Les Historiettes/Tome 3/40

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 260-263).


LE COMTE D’ESTELAN[1].


Il avoit dix mille livres de rente en une abbaye, autant sur la comté d’Estelan, autant sur les Suisses, dont M. de Bassompierre étoit colonel, et une pension d’autres dix mille livres que le Roi lui donna pour renoncer à la survivance de Brouage. Il jouit de ces deux pensions trois ans durant, car M. de Bassompierre, ayant été mis dans la Bastille, ne lui pouvoit rien laisser prendre sur les Suisses, et la cour ne lui paya plus sa pension ; on ne le considéroit qu’à cause de son oncle. Il haussa son abbaye de quatre mille livres de rente ; ainsi il demeura avec vingt-quatre mille livres de rente pour tout bien.

Si M. de Bassompierre fût demeuré à la cour, notre abbé eût fait fortune, car il avoit de l’esprit. Il étoit porté à la satire. Un jour M. de La Rochefoucauld le défia de rien trouver contre lui ; il fit ce sonnet qui a tant couru. Un gentilhomme qui a été à M. de Saint-Luc m’a assuré que ce n’a point été le comte d’Estelan qui a fait l’épitaphe que voici, mais bien Comminges :

La mort ici-dessous rangea
Deux corps qui mangèrent Brouage ;
Ils eussent mangé davantage,
Mais la v..... les mangea.

Mais Malleville, qui étoit à M. de Bassompierre, m’a dit que le comte avoit fait depuis celle-ci par avance :

Enfin Saint-Luc ici repose,
Qui ne fit jamais autre chose.

M. de Bassompierre étant dans la Bastille, le comte ne demeuroit guère à la cour : il alloit souvent à Sainte-Menehould, en Champagne, proche de son abbaye. Il y avoit meublé une chambre chez un élu nommé d’Origny. Or, il avoit fait l’histoire des cinq premières années du ministère du cardinal de Richelieu[2], et une satire du passage de Bray, que plusieurs personnes ont à cette heure, quoiqu’à sa mort il l’ait fait brûler avec bien des saletés qu’il avoit faites, l’origine du b....l, etc. Pour moi, je l’ai eue de sa sœur la religieuse à Reims : son frère en a une copie. Puis il l’avoit donnée à feu M. d’Esperses, et même à feu Châtellet, pour avoir sa satire contre Laffemas.

La cour vint une fois à Sainte-Menehould : il en part. Comme il fut à vingt lieues de là, il s’avisa qu’il avoit laissé cette histoire et autres pareilles dans un cabinet d’ébène en cette chambre. Il jure et peste. Ce gentilhomme qui a été page de son père s’offrit à les aller retirer. Il arrive justement comme M. de Chavigny, qui logeoit de ce jour-là dans cette chambre, étoit par bonheur sorti avec tous ses gens : il trouve moyen d’y entrer, et emporte tout ce qu’il falloit. Le soir même M. de Chavigny, sachant à qui étoient ces meubles, demanda la clef de ce cabinet ; peut-être même le fit-il ouvrir faute de clef. Depuis, le cardinal sut qu’il avoit fait cette histoire : il envoya M. le chancelier pour en voir quelque chose. Le comte y avoit mis ordre, et ne lui montra qu’une copie où il n’y avoit que des choses à l’avantage du cardinal. Le cardinal Mazarin a voulu avoir l’original. M. de Saint-Luc, dès qu’il put le recouvrer, le lui donna sans en rien lire ; je le sais de ce même gentilhomme qui le lui porta.

Le comte, voyant son père mort, prit la poste pour venir à Paris ; il tombe, et son cheval sur lui : il cracha du sang, se gouverna assez mal à Tours où il s’arrêta, et y mourut au bout de quinze jours à l’âge de quarante ans.

  1. Louis d’Épinay, abbé de Chartrice en Champagne, comte d’Estelan, nommé à l’archevêché de Bordeaux, mourut en 1644, six semaines après le maréchal de Saint-Luc, dont il étoit le fils aîné.
  2. On attribue au comte d’Estelan la satire intitulée : Le Gouvernement présent, ou Éloge de Son Éminence, plus connue sous le titre de Milliade. M. Peignot donne cette pièce à Favereau, conseiller à la cour des aides. (Dict. des livres condamnés au feu, tom. I, pag. 133.) Nous avons rapporté dans la note I de la p. 366 du t. I, où nous avons déjà parlé de cette pièce, que Barbier l’attribuoit au poète Brys. Mais le témoignage contemporain de La Porte nous semble d’une grande autorité. Il dit positivement que la Milliade est de l’abbé d’Estelan. (Mémoires de La Porte dans la deuxième série des Mémoires relatifs à l’histoire de France, t. 59, p. 356.)