelieu : elle y entra par surprise, car l’archevêque crut que c’étoit pour quelque retraite de dévotion, et lui accorda cela comme à la belle-sœur de madame de Toré[17], qu’il connoissoit fort à cause de Saint-Cloud. Le Cogneux y fut promptement ; elle lui dit qu’elle ne s’étoit pas mise dans un couvent pour en sortir, et lui tourna le dos. Lui, fit faire aux religieuses toutes les significations nécessaires. L’archevêque la voulut faire sortir ; il ne voulut pas, car il la pouvoit tirer de là quand il eût voulu. Elle et sa sœur dirent cent sottises à la grille à madame Pilou, qui y fut pour mettre les holà. Elle parloit pourtant de son mari avec respect, et s’en remit à M. de Mesmes et à M. de Novion, et prétend sur toutes choses que le secrétaire sorte. Lui, ne la voulut recevoir que comme il lui plaisoit, sans conditions, car il vouloit mettre des gens affidés auprès d’elle pour empêcher ses parents de la voir : il fallut en passer par là.

L’été suivant, comme il eut acheté la terre de Morfontaine, vers Senlis, ils eurent dispute sur les meubles qu’il y vouloit faire porter ; cela alla à rupture, et il s’aperçut quelques jours après qu’elle enlevoit tantôt dans son carrosse, tantôt dans les carrosses de ses amies, ce qu’elle avoit de meilleur. Il s’y opposa, disant qu’il en étoit chargé ; ils s’échauffèrent ; elle demanda à se séparer, et nomma pour arbitres le président de Novion et le président Bailleul, et lui le président de Champlâtreux et un autre. La chose fut réglée à quinze mille livres de pension[18]. Le Cogneux, depuis cela, a payé pour plus de trois cent mille livres de taxes ; il en rapporte les quittances : mais il n’en a rien payé ; le Roi lui en fit don. Voilà déjà sur treize cent mille livres qu’elle avoit trois cent mille livres et plus d’escroquées. Elle lui a donné l’habitation de sa maison par contrat de mariage. Elle a mis deux cent cinquante mille livres dans la communauté ; elle est morte depuis, en 1659, chez sa sœur, où on la fit venir pour être plus en liberté. Là, M. Joly, le curé, fit que Le Cogneux l’alla voir comme elle étoit malade de la maladie dont elle mourut. Elle y fit un testament où il y a bien des legs pieux ; ils montent jusqu’à deux cent cinquante mille livres.

On ne dispute point ce qui est des taxes payées dont Le Cogneux rapporte les quittances ; on n’a garde d’accepter la communauté, car il est assez homme de bien pour faire pour un million de fausses dettes ; de sorte qu’il gagne, en comptant son préciput, six cent mille livres, sans l’habitation d’une maison de cinq mille livres de loyer. Elle donne deux cent mille livres aux deux aînés de sa sœur, à condition d’en faire dix mille livres de rente à leur oncle, Le Camus, homme ruiné, mais qui n’a que quarante-huit ans, et se porte aussi bien qu’eux ; de sorte que quand cet homme sera mort et le président Le Cogneux, la succession d’une femme si opulente pourra valoir quatre cent mille livres tout au plus ; mais c’est du pain bien long.

Au bout de six semaines, il se remaria avec la fille du feu marquis de Rochefort, beau-frère de la maréchale d’Estrées ; elle étoit veuve du comte de Carces[19].

  1. Le véritable nom est le Coigneux. Tallemant l’écrit comme on avoit l’habitude de le prononcer.
  2. Antoine Le Coigneux, maître des comptes, en 1572, père du président.
  3. Le fils fut reçu président à mortier le 20 août 1652.
  4. Guillaume le Coigneux, marchand potier d’étain, mourut en 1505, et Sara Ral, sa femme, en 1517 ; on voyoit leur épitaphe au charnier des Innocens. Gilles Le Coigneux, leur fils, a été procureur au Parlement, et leur petit-fils est devenu conseiller.
  5. On m’a dit que le cardinal de Richelieu dit une fois : « M. Le Cogneux ne sauroit être d’église. » C’est que Le Cogneux avoit épousé clandestinement la fille d’un sergent, si je ne me trompe, qui étoit fort belle ; elle s’appeloit Marie Droguet. On ajoute qu’il s’en défit gaillardement afin de n’avoir plus cet obstacle à sa fortune. (T.)
  6. Marie de Médicis.
  7. Marie Ceriziers, dont le père étoit maître des comptes. (T.)
  8. La chambre de l’édit étoit mi-partie, et composée de magistrats catholiques et réformés. Les causes des protestants étoient portées à cette chambre. Ces chambres cessèrent d’exister dès avant la révocation de l’édit de Nantes.
  9. Ce notaire s’appeloit Le Camus. (T.)
  10. Elle alla au conseil à M. le président de Nesmond, qui aimoit son mari, pour savoir qui elle épouseroit de M. de Maisons, ou de M. Le Cogneux. « Ne venez-vous point ici, lui dit-il, madame, après avoir pris votre résolution ? — Non, monsieur. — Si cela est, reprit-il, M. de Maisons est bien mieux votre fait. — Mais M. de Maisons a des enfants, dit-elle en l’interrompant. — Oh ! je vois bien que votre résolution est prise. » Et n’en voulut plus parler. (T.)
  11. Éleveure, ou bouton qui se lève à la peau.
  12. Boischaumont, on dit vulgairement Bachaumont. (T.) — Bachaumont a eu quelque part au Voyage de Chapelle. Ce joli ouvrage n’auroit pas dû porter les noms de deux auteurs.
  13. En 1652, qu’une partie du Parlement y alla. (T.)
  14. Madame de Boudarnault étoit fort décriée. (T.)
  15. Cette Garnier est celle qui a fait le mariage. (T.)
  16. Il s’étoit ruiné à faire le beau, et à se fourrer parmi les gens de cour. (T.)
  17. Madame de Toré étoit sœur du président Le Cogneux. (T.)
  18. On est surpris que deux écrivains du temps, Tallemant et Conrart, aient pris la peine de nous transmettre des querelles de ménage du président Le Cogneux. Ils ne se sont cependant pas entendus entre eux, car on a vu plus haut, dans l’article sur Conrart, que Tallemant s’étoit brouillé avec le premier secrétaire perpétuel de l’Académie françoise. Les lecteurs pourront rapprocher cette partie des Mémoires de Tallemant de ceux de Conrart insérés au tome 48 de la deuxième série de la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, pages 192 et suivantes.
  19. Jean de Pontevez, comte de Carces, grand-sénéchal, et lieutenant du roi en Provence. Marie d’Aloigny-Rochefort, sa veuve, remariée au président Le Cogneux, mourut le 13 mai 1675, et le président prit une dernière alliance avec une nièce du maréchal de Navailles, qui lui a survécu. (Voyez l’Histoire généalogique de la maison de France, t. 7, p. 617.)