Les Historiettes/Tome 3/30

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 195-203).


LE MARÉCHAL DE L’HÔPITAL.


Il est le second fils de M. de Vitry, qui quitta le parti de la Ligue le premier ; l’aîné fut le maréchal de Vitry. Depuis étant bien avec Henri IV, dont il étoit capitaine des gardes, comme il appeloit ses deux fils François et Nicolas, le Roi ne les appeloit jamais autrement.

Le père, sur ses vieux jours, s’étant retiré, Nicolas, puisque Nicolas y a, fut si fou que de quitter l’abbaye de Sainte-Geneviève, dont il étoit pourvu, et l’assurance de l’évêché de Meaux. On dit qu’il eût eu cent vingt mille livres de rente en biens d’église, et cela à Paris, ou aux portes de Paris, pour se contenter d’une légitime de quatre mille livres de rente tout au plus ; mais il se sentoit porté aux armes. Dans ce dessein, toutes choses étant paisibles en France, il demanda la permission à son père d’aller voyager, en attendant les occasions de guerre que la France lui présenteroit, et que ce seroit toujours du temps utilement employé. « Je commencerai, ajouta-t-il par l’Espagne, si vous le trouvez à propos. » Le père y consent ; mais il l’avertit de prendre garde d’être reconnu, « car vous savez bien, ajouta-t-il, que j’ai donné autrefois un soufflet à un seigneur espagnol, en présence de la boiteuse de Montpensier, à Paris, parce qu’il m’accusoit de n’être pas ferme dans le parti. » Ce seigneur est d’âge à vivre encore, et apparemment il sera à la cour. À Madrid, ce même seigneur reconnut un gentilhomme nommé le capitaine Champagne, qui étoit avec M. Du Hallier (c’est ainsi qu’on appeloit alors le maréchal). Il avoit vu ce capitaine avec M. de Vitry, durant la Ligue. L’Espagnol lui fit de grandes caresses, et voulut savoir où logeoit son maître ; le capitaine le lui dit, ne croyant pas qu’on pût deviner qu’il étoit fils de M. de Vitry ; mais l’Espagnol pénétra cela aisément, l’alla voir le lendemain, et lui fit tant de civilités et d’offres de service, que M. Du Hallier, en lui rendant sa visite, ne put se cacher plus long-temps, et lui dit son nom et son dessein, et qu’avant huit ou dix jours il faisoit état de partir pour aller voir toutes les belles villes d’Espagne. Ce seigneur le régala, et le jour de son départ, après lui avoir fait des excuses de ne pouvoir l’accompagner à cause qu’il étoit obligé de suivre le Roi, il lui laissa un paquet plein de lettres du Roi à tous les gouverneurs des lieux où notre voyageur devoit passer. Partout on lui rendoit mille honneurs, et enfin il fut obligé de passer incognito.

J’ai dit ailleurs que ce fut lui qui tua le maréchal d’Ancre. Lauzières, cadet de Themines, disoit tout haut, parlant du maréchal de Vitry : « Ne me donnera-t-on jamais personne à assassiner traîtreusement et méchamment pour me faire après maréchal de France ? »

La grande fortune des deux frères vient de cette belle action, car, sans parler de l’aîné, M. de L’Hôpital a gagné à la cour quarante mille écus de rente. Sa femme, à la vérité, avoit quelque chose. Il a eu plusieurs emplois ; il a été gouverneur de Bresse et de Lorraine, ensuite commandé de petites armées avant que d’être maréchal de France. C’est un homme d’humeur douce, sévère à ceux qui s’en font accroire, et qui a empêché le désordre quand il a eu l’autorité. Il est d’une conversation médiocre, et il conte naïvement ce qu’il a vu et ce qui lui est arrivé, comme quand il dit que les gens du poil (roux) dont il avoit été en sa jeunesse avoient de l’avantage quand ils vieillissoient. C’est un vieillard qui n’a pas mauvaise mine ; mais il ne l’a pas fort relevée, et c’est un génie assez médiocre pour toutes choses, mais pitoyable sur le chapitre de l’amour.

Il a été fou d’une certaine madame de Vilaine, vilaine de nom et d’effet, et jusque-là que trois ou quatre jeunes gens de la cour ayant, par folie, gagé à qui en feroit le plus en une nuit, après avoir pris des drogues pour cela, on dit que ce fut elle qui leur servit de quintaine. Il en mourut deux, je pense, et les autres furent bien malades.

Il fut comme accordé avec une sœur du maréchal d’Aumont d’aujourd’hui, veuve de M. de Sceaux[1], secrétaire d’État, belle, jeune, et qui avoit cent mille écus et un douaire de huit mille livres par an. Il n’y avoit plus qu’à signer ; il y alloit, quand il trouva madame de Vilaine en chemin, qui, l’appelant infidèle Birène[2], le fit revenir, et il s’envoya excuser. Cette veuve épousa depuis le comte de Lannoi[3], et leur fille a été la première femme de M. d’Elbeuf[4] d’aujourd’hui. Cette madame de Vilaine le posséda encore trois ans. Cette femme devint grosse durant l’exil de son mari, car il fut relégué à Raguse. Pour couvrir cela, elle fit le voyage, et ne revint qu’après être accouchée. On ne disputa point l’état de son fils. C’est ce fou de marquis de Vilaine que nous voyons partout. Ce n’est pas le vrai Vilaine du pays du Maine ; ils sont de la ville, mais de famille ancienne : le père avoit été de quelque cabale. Pour l’accompagner à Raguse, elle mena avec elle un Italien nommé Benaglia, commis de M. Lumagne. Ce garçon, qui n’avoit vu père ni mère depuis vingt-cinq ans, passa aux portes de leur ville sans y entrer, disant que ce n’étoit pas pour cela qu’il étoit venu en Italie. On conte de lui que quand on le menoit pour deux mois aux champs, il portoit soixante paires de chaussons, et ainsi du reste. Il fut deux ans sans parler, puis tout d’un coup il parla fort bien françois ; on s’en étonna. « C’est, dit-il, que je n’ai point voulu parler que je ne susse bien la langue. »

Après cela, il devint amoureux de madame Des Essars[5], que le cardinal de Guise, à ce qu’elle prétendoit, venoit de laisser veuve avec trois ou quatre enfants : l’abbé de Chailly, le comte de Romorantin, le chevalier de Lorraine et madame de Rhodes[6]. Pour l’amour d’elle, le cardinal de Guise donna un soufflet à M. de Nevers dans la contestation du prieuré de La Charité, où elle avoit quelques prétentions pour son fils[7].

C’est d’elle que veut parler Maynard quand il dit :

Et la pauvrette s’est donnée
D’un … tout au travers du corps ;


car on dit que, pour se consoler de la mort du cardinal, elle coucha avec un valet-de-chambre qui lui ressembloit. Elle étoit fille de madame de Cheny, de la maison de Harlay[8], qui étant veuve eut une galanterie avec un M. de Sautour de Champagne, d’où vint madame Des Essars, qui se disoit légitime, mais il n’y avoit jamais eu de mariage.

Beaumont-Harlay, allant en ambassade en Angleterre, y mena sa femme et cette fille aussi qu’il tira de religion : elle s’appeloit alors mademoiselle de La Haye ; elle devint grande et si belle qu’il n’y avoit que madame Quelin et madame la Princesse qui en approchassent[9]. Elle eut deux filles, madame de Fontevrault et madame de Chelles[10]. Madame la Princesse avoit plus d’agrément que pas une, mais les deux autres étoient plus belles : madame de Beaumont[11] en étoit terriblement jalouse.

Henri IV, dès le temps que mademoiselle de La Haye étoit en Angleterre, ouït parler de cette beauté ; quand elle fut ici, il fit son traité pour trente mille écus, je pense ; après cela elle se nomma madame Des Essars, disant que c’étoit une terre de M. de Sautour, son père. On dit qu’elle se faisoit frotter par tout le corps par trois ou quatre gros coquins, et après, les pores étant bien ouverts, elle s’oignoit depuis les pieds jusqu’à la tête de cette pommade qu’on appelle encore la pommade de madame Des Essars : rien ne fait la peau si douce.

Elle avoit une antipathie naturelle pour les châtrés, et quand elle en voyoit un, si elle ne s’évanouissoit pas, il ne s’en falloit guère.

Le feu Roi voyant M. Du Hallier épris de cette femme, dit : « Il ne sauroit aimer qu’une vilaine. » Ce n’étoit que pour l’âme cette fois-là, car elle étoit encore belle. Comme il ne se pouvoit résoudre à l’épouser, elle l’alla trouver sur le chemin de Lyon, quand le Roi y fut si malade, et le soir après souper, quand ils furent seuls, elle prit un couteau, et lui dit qu’elle le tueroit, s’il ne lui promettoit de l’épouser le lendemain matin ; il le promit ; pensez que ce ne fut pas par frayeur. En effet, il l’épousa, et disoit que p..... pour p....., il aimoit mieux celle-là qu’une autre. Au sortir d’une grande maladie, elle fut travaillée d’une insomnie qui dura long-temps. Un jour, comme elle s’en plaignoit, un Jésuite assez gaillard, nommé le Père Geoffroy, lui dit en riant : « Madame, j’ai remarqué qu’à mes sermons vous n’en faisiez qu’un article : vous dormiez depuis le texte jusqu’à la bénédiction ; voulez-vous que nous voyions tout-à-l’heure s’ils auroient encore la même vertu, » et en même temps, il dit : In nomine Domini, etc. Il prêche, elle s’endort, et dormit toujours bien depuis. Madame de Clermont d’Entragues, la bonne amie de madame de Rambouillet, alloit sans cesse au sermon, et y dormoit aussi sans cesse, puis ne dormoit point la nuit. On disoit que c’étoit la personne du monde qui avoit le plus couru de sermons, et qui en avoit le moins ouï.

Il a deux neveux qui ont aussi fait des mariages avec des personnes où il y avoit à refaire. Persan-Bournonville a quitté une bonne abbaye pour la Chazelle, et Vitry a épousé la petite de Rhodes, dont la naissance étoit si peu certaine qu’il fallut donner vingt mille écus à Senecterre pour l’empêcher de prendre requête civile.

La feue maréchale gouvernoit absolument son mari, lui faisoit traiter ses enfants de princes : elle n’en a point eu de lui ; et, pour frustrer M. de Vitry, elle lui faisoit vendre ses terres et en acheter d’autres, afin qu’ils fussent acquêts de la communauté. Il avoit même accordé la petite de Romorantin, fille d’un fils de la maréchale, au fils de M. de Brienne ; mais, depuis, ce mariage se rompit.

Cette extravagante se faisoit servir sept à huit potages dans des bassins, et après on apportoit un poulet d’Inde, deux poulets et une fricassée, et au dessert, un fromage mou et des pommes ou des confitures. Elle s’avisa, en 1650, de se vouloir purger au printemps, et dit au fils de son apothicaire, dont le père venoit de mourir : « Faites-moi une médecine comme votre père faisoit. » On ne sait si ce garçon fit quelque quiproquo, mais tant il y a qu’elle y fut plus de cinquante fois, fit bien du sang, et pensa rendre tripes et boyaux. Enfin, elle mourut l’année suivante ; son mari trouva assez de dettes, à quoi il ne s’attendoit pas. Il n’y avoit point d’ordre avec cette femme, et de plus, il lui falloit toujours quelqu’un qui sans doute vouloit être bien payé. À Vitry, dont il étoit gouverneur particulier, quoiqu’il fût seul lieutenant de roi sous M. le prince de Conti, cette vieille dagorne[12] fit semblant de vouloir montrer quelque chose à un jeune cavalier qui avoit dîné avec le maréchal ; et quand elle se vit seule avec ce garçon : « Tr…… moi, lui dit-elle. — Allez au diable, vieille chienne, lui répondit-il ; allez chercher ailleurs. »

  1. Anne d’Aumont, veuve d’Antoine Potier, seigneur de Sceaux.
  2. Allusion à la princesse Olympie, abandonnée par Birène sur une plage déserte. (Orlando furioso, canto 10.)
  3. Charles, comte de Lannoi, conseiller d’État, premier maître-d’hôtel du Roi, gouverneur de Montreuil, mourut en 1649.
  4. Charles de Lorraine, duc d’Elbeuf, épousa, en 1648, Anne Élizabeth, comtesse de Lannoy, veuve de Henri Roger Du Plessis, comte de La Roche-Guyon. Il la perdit le 3 octobre 1654.
  5. Charlotte Des Essars, dame de Sautour, comtesse de Romorantin, mariée au maréchal de L’Hôpital.
  6. Voyez Dreux Du Radier, Histoire des reines et régentes, article de Charlotte Des Essars, comtesse de Romorantin.
  7. Voyez les Mémoires de Marolles, pag. 45 de l’édition in-folio, et Dreux Du Radier au lieu déjà cité.
  8. Charlotte de Harlay, veuve de Jean de La Rivière, seigneur de Cheny, bailly de Sens, étoit fille de Louis de Harlay, seigneur de Cesy et de Champvallon, et de Louise de Carre (ou Car), dame de Saint-Quentin. D’après le Père Anselme, qui n’est pas suspecté de trop de complaisance, elle auroit épousé François Des Essars, seigneur de Sautour, lieutenant de roi en Champagne, et de cette alliance seroit issue la comtesse de Romorantin. Tallemant est d’une opinion contraire.
  9. Voir tome I, p. 105 et 106.
  10. Marie Moreau, femme de Nicolas de Harlay, seigneur de Sanci et de Beaumont, ambassadeur en Allemagne et en Angleterre, colonel-général des Suisses, etc., etc. Elle mourut en 1629.
  11. La comtesse de Romorantin eut deux filles du Roi, Jeanne-Baptiste de Bourbon, abbesse de Fontevrault, en 1637, et Marie Henriette de Bourbon, abbesse de Chelles, en 1627. (Voyez le Père Anselme, t. I, p. 151.)
  12. Dagorne, terme populaire et injurieux qu’on dit à une femme vieille, laide et de mauvaise humeur. (Dictionnaire de Trévoux.)