Les Historiettes/Tome 3/31

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 203-206).


MENANT ET SA FILLE.


C’étoit un homme d’affaires dont on conte d’assez plaisantes choses. Au commencement de sa fortune, il s’associa avec un nommé Alix. Menant voulut tenir la bourse, et quand ce fut à rendre compte, il fit un si gros cahier de frais que l’autre ne put s’empêcher d’en murmurer, et de dire qu’il n’aimoit pas qu’on le dupât. Menant s’en tint si offensé, qu’il lui dit qu’il le vouloit voir l’épée à la main : « Volontiers, » dit l’autre. Les voilà bien échauffés : cependant ils prennent six semaines de temps pour mettre ordre à leurs affaires ; pendant ce temps-là, Menant estocadoit tous les jours contre la quenouille de son lit, et le jour du combat étant venu, ils vont tous deux au Pré-aux-Clercs. Comme ils furent en présence, Menant demanda à Alix s’il étoit en l’état où un homme de bien devoit être, et en même temps il déboutonna son pourpoint ; l’autre marchandoit : Menant l’approche, et lui trouve une main de papier sur l’estomac. Le voilà à l’appeler lâche et poltron ; Alix lui répond qu’il eût été bien sot de se mettre en danger pour une badinerie. « Le diable emporte le duel ! dit-il ; j’aime mieux vous passer votre cahier, et ôtez-vous cette folie de la tête. » Menant se laisse persuader, et de ce pas ils allèrent déjeûner ensemble.

Long-temps après, Menant eut un grand procès contre un nommé Bajasson et contre un nommé Parnajon. Cette affaire lui avoit tellement frappé la cervelle, que la première chose qu’il disoit aux gens, c’étoit : « Je ruinerai Bajasson, et je ferai pendre Parnajon. » Ce Bajasson avoit marié sa fille avec feu M. Bignon, avocat-général au Parlement : cela faisoit qu’il n’espéroit pas pouvoir le faire pendre. Enfin M. Bignon avec Berger, frère de Menant, conseiller au Parlement, résolut de faire un si gros compromis pour mettre cette affaire en arbitrage, que personne ne s’en pût dédire. Pour tiers, il trouva ce M. Alix, dont nous venons de parler. Alix, qui connoissoit le pélerin, leur remontra que s’ils ne donnoient à Menant quelque chose plus qu’il ne lui appartenoit, ils n’en viendroient jamais à bout. Cela fut fait comme il l’avoit dit ; mais Menant ne s’en contenta point, et ne se voulut point tenir à la sentence arbitrale ; il alléguoit pour ses raisons que Bignon étoit un finet, Berger une grosse bête, et qu’Alix se souvenoit peut-être de leur duel.

L’âge le rendit plus extravagant, et sur ses vieux jours il s’imaginoit tous les ans, durant deux ou trois mois, qu’il étoit dans le néant. Une fois, il alléguoit en pleine audience, pour une ouverture à une requête civile, que sa partie avoit fait donner cet arrêt pendant qu’il étoit dans son néant.

En colère contre Monceau, son gendre, et le frère de Monceau, gendre de M. Rambouillet[1], parce qu’ils avoient pris la ferme des Aides qu’il vouloit avoir, et le conseil le traitoit de fou, il alla trouver M. Rambouillet, et lui dit qu’il avoit une petite grâce à lui demander : « C’est que vous ne trouviez pas mauvais que je fasse pendre votre gendre avec le mien, car ils ne valent rien tous deux. »

Il avoit prêté autrefois au feu Roi, dans une affaire pressante, jusqu’à quatre cent mille livres, qui furent portées à l’Épargne. Plusieurs fois, on lui voulut donner des assignations sur d’autres fonds ; mais il vouloit être payé à l’Épargne, où l’on ne paie que de petites parties. Il s’y opiniâtra si bien qu’il n’en toucha jamais un sou. Comme le feu Roi étoit à l’extrémité, Menant alla trouver messieurs du conseil, et leur dit qu’ils n’avoient point de charité, de laisser mourir le Roi sans faire restitution.

Il avoit une fille qui, dès l’âge de dix ans, fut cajolée par ce La Vallée, qui a été depuis l’homme du Roi auprès du maréchal de La Mothe en Catalogne. C’étoit un huguenot, fils d’un officier de feu M. le prince de Condé, qui fut empoisonné à Saint-Jean d’Angely. Il avoit gagné une gouvernante qui lui faisoit donner des rendez-vous par cet enfant dans l’écurie. La mère n’étoit qu’une bête ; la fille avoit quatorze ans, et la chose étoit si publique qu’on ne croyoit pas que personne voulût penser à une fille de qui on disoit tant de sottises. Un des plus riches garçons de Charenton, nommé Monceau, y pensa. La Vallée lui fit un jour belle peur, car comme il connoissoit toute la cour, M. de Montmorency et M. de Monat lui prêtèrent des gens pour épouvanter son rival ; on en informa, et on passa outre. La mère du garçon alla s’en conseiller à tous ses amis ; personne ne lui conseilla de faire ce mariage : il fut conclu pourtant. La Vallée demanda des dépens, dommages et intérêts ; car il avoit toujours doublé ses manteaux de panne bleue à cause que c’étoit la couleur de la demoiselle, et il avoit beaucoup dépensé à faire broder ses manteaux de doubles M, pour dire Marie Menant. Cela s’accommoda, et le lendemain des noces, la belle-mère montra à tout le monde les marques du pucelage aux draps, en disant : « Si on ne les y avoit point trouvées, on l’eût renvoyée chez ses parents. »

  1. Ce financier célèbre étoit le père d’Antoine Rambouillet de La Sablière, auteur de madrigaux fins et spirituels, et mari de la célèbre madame de La Sablière. Le père avoit créé dans le hameau de Reuilly, au faubourg Saint-Antoine, un magnifique jardin, dont il ne reste plus que la porte d’entrée. Sa famille étoit alliée à celle de Tallemant ; elle étoit tout-à-fait distincte de la maison d’Angennes de Rambouillet. (Voyez la Vie de La Sablière à la tête de l’édition de ses Poésies diverses, publiées par M. Walckenaer ; Paris, Nepveu, 1825.)