Les Historiettes/Tome 3/57

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 370-374).


LE MARQUIS D’EXIDUEIL
ET SA FEMME.


Au retour de Moscovie, avec Pompadour, M. d’Exidueil épousa mademoiselle de Pompadour, fille d’une sœur de la chancelière. Quoique le mari et la femme fussent fort dissemblables pour le corps, car il étoit fort laid, et elle fort belle, il n’y a rien pourtant de plus semblable pour l’esprit, aussi visionnaires l’un que l’autre : mais comme les fous ne s’accordent guère entre eux, il y avoit toujours noise en ménage. Elle étoit coquette et le mari jaloux. Pour l’obliger à recevoir grand monde chez elle, et à venir ensuite à la cour, elle s’avisa d’une invention qui ne pouvoit réussir qu’auprès du marquis d’Exidueil. Elle lui fit accroire que le feu Roi étoit devenu amoureux d’elle ; qu’il le lui avoit fait dire par quelqu’un qu’elle lui nomma ; mais que, comme il vouloit toujours se conserver la réputation de chaste, il vouloit que l’affaire fût secrète. Or, il faut que vous sachiez que le Roi étoit alors en Lorraine. « Pour cela, ajouta-t-elle, on a trouvé de certains chevaux qui, en un jour et une nuit, peuvent venir de Lorraine à Paris et de Paris en Lorraine ; de sorte qu’il n’est pas difficile, par le moyen de ceux qui sont dans la confidence, d’empêcher qu’on ne voie le Roi pendant un jour. Par ce moyen, vous et moi gouvernerons tout. » Après, elle lui dit qu’on se vouloit servir d’elle pour négocier en Flandre, et que M. le garde-des-sceaux[1] avoit fait faire pour cela de certains carrosses tirés par de cette sorte de chevaux dont nous venons de parler. « Je vous veux découvrir, ajouta-t-elle, la cause de la richesse de messieurs Seguier : elle vient d’une naine indienne qu’ils ont chez eux. Cette naine possédoit un grand trésor, et fut prise par les Espagnols ; mais, comme ils revenoient, les vaisseaux furent séparés par la tempête, et la naine, avec ses richesses, fut jetée sur une côte de France, où un des Seguier avoit un château. Il la reçut fort bien, et elle se donna à lui avec son trésor. Cette naine est prophétesse, et par les avis qu’elle donne, il est impossible, si on les suit, qu’on ne fasse une grande fortune : j’aurai communication avec elle, et je ne doute pas que nous ne supplantions bientôt le cardinal de Richelieu. »

Elle aimoit fort les confitures ; et, pour en avoir son soûl, elle fit accroire au marquis que la naine ne vivoit que de cela ; et cependant elle en faisoit des collations avec ses galants ; car le mari, persuadé de tout ce que sa femme lui avoit dit, promettoit à tous ses voisins des charges et des emplois, et recevoit toute la province chez lui, parce qu’elle lui avoit fait entendre qu’il falloit se faire connoître avant que d’être premier ministre. Après, ils viennent à Paris ; la cour sembloit bien plus plaisante à la dame que le Limousin. Elle n’en vouloit point partir : cela les brouilla si bien, qu’il s’en alla seul dans la province ; elle coquette ici tout à son aise. Esprit, l’académicien, qui étoit alors à M. le chancelier, étant familier chez elle, se mit à lui en conter. Il l’aima quelque temps sans découvrir sa folie. Elle étoit belle et avoit de l’esprit. Un jour qu’il ne s’étoit pas trouvé quelque part : « Si vous pensiez, lui dit-elle, me faire encore de ces tours-là, je m’en irois à Meaux. » Cela lui sembla si extravagant qu’il lui répondit : « Et moi, j’irois à Pontoise. » Ensuite, elle lui conta mille visions. Il dit que de sa vie il n’a été si surpris. Elle l’envoya un jour quérir. Il la trouva sur un lit, les bras pendants, pâle, défigurée, un chien expirant à ses pieds, une écuelle pleine de brouet noir. « Hé bien ! lui dit-elle d’une voix dolente, vous voyez, » et se mit à lui conter, avec un million de circonstances bizarres, combien de fois depuis cinq ans elle avoit pensé être empoisonnée par son mari. Après elle se jette dans un couvent : le chancelier prend l’affirmative pour elle. Le mari, qui étoit absent et amoureux d’elle, étoit pourtant bien embarrassé d’avoir un chancelier de France sur les bras. Au bout de quinze jours cette fantaisie passe à cette folle ; elle écrit à son mari qu’elle le vouloit aller trouver, et qu’il vînt au-devant d’elle. Il y vint : les voilà les mieux du monde ensemble. Elle ne vouloit que faire parler et avoir des aventures. L’aventure du poison lui avoit semblé belle. On a dit aussi que c’étoit pour entendre les plaintes de ses amants qu’elle avoit fait cette extravagance, et qu’elle s’étoit mise ensuite dans un couvent. Enfin, tout de bon, elle mourut de maladie au bout de quelques années, et employa les derniers moments de sa vie à conter à son mari combien elle avoit eu de galants, qui ils étoient, et jusqu’à quel point elle les avoit aimés ; car on ne dit point qu’elle ait conclu avec pas un. Son mari mourut quelque temps après. Ils ont laissé deux garçons.

Pompadour, le père de cette extravagante, étoit un bon gros homme, lieutenant de roi de Limousin, qui ne se tourmentoit guère de ce que faisoit sa femme[2] : il lui laissoit gouverner sa maison, qu’elle a rétablie, et son corps aussi, comme il lui plaisoit. Tous les matins, tandis que monsieur ronfloit de son côté, elle donnoit, étant encore au lit, audience à tout le monde. On dit qu’un jour quelqu’un de ses gens, revenant de la ville la plus proche, apporta bonne provision de sangles, quoiqu’il n’eût eu ordre d’apporter que des étrivières. Elle se mit à crier. « Hé bien ! hé bien ! lui dit un gentilhomme de son mari, ne vous fâchez pas ; vous n’aurez que les étrivières. » Elle se divertissoit avec les suivants de son mari, et il avoit de la peine à en garder, car elle n’étoit point jolie, et peut-être ne payoit-elle pas bien. Un jour elle ne vouloit pas qu’un d’eux allât à la chasse avec son mari : « Hé ! mordieu, madame, dit le bonhomme, je vous le laisse tous les jours ; que je l’aie au moins cette après-dînée. » Sa famille mit un jour en délibération si on jetteroit par les fenêtres un certain Prieuzac[3] de Bordeaux, qui vivoit fort scandaleusement avec madame. Il fut d’avis qu’on ne lui fît point de mal.

  1. Il n’étoit pas encore chancelier. (T.)
  2. Il avoit un secrétaire nommé Fauché, qui concubinoit avec madame. Il eut jalousie du gouverneur du jeune Pompadour, et un jour, par pays, comme ce gouverneur se fut approché de la litière de madame pour lui dire quelque chose, la rage le saisit ; il met l’épée à la main, l’attaque ; l’autre se défend, et le tue. (T.)
  3. Frère de l’académicien. (T.)