Les Historiettes/Tome 3/56

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 365-369).


ROUSSEL (JACQUES).


Roussel étoit fils d’un honnête bourgeois de Châlons, qui, par mauvais ménage ou autrement, fut contraint de faire banqueroute, si bien que M. Ostorne, greffier de Sédan, prit son fils comme par pitié, et le donna à M. de Gueribalde, qu’il avoit en pension chez lui avec beaucoup d’autres, pour aller au collége avec eux, et leur porter leurs porte-feuilles. Or, comme il arrive quelquefois que les valets ont autant ou plus d’esprit que leurs maîtres, il profita plus qu’eux au collége, et devint si habile, principalement en grec, que feu M. de Bouillon[1] lui donna sa bibliothèque à gouverner, avec deux cents livres de pension. Voilà son premier établissement. Ensuite M. Ostorne le considéra davantage, et le fit manger à table avec les pensionnaires ; il leur faisoit répétition, et avoit vingt écus de chacun par an. Après avoir été quelques années en cet état, il vint à se débaucher ; de sorte qu’il faisoit fort mal son devoir, et ne revenoit que la nuit. Ensuite il fut fait régent de la première. Durant ce temps-là il vint des seigneurs polonois à Sédan, qui le prirent pour les instruire ; et comme on ne touche pas toujours de l’argent à point nommé quand il vient de si loin, et que peut-être il leur faisoit faire la débauche, il fut contraint de s’engager pour eux, et la somme montoit à trois ou quatre mille francs. Ces messieurs les Polonois, voyant que leur argent ne venoit point, partirent sans dire adieu. Roussel, mis en action par les créanciers, qui se saisirent de sa personne, obtint délai, et s’achemina en Pologne, où les autres s’étoient déjà rendus. Ils le reçurent avec toute la civilité imaginable, et ne lui rendirent pas seulement la somme dont il avoit répondu, mais lui payèrent largement son voyage pour l’aller et pour le retour. Cependant Roussel, qui étoit adroit et entreprenant, ayant rencontré une heureuse conjoncture pour lui, car il étoit question d’élire un roi, et il étoit très-versé à faire des harangues, se fit connoître des principaux palatins du pays ; de sorte qu’à son retour en France il quitta la poussière de l’école, et alla trouver le cardinal de Richelieu, à La Rochelle, à qui il dit qu’il avoit pouvoir de faire roi de Pologne qui il lui plairoit, et lui montra quelques pièces par écrit pour justifier ce qu’il disoit. Le cardinal, qui le prenoit pour un fou, et qui ne songeoit pas à se faire roi de Pologne, le congédia. De sorte que notre homme va trouver M. de Mantoue, qui toute la vie a eu des desseins assez chimériques ; mais comme il avoit l’empereur et le roi d’Espagne sur les bras, il ne le voulut pas écouter. Roussel va à Venise, où il se fait présenter à M. de Candale. Ruvigny étoit alors à Venise ; il avoit vu Roussel à Sédan. Roussel, qui le reconnut, lui fit signe. Le galant homme vouloit persuader à M. de Candale que pour peu d’argent on se feroit céder par le roi de Suède je ne sais combien d’îles, avec titre de souverain. M. de Candale, mal avec son père, ne vivoit alors que de sa pension de Venise et de son régiment de Hollande. Ruvigny, voyant que Roussel avoit de longues conférences avec lui, l’avertit de ce qu’il savoit. M. de Candale, pour se défaire de cet homme, l’adressa au marquis d’Exideuil[2], aîné de Chalais, et qui s’étoit mis à voyager à cause de la mort de son frère. Ce marquis, comme vous verrez, avoit et a encore la cervelle à l’escarpolette. Roussel et lui prirent résolution ensemble d’aller voir Bethlem Gabor[3], qui les reçut fort bien ; et comme au Nord les docteurs sont conseillers d’État, Roussel lui plut tellement qu’il résolut de l’envoyer ambassadeur en Moscovie avec le marquis, l’un pour sa qualité et l’autre pour son savoir. Ils partent tous deux avec l’ambassadeur de Moscovie, qui s’en retournoit. Le marquis avoit un si grand train, et lui et Roussel faisoient si bonne chère, qu’avant que d’arriver à Constantinople ils eurent mangé une bonne partie de leur argent : ils prirent cette route parce que l’ambassadeur de Moscovie y avoit affaire. Roussel, qui crut que leur nécessité venoit du mauvais ménage des officiers du marquis, y voulut mettre ordre, et se voulut charger de la dépense. En effet, il entreprit pour une certaine somme de les rendre tous à Moscou ; mais il avoit mal pris ses mesures, car l’argent manqua à mi-chemin, et le marquis fut contraint de prendre tout ce que ses gentilshommes pouvoient avoir, qui, en colère de cela, dirent quelques injures à Roussel, mêlées de quelques coups de poing ; ce qui le piqua tellement qu’il jura de s’en venger, et pratiqua si bien l’ambassadeur de Moscovie, qui étoit neveu du patriarche, que le grand-duc envoya le marquis en Sibérie, où il fut trois ans prisonnier, mais dans une prison si rude, qu’on ne lui portoit à manger que par une lucarne[4]. Enfin, les artifices de Roussel étant reconnus, et le patriarche mort, on le mit en liberté. Là dedans il apprit par cœur les quatre premiers livres de l’Énéïde. Il les pouvoit bien apprendre tous douze, ce me semble. Tous les potentats de l’Europe, à la prière du roi de France, écrivirent au grand-duc pour la délivrance du marquis. Il est de bonne maison : son nom, c’est Talleyrand. Chalais est une principauté comme Enrichemont et Marsillac.

Cependant Roussel entra en crédit auprès du grand-duc ; et, la mort de Bethlem Gabor étant survenue, il se fait députer vers le roi de Suède, en qualité d’ambassadeur, pour moyenner quelque ligue contre le roi de Pologne. En cet emploi, il fait si bien que, sans que le roi de Suède en sût rien, il fait entendre au grand-duc que ce prince armera moyennant un million. Le grand-duc, par avance, envoie quatre cent mille livres que Roussel touche. La fourbe se découvrit ; mais Roussel met mal le grand-duc avec le roi de Suède, qui le retient à son service, et l’envoie en ambassade, premièrement en Hollande, puis à Constantinople, où il est mort de la peste[5].

  1. Le premier duc de Bouillon, père du dernier mort. (T.)
  2. Charles de Talleyrand, marquis d’Exideuil, etc., étoit frère cadet de Henri de Talleyrand, prince de Chalais, décapité à Nantes en 1626.
  3. Bethlem Gabor étoit prince de Transylvanie.
  4. Le voyageur Oléarius a prétendu que Charles de Talleyrand, marquis d’Exideuil, avoit le caractère d’ambassadeur. Ce point a donné lieu à des discussions critiques. Voltaire, au paragraphe 8 de la préface de l’Histoire de l’empire de Russie, a réfuté l’erreur du voyageur. Le prince Labanoff, associé étranger des bibliophiles françois, qui a publié dans notre langue le Recueil de pièces historiques sur la reine Anne ou Agnès, épouse de Henri Ier (Paris, 1825, in-8o), a réfuté victorieusement Oléarius dans une lettre adressée au rédacteur du Globe, le 15 novembre 1827. Cette lettre a été imprimée à part, à très-petit nombre.
  5. Cet article montre combien Tallemant étoit bien informé des particularités anecdotiques sur lesquelles roulent principalement ses Mémoires. Nous croyons devoir insérer ici la lettre de Louis XIII au czar Michel Féodrowitch, dans laquelle il réclame le marquis d’Exidueil. L’original de cette lettre existoit aux archives des affaires étrangères à Moscou ; il y fut retrouvé par suite de recherches faites par M. le comte Just de Noailles, alors ambassadeur de France en Russie, qui avoit témoigné le désir d’éclaircir un point sur lequel il s’étoit élevé tant de contestations. Le prince Labanoff, auquel cette pièce a été communiquée par M. de Noailles, l’a publiée par post-scriptum à sa lettre du 15 novembre 1827, p. 17 à 23.

    « Très-haut, très-excellent, très-puissant et très-magnanime prince, nostre très-cher et bon amy le grand seigneur empereur et grand-duc Michel Féodrowitch, souverain seigneur et conservateur de toute la Russie, etc., etc., etc..... »

    « Nous avons appris par les parents du sieur Charles de Talleyrand, marquis d’Exidueil nostre subjet, qu’icelui marquis estant arrivé à Mosco, au mois de may 1630, de la part du défunt prince Bethlem Gabor, pour traitter quelque union avec vostre magnipotence et ledit prince, ledit marquis auroit esté accusé par un nommé Roussel, qu’il se servoit du prétexte d’ambassadeur pour entrer dans les pays de vostre magnipotence, à dessein seulement de reconnoistre vos ports, passages et forces, pour après en advertir le roy de Pologne, et que, en conséquence de cette accusation, à laquelle ledit Roussel se porta pour se venger de la haine qui s’engendra entre eux deux, ledit marquis auroit esté envoyé en une de vos villes, où il est encore gardé, nonobstant que dans ses papiers, qui furent visités, il ne se soit rien trouvé pour le convaincre du fait susdit, et d’autant que ledit marquis d’Eyxideuilh apartient à personne qui tienne grand rang en nostre royaume, et que ses prédécesseurs nous ont rendu de signalés services, et qu’outre ces considérations, nous nous sentons obligés de protéger nos subjets, principalement ceux qui sont eslevés par-dessus le commun ; nous avons bien voulu escrire cette lettre à vostre magnipotence pour la prier, comme nous faisons, de commander que ledit marquis soit promptement mis en liberté, et qu’il lui soit permis d’aller où bon lui semblera. Ses parents envoient exprès par delà ce gentilhomme, lequel estant bien instruit des particularités de cette affaire, en pourra plus amplement informer vostre magnipotence, si besoin est, et l’assurera qu’encore que notre demande soit bien juste, nous ne laisserons de recevoir à grand plaisir l’effet que nous en désirons, et que nous espérons de vostre magnipotence et de son amitié envers nous. Sur ce, nous prions Dieu qu’il vous ayt, très-haut, très-excellent, très-puissant et très-magnanime et bon prince, nostre très-cher amy, en sa sainte garde. Écrit à Fontainebleau, le troisième jour de mars 1635. »

    « Votre bon amy,

    « Signé Louis.

      « Contresigné Bouthillier. »