Les Historiettes/Tome 3/54

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 354-362).


BORDIER ET SES FILS.


Bordier, aujourd’hui intendant des finances, est fils d’un chandelier de la Place-Maubert qui le fit étudier. Il fut quelque temps avocat ; puis s’étant jeté dans les affaires, il y fit fortune, et fut secrétaire du conseil. Il n’y a pas plus de dix ans que son père étoit mort. Il fut long-temps fâché contre son fils, de ce que, pour l’obliger à se défaire d’une charge de crieur de corps, il lui avoit suscité un homme par qui il lui en avoit tant fait offrir, qu’enfin le bonhomme l’avoit vendue. Ce chandelier étoit fort charitable : son fils lui a toujours porté respect.

Il lui arriva une fâcheuse aventure du temps du cardinal de Richelieu. Son Éminence, en revenant de Charonne, pensa verser dans le faubourg Saint-Antoine, qui alors n’étoit point pavé ; au moins n’y avoit-il qu’une chaussée fort étroite au milieu, et dont le pavé étoit tout défait. Le cardinal le voulut faire paver, et demande à Bordier qu’il avançât dix mille écus pour cela ; ce fut à l’Arsenal qu’il lui parla. Bordier lui dit qu’il n’en avoit point. Le satrape n’avoit pas accoutumé d’être refusé : le voilà en colère ; il relègue Bordier à Bourges. En cette extrémité notre nouveau riche a recours à mademoiselle de Rambouillet[1] ; car ses affaires dépérissoient. Il avoit déjà en quelque rencontre éprouvé la bonté et le crédit de cette demoiselle. Elle fit si bien, par le moyen de madame d’Aiguillon, qu’elle obtint le rappel de Bordier ; mais pour se raccommoder avec le cardinal, il fallut qu’il avouât qu’il avoit perdu le sens, que ç’avoit été un aveuglement, et qu’il se mît à genoux. Mademoiselle de Rambouillet n’en fut guère bien payée ; car M. de Rambouillet ayant eu affaire de cet homme quelque temps après, il en fut traité si incivilement, qu’il demanda à celui qui le menoit[2] si c’étoit bien M. Bordier à qui il avoit parlé.

Laffemas fit cette épigramme :

Bordier pleure sa décadence,
Au lieu de se voir élevé

Par les degrés à l’intendance,
Il est tombé sur le pavé.
À l’Arsenal un coup de foudre
A pensé le réduire en poudre,
À faute de s’humilier.
C’est son arrogance ordinaire ;
Pour être fils d’un chandelier,
Il a bien manqué de lumière.

À propos de cela, Bordier maria, en 1659, sa nièce Liébaud, fille de sa sœur, à Lamezan, lieutenant des gendarmes. Madame Pilou, voyant qu’on mettoit des armes et des couronnes au carrosse, dit chez madame Margonne, bonne amie de Bordier : « Ma foi ! cela sera plaisant de voir ses armoiries. Qu’y mettront-ils ? Trois chandelles. » Cela déplut furieusement à madame Margonne, car il y avoit du monde ; la bonne femme s’en aperçut, et dit en riant : « Voyez-vous, il est permis de radoter à quatre-vingt-deux ans ; il y en a bien qui radotent plus jeunes. »

C’est un homme fier, civil quand il veut, mais qui se prend fort pour un autre en toute chose. Il veut faire le plaisant, et il n’y a pas un si méchant plaisant au monde. Il a fait au Raincy une des plus grandes folies qu’on puisse faire ; cela l’incommodera à la fin, car il faut bien de l’argent pour entretenir cette maison. Il est vrai que le lieu est fort agréable, et que, malgré le peu d’eau, le terrain fâcheux pour cela et pour les terrasses, et toutes les fautes qu’il y a à l’architecture, c’est une maison fort agréable. On dit qu’elle lui coûte plus d’un million.

Cet homme n’est pas heureux en enfants. L’aîné, qui est une pauvre espèce d’homme, s’est marié pour lui faire dépit, et voici d’où cela vient. Ce garçon devint amoureux de la fille du premier lit d’un M. Margonne, receveur-général de Soissons. La seconde femme de ce Margonne, dont nous parlerons ailleurs, étoit la bonne amie, pour ne rien dire de pis, de Bordier : ils étoient voisins. La fille étoit bien faite, elle a beaucoup d’esprit et beaucoup de cœur. Le jeune homme ne lui parle point de sa passion : il lui portoit trop de respect ; mais assez d’autres lui en parloient. Cela dura quatre ans qu’elle évitoit toujours sa rencontre, et on ne lui sauroit rien reprocher. Le fils en parle, ou en fait parler à son père, qui va trouver madame Pilou, et lui dit : « Après avoir bâti le Raincy (voyez la vanité de l’homme), irois-je dire à la Reine : Madame, je marie mon fils à Anne Margonne ? » Madame Pilou se moqua de lui, et lui dit que la Reine n’avoit que faire à qui il mariât son fils, et lui chanta sa gamme comme il falloit.

On dit à mademoiselle Margonne que si elle vouloit on l’enlèveroit. Elle répondit qu’on s’en gardât bien, et qu’elle ne le pardonneroit jamais. Ce garçon désespéré se jette dans un couvent ; le père ne savoit où il en étoit. La demoiselle ne l’ignoroit pas, et si elle eût daigné avertir le jeune homme d’y demeurer encore quelque temps, le bonhomme eût consenti à tout ; mais cette fille, qui avoit l’âme bien faite, ne voulut jamais rien faire qui ne témoignât du courage. Enfin il vint à dire qu’il lui donneroit sa charge de conseiller au Parlement avec douze mille livres de rente, et qu’on fît l’affaire sans l’obliger de signer. La fille, qui se conseilloit à sa belle-mère, car le père n’en savoit rien, voyant que cette femme, qui pourtant ne manque pas de sens, s’ébranloit, a vite recours à madame Pilou, qui fut de l’avis de la fille. Elle disoit : « Ou il me demandera, son manteau sur les deux épaules, et comme on a accoutumé de faire, ou il ne m’aura pas. »

Nolet, premier commis de M. Jeannin, et alors commis de Fieubet, son oncle, se présenta : on fit le mariage. Madame Pilou fit l’affaire et la proposa. Bordier, au désespoir, s’en va en Hollande, et mademoiselle de Hère a fait depuis ce que mademoiselle Margonne n’avoit pas voulu faire. Ce qui l’avoit le plus irritée contre Bordier, c’est que cet homme, qui disoit qu’il ne souhaitoit rien tant qu’une belle-fille comme elle, dès qu’il vit son fils épris, il la traita le plus incivilement du monde, elle qui en usoit si bien. Elle a de l’esprit, de la vertu, du cœur ; c’est une personne fort raisonnable. Elle a eu du bonheur, car elle vit doucement avec son mari qui l’estime fort, et elle est estimée de toute la famille à tel point, qu’elle y est comme l’arbitre de tous leurs différends, et Bordier a été contraint de vendre sa charge : le jeu et les femmes l’ont incommodé, et on doute que le père soit à son aise. Cet homme n’en usa point mal en l’affaire de son fils, car il ne s’emporta point, ne dit rien contre la personne ; aussi auroit-il eu tort. Depuis il le lui a pardonné ; mais il n’y a pas de cordialité entre eux.

Avant la révocation des prêts, cet homme craignoit le serein, se serroit le nez quand le serein le surprenoit à l’air : il avoit sans cesse des étouffements. Depuis, quand il a fallu songer tout de bon à s’empêcher de donner du nez en terre, il n’a plus craint le serein, et n’a pas eu le moindre étouffement.

Son second fils, qu’on appelle M. de Raincy, étant allé à Rome, y passa pour le plus fou des François qui y eussent encore été. Il avoit mis des houppes rouges[3] à ses chevaux de carrosse comme un homme de grande qualité : le Barigel lui en parla. Il lui ouvrit une cassette pleine de louis, et lui dit tout bas : « Qui a cela à dépenser en un voyage de Rome, peut mettre telles houppes qu’il lui plaît à ses chevaux. » Le Barigel vit bien que c’étoit un extravagant, et le laissa là. Il fit le galant de la princesse Rossane, et, pour faire connoissance, il battit un des estafiers de cette princesse en sa présence ; et, un jour qu’elle ne le regarda pas au Cours, il se mit les pieds sur la portière, et le chapeau renfoncé dans sa tête, et la morgua. Elle en rit. Il avoit accoutumé son cocher à courir à toute bride contre les carrosses où il y avoit des gens avec des lunettes sur le nez comme on en voit en quantité en ce pays-là. Il avoit une canne qu’il mettoit en arrêt comme une lance, et crioit : Au faquin, au faquin ! Entre chien et loup, il alloit par certaines rues tout nu, enveloppé d’un drap qu’il ouvroit quand il passoit quelque femme. L’opinion que l’on avoit que c’étoit un fou achevé lui sauva la vie, autrement on l’eût assommé de coups. Il fit faire des soutanes de tabis pour lui et pour quelques autres, afin de faire fric fric la nuit, et faire peur aux Italiens. De retour, comme on l’obligeoit à jouer trop tard à sa fantaisie chez son père, il fit apporter son peignoir et mettre ses cheveux sous son bonnet. Le père, qui est fier aux autres, se laisse mâtiner à ce maître fou. Il se délecte de passer pour impie, et il tourmente son père et lui veut faire rendre compte, quoiqu’il eût un carrosse à quatre chevaux entretenu, lui, un valet-de-chambre et trois laquais nourris, avec huit mille livres pour s’habiller et pour ses menus plaisirs.

Une fois il parla d’amour à une femme qui ne l’ayant pas autrement écouté, il se mit à se promener à grands pas une heure durant tout autour de la chambre, frottant tous les murs, et sans rien dire. Elle s’en moqua fort, et il fut contraint de la laisser là.

Il fut une fois une heure entière à chanter devant une barrière de sergents :

Les recors et les sergents
 Sont des gens
Qui ne sont point obligeants.

Enfin le sergent commença à vouloir prendre la hallebarde, et le cocher à toucher.

Ce n’est pas qu’il manque d’esprit, il en a assez pour faire de méchants vers. Ceux qui le fréquentent disent qu’il n’a pas l’âme mal faite. Pour moi, je trouve qu’il fait si fort le marquis, que j’aurois, toutes les fois que je le vois, envie de lui dire l’épigramme de Laffemas.

Il lui arriva, au printemps de 1658, une querelle avec La Feuillade dont le monde ne fut nullement fâché. Il devoit aller avec madame de Franquetot et madame Scarron cul-de-jatte[4], au Cours ou quelque autre part ; mais les dames vouloient acheter des coiffes et des masques en passant. La Feuillade y vint faire visite. Raincy, qui fait l’homme d’importance, sans considérer que l’autre étoit plus de qualité que lui et assez mal endurant, dit à ces dames qu’il seroit temps de partir, et que, pour peu qu’elles ne trouvassent par hasard des coiffes et des masques à leur fantaisie, il se passeroit quelques heures à cette emplète ; après il se mit à contrefaire les niépesseries de femmes. La Feuillade, qui ne trouvoit pas cela trop plaisant, dit : « Vous pourriez ajouter encore que la flèche se pourroit bien rompre. — En ce cas-là, dit Raincy en goguenardant, elles auroient l’honneur de ma conversation, qui n’est pas trop désagréable. — Ma foi ! répliqua La Feuillade, pas si agréable aussi que vous penseriez bien ; » et lui dit quelque chose encore sur ce ton-là, puis finit ainsi : « Mesdames, il faut vous laisser partir, aussi bien monsieur que voilà ne se trouveroit peut-être pas trop bien de notre conversation. » Raincy a été si bon que de s’en plaindre au maréchal d’Albret, à cause qu’il le connoissoit. Cela est ridicule, car il semble qu’il ait prétendu qu’on en fît un accommodement. Le maréchal d’Albret en a parlé à La Feuillade, qui a répondu « que tout ce qu’il pouvoit, c’étoit de saluer Raincy quand Raincy le salueroit. »

Il sera quelquefois trois heures sans dire un mot, même en visite. Une fois il fut comme cela chez M. Conrart, qui dit après : « Il y a des gens qui acquièrent de la réputation en parlant ; celui-ci en croit acquérir en ne parlant pas. » Il ne parle effectivement qu’où il s’imagine qu’on l’admirera. Scudéry, sa sœur, Chapelain et Conrart même l’achevèrent en louant une élégie, ou plutôt un centon qu’il avoit fait.

Bordier le père étant mort en 1660, ses enfants et ses gendres Morain et Gallard, tous deux maîtres des requêtes, furent assez fous pour mettre des couronnes à ses armes. Cela fit renouveler cent choses à quoi on n’auroit peut-être pas pensé.

Le Raincy emploie tout son temps à s’habiller. Quelquefois il n’est pas prêt à quatre heures du soir. Il est mort assez jeune. Le curé de Saint-Gervais, Sachot, qui le connoissoit et qui étoit son curé, lui alla déclarer qu’il falloit songer à sa conscience : il n’y vouloit pas entendre. Cet homme eut l’adresse de le gagner : il lui parla de sa jeunesse, de ses études, de son esprit et de ses vers, qu’il mit au-dessus de ceux d’Horace ; après il en fit tout ce qu’il voulut, et lui donna une telle crainte des jugements de Dieu, que l’autre, pour se mortifier, fit sa confession à genoux nus sur le carreau. Bordier l’aîné n’a pas laissé de demeurer à son aise ; il a quatre cent mille livres de bien, et s’est fait président de la cour des aides : c’est un fort bonhomme. Il a de l’amitié pour moi parce que mademoiselle Margonne est ma bonne amie. Il parle d’elle avec respect.

  1. Julie d’Angennes, depuis marquise de Montausier.
  2. On a vu que le marquis de Rambouillet, sur la fin de sa vie, étoit presque aveugle.
  3. Cela est de grande qualité à Rome. Pour rire on l’a appelé un temps le chevalier Bordier ; il avoit été à l’Académie. (T.)
  4. Madame Scarron, qui fut depuis la célèbre madame de Maintenon.