Les Hohenzollern et le nouvel Empire d’Allemagne/01
- I. Les Œuvres de Frédéric II et spécialement ses Mémoires pour servir à l’histoire de Brandebourg. — II. Les Mémoires de la margrave de Bareith. — III. F. Baur, Gesch. der Hohenzoll. Staaten, 1834, in-8o. — IV. G. A. Stentzel, Gesch. des Preussisch. Staates, 1830-1834, 5 vol. in-8o. — V. Stillfried, Alterthümer des erl. Hauses Hohenzollern, première et deuxième suites, 1841-1863, 3 vol. in-fol. —VI. Monumenta Zollerana, 1843, et 1852 suiv., 1 vol. in-4o et 3 vol. gr. in-4o ; et Die Burggrafen von Nürnberg, im XIII Jahrhundert, 1844, grand in-8o. — VII. Schaefer, Histoire de Hohenzollern au moyen âge, 1859, gr. in-4o.
La guerre avec la Prusse est terminée, et l’émotion de la lutte est déjà loin : une diversion formidable en a détourné notre pensée. Ce n’était point assez d’un grand revers politique, il a fallu affronter un immense péril social. Au lendemain de notre traité de paix avec l’Allemagne, nous étions menacés de la guerre civile et de la dissolution de la société française ; le salut de la France a pu sembler désespéré. Un noble effort a tout remis sur pied, et l’espérance a lui de nouveau devant nous : le navire en voie de perdition a été derechef mis à flot ; la sagesse du pilote peut le conduire au port. Le temps et la bonne conduite suffiront-ils pour surmonter les difficultés du passage ? L’avenir nous l’apprendra. La question extérieure se complique en effet d’embarras dont il importe de connaître la nature et l’étendue. Surpris encore par l’incompréhensible effondrement qui nous a frappés de stupéfaction en 1870, notre esprit n’a pas exactement mesuré peut-être les conséquences du nouvel ordre de choses qui s’ouvre pour la France et l’Europe. Il faut remonter à plusieurs siècles pour trouver dans notre histoire une condition analogue à celle qui nous est faite ; il faut remonter aussi bien loin pour trouver une situation aussi inquiétante pour l’indépendance de l’Europe. Les événemens accomplis en cette fatale année sont donc les plus graves qu’ait pu voir une génération ; ils portent les germes de perturbations indéfinies, ils ont altéré pour longtemps les sources de la prospérité nationale, et les élémens de la stabilité générale. Sans vouloir examiner ni résoudre des problèmes dont une indéfinissable légèreté pourrait seule nous dissimuler les tristesses, je me bornerai à rechercher les résultats probables de l’élévation prodigieuse de la maison de Zollern. Et d’abord quelle est cette nouvelle dynastie pour laquelle se relève le saint-empire du moyen âge ? Quel avenir ménage à l’Occident la résurrection de l’empire germanique ? Est-ce un horizon lumineux qui promet d’heureux jours aux destinées humaines ? Est-ce un mouvement rétrograde qui nous ramène à des périls dont on croyait la civilisation désormais affranchie ? Le flot germanique va-t-il reprendre son élan, suspendu, arrêté, par l’Europe latine, depuis tant d’années ?
La puissante maison de Zollern est la plus avisée, la plus appliquée à sa fortune, la plus habile peut-être de toutes les maisons princières qui ont régné en Allemagne. Parvenue tard aux honneurs royaux après les avoir ambitionnés pendant plus d’un siècle, elle ne s’est abandonnée qu’avec réserve aux éblouissemens de prospérité qui ont perdu tant de princes. La vie des camps semble être l’objet héréditaire et affectionné de ses habitudes ; elle en a fait l’instrument traditionnel et régulier de sa puissance. Bien autrement redoutable pour l’Europe que ne fut jadis, au XVIe et au XVIIe siècle, la maison de Habsbourg, dont elle s’est portée la rivale, et qu’elle a voulu supplanter en Allemagne, ce n’est point, comme celle-ci, par le sort des anciennes élections impériales, par le bonheur des grands mariages ou des successions opulentes, et par l’accumulation des richesses du Nouveau-Monde, qu’elle s’est graduellement élevée à la suprématie européenne. C’est l’épée à la main, par la violence et la conquête, que la maison de Brandebourg, sortie de la vieille souche des Zollern, est parvenue à la domination de l’Allemagne, et menace la liberté de l’Europe en s’appuyant sur la terreur d’une organisation militaire dont elle a fait la condition régulière de son existence politique, en proclamant au XVIIIe comme au XIXe siècle la primauté de la force sur le droit, et en disposant aujourd’hui, pour le service de son ambition, de l’entraînement populaire d’une grande nation européenne qu’elle transforme en un peuple de soldats. Et qu’on ne croie point qu’au hasard accidentel d’un seul jour ou à l’ambition désordonnée d’un seul homme soient dus l’accroissement de puissance et la menace d’envahissement qui pèsent sur le monde occidental ! c’est l’œuvre successive d’une race tout entière, le soldat alternant avec le politique, la force avec la ruse, tous cheminant avec persévérance vers l’agrandissement indéfini et les destinées inconnues.
L’histoire de cette maison et de la voie qu’elle a suivie dans la poursuite de sa fortune doit être à coup sûr d’un curieux intérêt. La prétention et l’orgueil des grandes familles d’Allemagne est de rattacher leur origine non pas à des conquérans du sol, comme le voulait le comte de Boulainvilliers pour la noblesse française, mais aux chefs légendaires qui ont dirigé les migrations teutoniques dans les temps anciens, ou aux héroïques guerriers qui ont repoussé l’agression romaine, ou aux chefs audacieux qui ont guidé l’invasion des barbares à travers l’empire d’Occident, ou enfin aux sectateurs d’Odin qui ont résisté par les armes à l’introduction violente du christianisme dans la Germanie indépendante. Ces traditions, qui transforment en une sorte de mythologie nationale l’histoire de la grande noblesse, sont restées chères à l’Allemagne, où le patriotisme populaire met au nombre des sentimens publics le respect et la subordination dus à une classe supérieure si profondément identifiée à toutes les vicissitudes politiques du pays ; comme nulle nation ne se complaît dans son histoire mieux que la nation allemande, il en résulte que la hiérarchie des classes y est comme un des enseignemens de l’amour de la patrie. Qui oserait se révolter contre les souvenirs d’Arminius, des Welfs, des Étichonides, des Agilulf, des Witikind et. des héros des Nibelungen ? La féodalité, si profondément enracinée encore à cette heure en Allemagne, mais qui s’y est développée plus tard qu’ailleurs, parce que le sol n’a pas été conquis, sinon peut-être sur une population antérieure à Odin, la féodalité offre en Allemagne un caractère historique tout particulier ; les races féodales semblent même s’y épuiser plus lentement qu’autre part. La maison de Zollern, quoique d’une antiquité respectable, est la plus jeune des maisons souveraines allemandes.
Par son origine, elle appartient au sud de l’Allemagne, où elle a laissé un rameau vivace de son grand arbre. Au centre de la Souabe, entre le Neckar et le Danube, s’élève un plateau qui sépare les bassins des deux fleuves, et que traverse une vieille voie romaine conduisant autrefois des stations militaires de la Rhætie et du lac de Constance aux camps, garnisons et colonies, établis au milieu des agri decumates. C’était la voie directe qui mettait en communication[1] par le Rhin supérieur et le passage du Splugen la Haute-Italie et la Germanie méridionale, assujettie à l’empire du Ier au IVe siècle. Elle était défendue par des châteaux bâtis de distance en distance pour tenir en respect les bandes allémanniques, mal soumises à la domination romaine et toujours prêtes à tenter un coup de main. Elle débouchait sur le Haut-Neckar par une forte position, celle de Solicinium, protégée aussi par un château construit, au rapport d’Ammien, sur un rocher conique presque inaccessible aux attaques. Là fut livrée par l’empereur Valentinien, à la suite d’une campagne laborieuse (366-68), une sanglante bataille aux Allemanni révoltés et maîtres des hauteurs. Le Solicinium des anciens paraît devoir être placé dans le voisinage du Mont-Zollern ou Haut-Zollern (Hohenzollern) des modernes, lequel est en effet une montagne conique complètement isolée, couronnée de toute antiquité par un château-fort dominant les environs à une grande distance, et défendant la communication militaire du Neckar au Danube. La forteresse a joué un rôle important dans les guerres intérieures d’Allemagne soit au XVe, soit au XVIIe siècle. C’est ce château féodal, situé à une lieue d’Hechingen, qui est l’antique berceau (Stammschloss) de la famille royale de Prusse, et d’une famille, princière de même souche, qui a retenu jusqu’à ce jour le nom de son vieux manoir, demeuré possession de famille depuis un temps immémorial. Souvent ruiné, souvent reconstruit, le château de Hohenzollern a été récemment remis à neuf en sa vieille forme du moyen âge. Commencé en 1851, l’ouvrage ne fut terminé que vers 1859. Un chemin ferré part de la vallée, serpente sur les flancs du rocher, longe des murs crénelés chargés de tours et de bastions, et aboutit à la grande porte ogivale sur laquelle on lit l’inscription suivante :
- Zollern, Nuremberg, Brandebourg, en association,
- Bâtirent le château sur l’antique fondation (1458) ;
- De la puissante Prusse la main m’a élevée,
- Et la porte de l’Aigle je suis appelée (1851).
Dans une niche plus élevée, on distingue un guerrier, représenté en relief, monté sur un cheval lancé au galop. L’aigle noir plane au-dessus portant le blason de la famille avec cette devise : du rocher à la mer.
Il ne faudrait pas croire cependant que le lustre de la maison de Zollern remonte au temps de la guerre suévique ou allémannique. Ses flatteurs lui disaient jadis, paraît-il, que le château de Zollern avait logé l’empereur Julien, et ses historiographes à gages s’efforçaient de le lui prouver ; mais le grand Frédéric, avec cette modestie philosophique qu’on lui connaît, rabattit généreusement quelque peu de cette croyance. « La maison de Brandebourg ou plutôt celle de Hohenzollern, dit-il, est si ancienne, que son origine se perd dans les ténèbres de l’antiquité. On pourrait rapporter des fables ou des conjectures sur son extraction ; mais les fables ne doivent pas être présentées au public judicieux et éclairé de ce siècle… Tassilon est le premier comte de Hohenzollern connu dans l’histoire[2]. Il vécut vers l’an 800, etc. « Il a fallu beaucoup réduire de cette auguste antiquité lorsque la critique historique du XIXe siècle s’est appliquée à la discussion des preuves généalogiques alléguées jusqu’à nos jours à l’égard de la maison de Zollern. Tassilon s’est, hélas ! évanoui, bien d’autres héros avec lui, et de l’an 800 on a dû descendre à l’an 1061 pour rencontrer la première mention authentique du nom de Zollern dans les monumens de la Souabe, et cinquante ans plus tard encore pour trouver le début d’une filiation suivie de la famille avec sa qualification comtale. Toutes les généalogies antérieures sont chimériques et imaginaires. A cet égard, et pour être juste, on doit rendre hommage au roi Frédéric-Guillaume IV, à qui n’a point déplu l’examen critique et sincère de l’histoire de sa race.
Une discussion s’était élevée, à Berlin même, entre quelques érudits, sur le point de jonction probable des deux branches de Zollern subsistant actuellement, l’une royale en Prusse, l’autre princière en Souabe, laquelle jonction n’avait pas laissé de trace précise et de preuve justifiée, quoique moralement assurée d’ailleurs. Le roi Frédéric-Guillaume IV, dont tout le monde a connu les habitudes studieuses et le profond savoir, provoqua les recherches de l’érudition sur un sujet qui l’intéressait sensiblement, — à l’exemple de la maison de France, qui avait fait écrire son histoire par les Sainte-Marthe et les bénédictins, — l’exemple de la maison d’Autriche, qui, au siècle précédent, avait invité le savant dom Hergott à composer cette monumentale histoire généalogique de la maison de Habsbourg, admirée par Foncemagne, laquelle a clos les interminables débats ouverts entre les historiographes du temps sur l’origine et la filiation de la grande maison impériale. L’initiative du roi Frédéric-Guillaume IV a donné naissance aux Monumenta Zollerana. Prenant pour modèle les travaux exécutés en France par Duchesne Baluze, Laroque et autres pour nos grandes familles historique en Allemagne par Scheid pour les Origines Guelficœ, en Italie par Muratori pour les Antiquités d’Est, MM. de Stillfried et Märcker se distinguent profondément des généalogistes vulgaires tels qu’avaient été, chez les Allemands, Spener, Imhoff, Huebner, tels qu’ont été en France Chazot, La Chesnaie des Bois, tous complaisans rédacteurs des prétentions de la vanité privée. Les Monumenta Zollerana ont pris place parmi les ouvrages sérieux de la science historique, et fait prévaloir l’autorité du vrai dans l’histoire trop flattée d’une grande famille régnante. Grâce aux Stillfried, aux Stälin, un prodigieux échafaudage de mensonges et de chimères s’est complètement écroulé ; toute prétention d’affinité des Zollern, soit avec les Étichonides, soit avec les Welfs d’Altorff, soit avec des dignitaires carlovingiens, s’est dissipée, et les anciens burgraves de Nuremberg, antérieurs à l’an 1200, ont même été retranchés de la maison royale, à laquelle une croyance établie les avait attribués jusqu’alors. Les Zollern sont remis à la place qu’ils avaient au XIIe siècle, celle d’une simple, mais noble maison comtale de la Souabe, qui arrivait alors seulement à la notoriété. On demeure confondu quand on compare ces résultats de la science contemporaine avec l’incroyable étalage de généalogies fabuleuses, de mensonges insignes, même de pièces supposées ou falsifiées, qu’on rencontre dans de gros livres réputés fort érudits, tels que les Nordgauische Alterthümer de Falkenstein en 4 vol. in-folio, et l’histoire même des burgraves de Nuremberg de M. OEtter, qui a trompé les auteurs de l’Art de vérifier les dates.
Elle n’est point vaine, cette connaissance exacte de l’histoire des châteaux et des maisons illustres, appliquée surtout au moyen âge. Cette époque tout entière est dans les monastères et les châteaux. L’histoire des religions et des maisons en est la clé ; on l’a trop négligée dans notre littérature contemporaine. Les fondateurs sérieux de l’histoire moderne, tels que Duchesne et les bénédictins, avaient autrement apprécié l’importance de l’histoire des grandes maisons féodales pour l’éclaircissement de notre histoire nationale elle-même. Maîtresses du sol pendant tant de siècles, ces puissantes familles y ont laissé la trace profonde de leur passage. Quand on pénètre dans l’histoire intérieure de quelqu’une de nos provinces à une époque reculée, on demeure surpris de voir certains noms apparaître partout à la fois, et la vie entière du pays se concentrer dans un petit nombre de maisons. Leurs possessions s’étendent à toute la province, toute propriété privée émane d’elles. C’est un réseau qui couvre la contrée et la retient longtemps dans ses lacets. Entraînés par l’école philosophique du dernier siècle et par la séduction d’écrivains d’un grand talent, nous avons abandonné trop tôt l’histoire particulière et diplomatique pour l’histoire générale des états. Notre époque revient sagement aux sources provinciales qu’elle recherche, aux archives publiques qu’elle fouille, aux diplômes, aux cartulaires qu’elle imprime. Ces monumens sont pour l’histoire du moyen âge ce qu’est le dépouillement des correspondances pour une période plus rapprochée de l’histoire moderne. L’histoire des maisons seigneuriales ou souveraines n’a plus sans doute l’importance d’état qu’elle avait jadis, par exemple en un temps où l’on courait danger de la Bastille, si l’on doutait de l’identité d’origine des deux races carlovingienne et capétienne, tant inspiraient de crainte les prétentions généalogiques des maisons d’Autriche et de Lorraine à l’endroit de Charlemagne et de sa descendance mal connue ; mais cette connaissance n’en est pas moins toujours nécessaire : c’est comme le tronc du grand arbre historique du moyen âge. Tel est le caractère qu’elle garde encore en Allemagne. La maison de Zollern a voulu s’y poser comme l’héritière des Welfs suéviques, des Athic allémanniques ; la critique historique l’a dépossédée de ce prestige.
Malgré son ancienneté prouvée, la maison de Zollern n’arrive pas de si loin. Elle ne provient pas des premières couches de la grande féodalité germanique ; elle ne s’incorpore pas si profondément, quoi qu’on dise, avec la patrie allemande. Elle n’appartient point à cette classe de maisons princières qu’au sortir de la nuit obscure des IXe et Xe siècles l’histoire trouve en possession de vastes seigneuries, ou de la souveraineté territoriale, et dont l’origine héroïque est attestée par la tradition. Deux monumens locaux révèlent seulement son existence à la fin du XIe siècle. L’un est la chronique d’un moine obscur, Berthold de Constance, qui, sous l’année 1061[3], constate la mise à mort de Burckard et de Wezil de Zollern : Burckardus et Wezil de Zolorin occiduntur. Voilà tout. S’agit-il d’un assassinat ? est-ce un fait de guerre privée ? est-ce une punition de Raubrittern ? On l’ignore. Quels étaient ce Burckard et ce Wezil ? C’étaient, si l’on veut, des châtelains du Haut-Zollern, mais on ne saurait en présumer davantage. L’autre monument est l’acte de fondation d’un monastère dans la Forêt-Noire, le couvent d’Alpirsbach, sous l’an 1095. Il est suivi de deux actes confirmatifs de 1101 et de 1125. Les originaux de ces actes divers ne sont pas représentés. Trois personnages figurent dans cette fondation, Rotmann de Husin, Adelbert de Zolro et le comte Alwick de Sulz. Mus par des sentimens de religion et résolus à quitter le monde pour se vouer à Dieu, ils font donation à saint Benoît, confesseur, d’une propriété (predium) qu’ils possèdent par indivis, et qui leur est échue en héritage, pour y fonder un cenobium que devaient peupler des moines de Saint-Blaise. Adelbert de Zollern n’est qualifié autrement que par le titre de dominus, mais sa parenté avec le comte de Sulz et la qualité des témoins présens à l’acte prouvent que le donateur était un homme de distinction. La maison de Sulz était une des plus nobles de Souabe, où elle possédait de grands biens, qui par son unique héritière ont passé dans la maison de Schwarzenberg au XVIIe siècle. Telle était la condition des Zollern à l’ouverture du XIIe siècle. Simples dynastes au XIe, ils apparaissent grafen au XIIe, probablement par le bienfait des Hohenstaufen, leurs compatriotes, qui, quoique arrivés à l’empire en 1138 seulement, étaient ducs de Souabe depuis 1080, et s’étaient élevés aussi, par de grandes qualités militaires et par d’éclatans services rendus à la maison de Franconie, du comitatus suévique aux dignités les plus considérables, et jusqu’à la main d’une fille de l’empereur Henri IV. Ce qui est assuré, c’est que les Zollern ont emprunté aux Staufen leur nom patronymique et déjà illustre de Frédéric. Ils étaient comtes du petit district de Zolro, près d’Hechingen, pendant que s’éteignaient en Allemagne les grandes maisons si nationales de Saxe impériale, de Billung, de Nordheim, de Franconie et des Welfs d’Altorff, alors que la maison actuelle de Lorraine était depuis longtemps en possession du duché qu’elle a conservé pendant sept siècles, alors que brillaient dans toute leur puissance les Zaeringen, dont la race est encore régnante sur les bords du Rhin. À cette époque, les Wittelspach remontaient en Bavière a la dignité ducale qu’avaient déjà possédée leurs ancêtres, et la longue des Welfs d’Italie, héritiers de ceux d’Altorff, les exposait à perdre les plus vastes domaines du moyen âge, pour être réduits à leurs aïeux héréditaires de Brunswick et de Hanovre, dont ils devaient perdre la couronne au XIXe siècle. La maison d’Ascanie, Auhalt d’aujourd’hui, réunissait alors à ses allodiaux, qu’elle possède encore, le duché de Saxe et le margraviat de Brandebourg, qu’elle a perdus, et la vieille maison de Mecklembourg disputait au christianisme le vaste territoire de l’ancienne Vandalie, qu’elle tient depuis mille ans sous ses lois. La maison de Hesse, issue des ducs de Brabant, prenait en ce temps possession des états qu’elle a gouvernés jusqu’à nos jours, et les margraves de Misnie joignaient le landgraviat de Thuringe à leurs anciennes seigneuries, qui devaient s’accroître plus tard des états de Saxe d’aujourd’hui. En ce même temps enfin, la maison de Habsbourg, issue aussi des Érichonides, possédait sur le Rhin, en Alsace, en Brisgau et dans la Klein Burgund, des terres, places et dignités qui la rendaient puissante et redoutable.
Mais les comtes de Zollern marchaient, à la suite des Hohehstaufen, sur le même rang que les comtes d’Urach et de Fribourg, ancêtres des Furstenberg, que les comtes d’Achalm, de Nellembourg, de Beutelsbach et de Montfort, ses voisins, qui débutaient comme eux dans la notoriété avec des destins divers, moins avancés que les comtes de Calw et d’Egisheim, qui avaient déjà donné des papes au saint-siège à l’époque où la grande féodalité allemande envahit les dignités de l’église partout et à Rome même. Le duché de Franconie et le duché de Souabe, lequel comprenait le bassin du Rhin jusqu’à Wissembourg, étaient alors les pays les plus riches et les plus civilisés de la Teutschland. Là se manifestaient, à vrai dire, la force et le prestige de l’empire au XIIe et au XIIIe siècle. L’avènement à la couronne des maisons de Franconie et de Souabe y avait développé, avec un lustre tout nouveau, des germes de culture et de fortune laissés par les Romains, et protégés par l’église. Les forêts s’y étendaient plus loin qu’aujourd’hui peut-être, mais étaient régulièrement exploitées par les moines, les évêques et les seigneurs. La chevalerie de Souabe, favorisée par les Hohenstaufen, formait notamment une force militaire hardie et dévouée, dont disposait la maison régnante, et dont profitait la noblesse comtale pour s’élever à la fortune et vendre ses services. C’est en Souabe que les compétiteurs au pouvoir se disputaient la partie. Lorsque le duché de Souabe était vacant, toutes les grandes ambitions y aspiraient : après Rhodolphe de Rhinfeld les Zaeringen, en concurrence avec ces derniers les Hohenstaufen, et avec les Staufen cette dynastie fabuleuse des Welfs de Saxe et de Bavière, qui a donné Henri le Noir, Henri le Superbe, Henri le Lion, et que Frédéric Barberousse réduisit enfin à l’obéissance. Les Zollern étaient feudataires du duc de Souabe, et à partir du XIIe siècle on les trouve en possession d’une influence locale. Entre les Zaeringen et les Staufen, concurrens déjà rivaux à la cour de Franconie, on voit les Zollern suivre en vassaux le parti des Staufen ; mais après l’élévation de ces derniers au trône, lorsque éclata l’antagonisme des Welfs et des Waiblingen dans l’Allemagne du sud, lorsque Henri le Lion, représentant de la vieille et princière noblesse d’Allemagne, impatient du joug de la race comtale qui parvenait par l’épée et une sorte de démocratie féodale à la domination de l’empire, vint susciter des mécontens en Souabe même, dans le pays de ses aïeux maternels, on trouve les Zollern hésitant et attendant le succès pour se prononcer. Ils suivent alors Frédéric Barberousse à la croisade et organisent une force assez imposante pour tenir tête au dernier des Zaeringen[4]. Ils recherchaient les abbayes opulentes pour augmenter leur fortune, et ils avaient peu de scrupule à l’égard des moyens de succès, d’après ce que rapporte l’Annalisia saxo au sujet du meurtre d’un abbé d’Hirschau, qu’ils essayèrent vainement de faire oublier par un étalage de munificence[5]. Leur importance s’accroît sensiblement à la fin du XIIe siècle ; ils exploitent la faveur et les bons offices auprès de l’empereur Henri VI en secondant ses desseins pour établir l’hérédité dans sa famille.
Ce fut alors que les Zollern se poussèrent en dehors de la Souabe et franchirent le premier degré de leur élévation. Il y avait dans la Franconie moyenne, non loin du Danube, mais sur les versans du haut Mayn, vers les confins du Noricum ancien, dans le Nord-gau du moyen âge, une ville déjà célèbre, établie sur l’emplacement d’une station romaine (castrum noricum), dont le nom se trouve reproduit par celui de Nürnberg ou Nuremberg des modernes. Cette ville, beaucoup plus populeuse aux XIIe et XIIIe siècles qu’elle ne l’est aujourd’hui, était le centre d’une grande industrie et d’un commerce considérable. Riche et active, elle fut affectionnée de certains empereurs, comme Henri IV et Conrad III, et en général des Staufen, qui jadis avaient possédé le duché de Franconie, et qui, devenus empereurs, résidèrent quelquefois à Nuremberg ; ils reconstruisirent sur le rocher qui la domine un burg ou château dont on voit encore les murailles, et auquel ils attachèrent des droits fiscaux et de police sur l’intérieur de la cité, laquelle jouissait d’ailleurs de libertés municipales remontant à une époque très reculée[6]. L’importance de la ville, soit à raison des diètes de l’empire, dont elle était le siège fréquent, soit à raison des produits domaniaux qui revenaient au souverain, et de la position militaire, qui offrait de grandes sûretés, soit à raison de l’esprit agité de la population elle-même, avait décidé les derniers empereurs franconiens à préposer à la garde du château un castellan ou burg-graf (comes burgi) subordonné au comte palatin. L’administration des domaines impériaux situés dans le Nordgau fut également confiée au burgrave, qui changea son administration (comicia) en inféodation à l’époque de l’extinction des duchés de Franconie et de Souabe. De là le burgraviat de Nuremberg, divisé plus tard en haut et bas, ou margraviat de Bareith et margraviat d’Anspach. Les premières traces du burgraviat remontent à l’empereur Henri V[7], qui eut à se plaindre de la ville et la châtia durement. Les burgraves révocables tenaient leur charge de la grâce des empereurs, qui cependant en investirent, de père en fils, pendant cent ans, les membres d’une famille dont l’unique héritière épousa un Frédéric de Zollern, cadet de la maison, vers l’an 1192. On obtint facilement de l’empereur Henri VI, de Souabe, la collation du burgraviat vacant en faveur du gendre du nouveau titulaire, et de là est partie la bifurcation des deux branches franconienne et souabe de la maison de Zollern ; de là vient la seconde dynastie des burgraves de Nuremberg, qui apparaît alors sur la scène du monde, exerce bientôt une influence véritable sur les affaires d’Allemagne, et ouvre aux Zollern la carrière de la politique.
Nous laisserons désormais à l’écart la branche aînée ou souabe des Hohenzollern, qui a peu à peu étendu ses domaines, par succession, par achat ou autrement, jusqu’aux limites actuelles de ses principautés, où elle a vécu sans faire trop de bruit avec son titre comtal pendant plusieurs siècles encore, et qui n’a même obtenu le titre princier qu’en 1623, et l’introduction dans le collège des princes de la diète germanique, avec admission à voix et séance, qu’en l’an 1653 seulement. Elle a vendu sa souveraineté à la maison régnante de Prusse, par acte du 7 décembre 1849, en se réservant le domaine utile de ses biens, et a reçu en échange le 26 mars 1850 les titres, honneurs et prérogatives des princes puînés de la maison royale. On connaît les ambitions que cette promotion attardée a fait naître de nos jours. Retournons à Nuremberg. Le spectacle de ses richesses et de son activité a fait révolution dans l’esprit de ses nouveaux burgraves. Rapprochés des Staufen par un office de la couronne, de l’opulence par l’habitation d’une des villes les plus riches de leur temps, ils rendirent d’utiles services et travaillèrent à leur fortune. Ils suivirent Frédéric II en Italie, furent dévoués à sa race, firent de bonnes alliances, et augmentèrent par des acquisitions opportunes l’importance du fief confié à leur garde. A la troisième génération, ils produisaient un homme, premier fondateur de la grandeur de la maison, un autre Frédéric de Zollern, dont la longue existence fut signalée par des actes éclatans, aussi avantageux pour l’Allemagne que pour lui-même. Devenu par sa considération et par son mérite un des personnages marquans de son époque, il a contribué à tirer l’Allemagne de l’anarchie du grand interrègne, et, quoique n’étant pas prince de l’empire, il a exercé sur la fameuse élection de 1273 une influence décisive en faisant couronner empereur Rodolphe de Habsbourg, son ami, dont l’épouse était sa proche parente. Aussi le lendemain du couronnement en reçut-il la récompense par la transformation du burgraviat révocable en burgraviat héréditaire, transmissible aux filles, augmenté d’attributions productives et nouvelles[8], et, croit-on, de la dignité princière du saint-empire. Frédéric eût voulu mieux encore peut-être ; de là quelques nuages entre les Habsbourg et lui, qui ne se piqua point d’une héroïque fidélité envers la famille de Rodolphe dans sa compétition avec Adolphe de Nassau.
La puissance nouvelle des burgraves altéra leurs rapports avec les marchands ombrageux de leur ville industrieuse ; les uns devinrent moins aimables et plus âpres au profit, les autres moins respectueux, plus amers dans leur regret. Des collisions naquirent, et en 1376 les bourgeois, enhardis par l’absence de leur seigneur, ayant enfermé son château dans une enceinte qui le séparait complètement de la cité, furent condamnés à lui payer une forte amende en réparation de cet outrage. Les burgraves de leur côté furent contraints après une lutte prolongée à un divorce devenu inévitable avec la ville insoumise. Il se présenta heureusement pour eux l’occasion d’une compensation avantageuse. C’était la maison de Luxembourg qui occupait le trône impérial d’Allemagne. Les prodigalités de cette grande famille sont connues et célèbres dans l’histoire. L’empereur Sigismond était en même temps en possession du margraviat de Brandebourg, et les burgraves, devenus fort riches à Nuremberg, lui prêtèrent de l’argent. « Il nomma, disent les bénédictins de l’Art de vérifier les dates, gouverneur du Brandebourg Frédéric, burgrave de Nuremberg[9]. C’était un de ses créanciers, qui lui avait prêté des sommes considérables, pour la sûreté desquelles ce gouvernement devait lui rester jusqu’au remboursement. C’était une espèce d’aliénation, dont Sigismond n’excepta que la dignité électorale et ses fonctions. » Frédéric, étant allé prendre possession en 1412, éprouva des oppositions et des résistances contre lesquelles il lui fallut batailler. Il parvint à les surmonter, et en 1415 Sigismond lui vendit complètement le margraviat par acte nouveau pour la somme de 400,000 ducats, dont il avait déjà reçu une grande partie. Sigismond se réserva seulement la faculté du retrait à perpétuité pour ses hoirs mâles et ceux de Wenceslas, son frère.
Voilà donc comment la maison de Zollern acquit le Brandebourg, dont elle fit désormais le siège de sa puissance, en conservant toutefois les fiefs divers qui, en dehors de Nuremberg, composaient le haut et bas burgraviat dont nous avons parlé. Elle trouva dans ses nouveaux domaines une population inférieure à demi sauvage, récemment convertie au christianisme, mais fort dure à la fatigue et obéissante au commandement, une noblesse nombreuse, pauvre, sobre, belliqueuse, difficile au joug, et qu’elle ne put soumettre à la longue qu’en favorisant ses inclinations militaires et au moyen d’une exacte discipline. De là est venue la constitution militaire du Brandebourg qui date de cette époque reculée. Les margraves firent trafic de leurs bandes armées, non-seulement pour augmenter leur influence dans l’empire, mais encore pour étendre leur puissance territoriale. Ils ont déployé à cet égard un remarquable esprit de suite dans leur conduite politique. On les voit pendant le XVIe siècle exploiter les dissensions religieuses pour accroître leurs possessions, et passer d’un parti à l’autre sous l’impulsion de leurs intérêts. Nous avons raconté ici même, il y a un an, l’acquisition odieuse du duché de Prusse par Albert de Brandebourg, qui, grand-maître de l’ordre teutonique, abjura le catholicisme pour la doctrine de Luther, et s’attribua la propriété souveraine d’une grande province de l’ordre, dont le dépôt lui avait été confié à titre chevaleresque. Ç’a été le scandale du XVIe siècle. L’histoire en est écrite partout, ainsi que celle d’un autre Albert de Brandebourg dont les brigandages durent être réprimés par Maurice de Saxe, commis par la diète à cet égard. Au Brandebourg fut ainsi annexé un duché considérable, et les cadets des Zollern du Neckar dictèrent des lois à de vastes territoires sur la Baltique, — du rocher à la mer. Pendant la guerre de trente ans, l’égoïsme de la maison de Brandebourg a gravement compromis l’Allemagne : Schiller en a confié la plainte à l’histoire. Son intérêt a été la boussole unique que le Brandebourg a suivie pendant cette époque néfaste. Cependant ces potentats nouveaux et d’ordre encore secondaire ne commencent à jouer un rôle en Europe qu’après la paix de Westphalie et avec le prince connu sous le nom de grand-électeur.
Frédéric de Nuremberg avait, au XIIe siècle, fait la place de sa maison dans l’ordre des princes allemands ; le grand-électeur Frédéric-Guillaume lui a fait sa place dans l’ordre des souverains modernes : c’est le créateur sérieux de la puissance prussienne. L’autre avait fondé une famille, une seigneurie ; celui-ci a fondé une dynastie, un état : il avait recueilli de ses devanciers un fief de l’empire, il a laissé à ses successeurs un état de l’Europe. Ordonnateur habile et sévère des élémens si divers d’organisation et de force que renfermaient ses possessions, il les a fondus : il a fixé, régularisé la politique intérieure des margraves-électeurs de Brandebourg, et il a posé pour eux les fondemens d’une politique extérieure indépendante. Avec des parties disparates et mal assorties, il a construit la charpente d’un tout homogène, et il a converti des populations à peine fixées en une armée disciplinée. Ses ancêtres ont promené leur ambition du Neckar sur le Mayn, des vertes montagnes de la Pegnitz aux marais du Havelr et des eaux noires de la Sprée aux eaux glacées de la Pregel. Le grand-électeur, en perfectionnant la constitution militaire de ses peuples, a préparé comme un retour offensif des Zollern sur le centre allemand, dont l’esprit d’aventure les a momentanément écartés. Les maisons de Savoie et de Brandebourg ont donné à l’Europe moderne le fatal exemple de fortunes royales obtenues par l’habile et constante disposition d’une force militaire toujours préparée pour profiter des événemens ; mais la maison de Savoie était la seule grande race indigène existant encore en Italie, où les maisons d’Autriche et de Bourbon étaient des étrangères. Telle n’est point la condition de la maison de Zollern, aussi les inquiétudes qu’elle inspire sont-elles bien différentes. Le grand-électeur a déployé les qualités réunies de capitaine habile et de fin politique. Parvenu, au gouvernement en pleine guerre de trente ans, il a délivré son pays de l’occupation suédoise, s’est ménagé l’attribution des duchés de Clèves et de La Marck, et il a négocié le traité de Westphalie qui lui a valu d’importantes allocations de territoire par lesquelles il a prolongé sur le Weser et sur le Rhin une ligne de possessions qui s’étendait jusques à la Vistule.
Proche parent de Guillaume d’Orange, il a marché au secours de la Hollande et de l’Allemagne contre Louis XIV, sans trop s’obstiner dans ses alliances à cet égard, car il partageait secrètement avec le roi de France la haine de la maison d’Autriche : aussi Louis XIV lui fit-il à Saint-Germain de meilleures conditions qu’il n’en fit à l’Allemagne à Nimègue. Pour opérer une diversion utile, Louis XIV avait suscité l’incursion des Suédois contre le Brandebourg ; le grand-électeur en tira l’occasion d’une gloire nouvelle par la brillante campagne que couronna la victoire de Fehrbellin. Les prétentions de Frédéric II sur la Silésie datent du grand-électeur, comme une foule d’autres desseins réalisés plus tard. Il mourut à soixante-sept ans (1688), peu scrupuleux observateur des traités, mais se gardant d’y porter la désinvolture de Frédéric II. « Louis XIV et le grand-électeur, dit ce dernier, firent des traités et les rompirent, l’un par ambition, l’autre par nécessité. Les princes puissans éludent l’esclavage de leur parole par une volonté libre et indépendante ; les princes qui ont peu de forces manquent à leurs engagemens parce qu’ils sont souvent obligés de céder aux conjonctures[10]. »
Il ne manquait au Brandebourg que le titre royal. Il fut obtenu de l’empereur d’Allemagne par l’héritier du grand-électeur en rémunération du contingent qu’il fournit à la grande coalition formée contre Louis XIV au surjet de la succession d’Espagne. Le fils était d’un caractère tout différent du père, poursuivant aussi l’agrandissement de sa maison, mais dans un autre ordre d’application. Le père avait toujours penché pour Louis XIV, il était peu sympathique à la maison d’Autriche ; le fils crut mieux aviser à ses intérêts en se rattachant à l’empereur et s’éloignant de Louis XIV. Des motifs domestiques l’avaient poussé à la haine de la France. La maison d’Autriche, de son côté, crut utile de rapprocher d’elle un feudataire aussi puissant que l’électeur de Brandebourg, et, en récompense de la coopération, active et dévouée que promettait ce dernier à la guerre de la succession avec un corps de 10,000 hommes, l’empereur souscrivit à Vienne, en 1700, un traité par lequel il s’engageait à reconnaître l’électeur comme roi, sous le nom de Frédéric Ier, à la condition qu’il agît de concert avec lui pendant tout le cours de la guerre, et qu’il promît de donner sa voix dans le collège des princes pour l’élection à l’empire des enfans mâles de l’empereur Joseph. La cour de Rome poussa des cris en voyant s’élever en Europe une nouvelle royauté protestante. L’ordre teutonique réclama contre cet acte et osa revendiquer la Prusse ; mais le roi d’Angleterre, Guillaume d’Orange, qui ne cherchait que des ennemis à Louis XIV, reconnut le nouveau monarque. Le roi Auguste de Pologne, croyant affermir la couronne sur sa tète, suivit cet exemple, et le Danemark s’y conforma également. Charles XII de Suède, qui soutenait une guerre difficile, ne voulut pas augmenter le nombre de ses ennemis, et les états d’empire furent entraînés par l’empereur. L’électeur passa roi. Cependant le prince Eugène de Savoie, dont le suffrage avait tant d’importance dans les conseils de la coalition, ne craignit pas de dire, en apprenant la nouvelle, que « l’empereur devait faire pendre les ministres qui lui avaient donné un conseil aussi perfide[11]. »
Cet assentiment officiel n’empêcha point la société européenne de railler la promotion de l’électeur à la souveraineté dans les conditions où elle se produisait, et à une époque où le : type royal de Louis XIV dominait dans tous les esprits malgré les haines que soulevait son ambition ; on s’égaya donc aux dépens d’un personnage qui prêtait notoirement au ridicule par l’affectation exagérée des grandeurs royales. La création de cette royauté n’a pas échappé aux sarcasmes du grand Frédéric lui-même, autant par le caractère peu digne que montra son aïeul en cette affaire, que par la singularité de l’embarras, où l’on se vit pour lui donner une qualification, territoriale ? il fut sérieusement question d’appeler le nouveau souverain du nom de roi des Vandales. La prétention du duc de Mecklembourg à ce titre fut une des considérations qui décidèrent à y renoncer. L’idée n’en déplaisait point à Frédéric II. L’empereur ne voulait pas, d’autre part, convertir un margraviat électoral en royaume ; le titre même de roi de Prusse offrait des difficultés, parce que le roi de Pologne possédait alors une partie de la Prusse, qui se divisait en royale (de Pologne) et en ducale (de Brandebourg). On s’arrêta au titre de roi en Prusse, que le génie de Frédéric II devait convertir en un titre désormais au-dessus des atteintes du ridicule. Le couronnement se fit l’année suivante (1701), et ce fut en mémoire de cet événement que fut institué l’ordre de l’Aigle-Noir. « Le public ne pouvait toutefois, dit le grand Frédéric, revenir de la prévention où il était contre cette royauté. Le bon sens du vulgaire désirait une augmentation de puissance comme sanction d’une augmentation de dignité ; ceux qui n’étaient pas peuple pensaient de même, et il échappa à l’électrice de dire à quelqu’une de ses femmes qu’elle était au désespoir d’aller jouer en Prusse la reine de théâtre vis-à-vis de son Ésope[12]. »
Frédéric II ajoute ici une impertinence dont je lui laisse la responsabilité relativement à la création de l’académie des sciences. « On persuada, dit-il, à Frédéric Ier qu’il convenait à la royauté d’avoir une académie comme on fait accroire à un nouveau noble qu’il est séant d’avoir une meute. » Leibniz fit taire les médisans ; mais l’Europe s’amusa des travers d’un esprit médiocre, tout en mettant à profit le militarisme organisé par le grand-électeur. Les services qu’on en tira firent tout oublier. Tant que dura la guerre de la succession, les troupes de Brandebourg soutinrent avec éclat la réputation qu’elles avaient acquise sous le grand-électeur. L’habile Marlborough, en flattant la vanité du nouveau roi, en obtint des secours extraordinaires dont le détail, s’il ne s’agissait point d’aussi grandes choses, eût ajouté une scène piquante à la comédie du Bourgeois gentilhomme. A la paix d’Utrecht, Frédéric Ier obtint encore quelques avantages, que son père et son petit-fils auraient su rendre plus utiles pour leur couronne. Un des articles du traité consacre la reconnaissance du roi de Prusse par la France. Il mourut peu de temps après, et fit place à son fils Frédéric-Guillaume Ier, qui a marqué dans l’histoire par la bizarrerie à demi sauvage de son caractère.
Religieusement appliqué au développement de la politique intérieure de sa race, il fit du Brandebourg un vaste camp, et de Berlin une caserne. Les habitans furent non plus un peuple, mais un régiment. Il en advint, il faut le dire, que l’administration y fut sévère, exacte, probe, un sentiment public primant toujours un intérêt privé, mais que la vie sociale y fut intolérable. Tout épanouissement de l’esprit en fut banni. Les devoirs religieux et les devoirs militaires absorbaient tout. L’esprit, en tant que esprit, semblait exilé du Brandebourg ; quand on avait besoin d’esprit, on allait le chercher ailleurs. L’intelligence de son pouvoir et de ses charmes ne manquait pas, mais le roi n’en permettait pas la libre expansion, ou bien en ménageait parcimonieusement la mesure à son peuple. Ce n’eût été que ridicule, si le régime militaire n’y eût pas dégénéré en manie cruelle dans le sein même de la famille royale, où l’on en vint à traiter tout manquement à la consigne comme un crime d’état. Alors commence une histoire incroyable, celle de l’aversion invincible d’un père à l’égard d’un fils dans lequel il ne retrouvait pas l’héritier. d’un roi-soldat et de son esprit bigot, car, non moins rigide sur la discipline religieuse que sur la discipline militaire, Frédéric-Guillaume exigeait qu’on fût aussi exact au temple qu’à la parade. On était commandé pour un sermon comme pour une garde. Pour ses dépenses personnelles, le prince royal, qui annonçait de rares facultés, recevait 360 florins, qui furent plus tard élevés jusqu’à 600 par an, et le roi s’en faisait rendre compte comme par un sergent. Cette tyrannie domestique fit naître à son tour chez le jeune prince l’aversion pour les habitudes et la société de son père. On ne croirait pas tout ce que ces dispositions réciproques produisirent d’odieux dans les relations de famille, si nous n’avions à ce sujet l’irrécusable témoignage de la margrave de Bareith, fille du roi Frédéric-Guillaume, victime elle-même des plus cruels traitemens partagés avec un frère qu’elle aimait, et qui en a laissé le récit naïf et complet dans des mémoires écrits avec la plus franche liberté, monument mémorable des mœurs de l’Allemagne, et de la cour de Prusse en particulier à cette époque. Poussé à bout par les plus mauvais procédés, le jeune prince, qui devait être le grand Frédéric, résolut de s’y soustraire par la fuite. Il fut arrêté au moment de s’échapper. Conduit devant le roi, il y subit d’abord les plus grossières violences, puis le roi lui dit : « Pourquoi avez-vous voulu déserter ? — Parce que vous m’avez traité non comme un fils, mais comme un esclave. — Vous êtes un lâche déserteur, vous n’avez point d’honneur ! — Sire, j’en ai autant que vous, et c’est pour cela que j’ai voulu quitter vos états. — À ces paroles, le roi hors de lui tira son épée. — Tuez-moi, sire, s’écria un officier présent en se précipitant entre Guillaume et le prince, mais épargnez votre fils. »
Le prince fut enfermé à Kustrin, et le roi ordonna qu’un conseil de guerre lui fît son procès. Il épouvanta même un jour la reine par cette terrible annonce : « Votre fils est mort. — Quoi ! dit la malheureuse, vous auriez été le meurtrier de votre enfant ! — Ce n’était plus mon fils, dit le roi, c’était un déserteur qui méritait la mort. » Il n’était pas mort pourtant, mais les emportemens furieux et répétés du roi inspiraient les plus grandes craintes. L’empereur Charles VI, en son nom et au nom du corps germanique, intervint avec instance et sans succès. Le roi fut inflexible, et la nature se soulève au récit des barbaries auxquelles il s’abandonnait chaque jour envers la mère et la sœur du prisonnier. Le conseil de guerre fut réuni. Le roi comptait sur la sévérité militaire du vieux d’Anhalt pour le présider ; mais, au moment de recueillir les voix, d’Anhalt, tirant son sabre, dit : « Quiconque ne votera pas comme moi, je lui abats les oreilles, » et le prince fut acquitté. Furieux de ce jugement, le roi l’annula, choisit un autre conseil, et obtint que le prince fût condamné à mort avec un complice de son évasion, le jeune Katt, retenu prisonnier comme lui. L’échafaud fut élevé sur la place même de la citadelle, de plain-pied avec la chambre du prince, pour qu’on pût y arriver par la fenêtre. Le passage était tendu de noir. Chaque coup de marteau des ouvriers retentissait aux oreilles du prince, qui s’attendait à périr à l’instant. Tout à coup le commandant de la citadelle vint lui annoncer qu’il allait assister au supplice de Katt ; tel était l’ordre du roi. Tout. le monde connaît la scène tragique de cette exécution, dont les détails déchirans et les féroces raffinemens ont été conservés par l’histoire. Le prince évanoui fut porté dans son lit ; on le crut réservé à une exécution ultérieure et prochaine, et sa grâce fut obstinément refusée aux sollicitations des cours étrangères.
L’ambassadeur de l’empereur ayant renouvelé ses instances et réclamé la procédure au nom de la diète, germanique, le roi déclara qu’il irait faire exécuter l’arrêt en Prusse, hors des terres de l’empire. Enfin une rupture avec l’empereur paraissant imminente, le pardon fut accordé ; ce ne fut cependant que longtemps après que le père et le fils se rencontrèrent, et que ce dernier reparut à la cour, où son attitude fut toujours froide et réservée. Tel avait été l’effet du militarisme prussien sur l’esprit d’un roi recommandable d’ailleurs par des vertus publiques, irréprochable dans ses mœurs privées. La vie militaire était avec le culte de : Dieu le but de la destinée humaine sur la terre aux yeux de Frédéric-Guillaume, il ne manquait pas d’esprit à l’occasion : George Ier de Hanovre l’appelait « mon frère le sergent, » et le roi de Prusse appelait le roi d’Angleterre « mon frère le comédien. » Il augmenta l’étendue de ses possessions par des acquisitions nouvelles, mais son avarice plutôt que sa politique avait accumulé un trésor, et sa manie plutôt que son ambition organisa une armée redoutable. L’armée était pour lui un but ; elle fut un instrument pour le grand Frédéric.
Le 31 mai 1740, Frédéric-Guillaume expirait, et laissait la couronne à Frédéric II. On se demandait quelle allure allait prendre un gouvernement tout militaire sous un prince dont la littérature française et la musique avaient paru jusqu’alors devoir être la seule passion. Le doute ne dura pas longtemps. Il héritait d’un trésor de 20 millions d’écus prussiens (environ 80 millions de francs), d’un revenu de 12 millions (48 millions), d’une armée régulière de 70,000 hommes, d’une population de 2,240,000 âmes et de possessions éparses, séparées par l’interposition de provinces soumises à d’autres maîtres, présentant toutefois dans le Brandebourg et les deux Prusses réunies une agglomération centrale de quelque importance. Qu’allait faire Frédéric II à cet égard ? On fut bientôt fixé. Il débuta par quelques voyages, et voulut voir Voltaire, auquel il demanda la rédaction d’un manifeste pour justifier une violence. C’était la contribution militaire imposée de vive force au prince-évêque de Liège, son voisin, à titre de correction pour avoir favorisé les dispositions de quelques villageois, ses diocésains, qui refusaient de prêter serment au nouveau roi, leur prétendu seigneur. L’entrevue des deux puissances, celle de l’esprit et celle des armes, eut lieu au château de Meurs, sur la Meuse, en octobre 1740, et Voltaire la raconte en ces termes : « J’allai présenter au roi mes profonds hommages. Je trouvai à la porte de la cour un soldat pour toute garde. Le conseiller privé Rambonet, ministre d’état, se promenait dans la cour, en soufflant dans ses doigts. Il portait de grandes manchettes, de toile sales, un chapeau troué, une vieille perruque de magistrat, dont un côté entrait dans une de ses poches, et l’autre passait à peine l’épaule. On me dit que cet homme était chargé d’une affaire d’état importante, et cela était vrai. Je fus conduit dans l’appartement de sa majesté. Il n’y avait que les quatre murailles. J’aperçus dans un cabinet, à la lueur d’une bougie, un petit grabat de deux pieds et demi de large, sur lequel était un petit homme affublé d’une robe de chambre de gros drap bleu : c’était le roi, qui suait et qui tremblait sous une méchante couverture dans un violent accès de fièvre. Je lui fis la révérence, et commençai sa connaissance. par lui tâter le pouls, comme si j’avais été son premier médecin. L’accès passé, il s’habilla et se mit à table. Algarotti, Kayserling, Maupertuis, le ministre du roi auprès des états-généraux, nous fûmes du souper, où l’on traita, à fond de l’immortalité de l’âme, de la liberté et des androgynes de Platon. Le conseiller Rambonet était pendant ce temps-là monté sur un cheval de louage ; il alla toute la nuit, et le lendemain arriva aux portes de Liège, où il instrumenta au nom du roi son maître, tandis que 2,000 hommes des troupes de Wesel mettaient la ville de Liège à contribution. Cette belle expédition avait pour prétexte quelques droits que le roi prétendait sur un faubourg. Il me chargea même de travailler à un manifeste, et j’en fis un, tant bon que mauvais, ne doutant pas qu’un roi, avec qui je soupais, et qui m’appelait son ami, ne dût avoir toujours raison. L’affaire s’accommoda bientôt moyennant 1 million de ducats. » Telle fut la petite entrée de Frédéric II sur la scène politique. La mort de l’empereur Charles VI lui donna bientôt l’occasion de se montrer avec éclat sur un plus grand théâtre.
Malgré les pas de géant qu’avaient faits les margraves zollériens et les premiers rois de Prusse dans la formation d’un état indépendant, la monarchie nouvelle était encore une sorte d’hermaphrodite qui tenait moins de la royauté que de l’électorat. Il y avait quelque gloire à fixer la nature de cet être politique. C’est ce qu’entreprit Frédéric II. L’empereur Charles VI laissait vacante la couronne impériale, dont il avait voulu, pendant sa vie, assurer la transmission à sa fille unique, Marie-Thérèse, épouse de François de Lorraine, grand-duc de Toscane. Tel avait été l’objet de la fameuse pragmatique sanction qu’il avait successivement présentée depuis vingt ans à l’adhésion de tous les états de l’Europe, et que le corps germanique avait ratifiée à la diète de Ratisbonne de 1732 ; mais à peine l’empereur était dans la tombe, que déjà son héritage était disputé comme une proie par des compétiteurs. C’étaient diverses maisons princières d’Allemagne, celles de Bavière et de Brandebourg entre autres, qui prétendaient avoir droit à des retraits féodaux sur diverses provinces d’Autriche et de Silésie. Les prétendans avaient tourné les yeux vers la France et l’Angleterre avant d’engager un conflit avec la reine de Hongrie, qu’on croyait hors d’état de résister à une agression, et qui ne s’y attendait pas. L’Angleterre ne se prononça pas tout de suite ; mais du cabinet de Versailles, malgré la résistance du cardinal de Fleury et sous l’influence de MM. de Bellisle, ardens promoteurs d’une nouvelle croisade, hors de saison cette fois, contre la maison d’Autriche, partit l’approbation du démembrement de l’héritage des Habsbourg. Telle fut l’occasion de la guerre de la succession d’Autriche, commencée par Frédéric II, qui en décembre 1740, avec cette armée toujours prête que lui léguait son père, fondit comme la foudre sur la Silésie, et l’enleva d’un tour de main à la fille de cet empereur qui, dix ans auparavant, lui avait sauvé la vie. En partant de Berlin, il avait dit à l’ambassadeur de France : « Je vais, je crois, jouer votre jeu. Si les as me viennent, nous partagerons. » Les as lui vinrent, mais il ne partagea point.
Le destin de la France est singulier. A cent trente ans de distance, elle est tombée dans les mêmes fautes et en a reçu le même châtiment. Au XVIIIe siècle, elle aidait le grand Frédéric, qui lui a infligé la honte de Rosbach. Au XIXe siècle, elle a provoqué l’agrandissement des Zollern, qui lui ont infligé le désastre de Sedan. En 1740, entraînée par des politiques étourdis et malgré tous les conseils de la sagesse, au mépris d’engagemens solennels envers l’Autriche, elle a soutenu l’héritier, alors obscur et modeste, de la couronne de Prusse se jetant sur les domaines de la maison d’Autriche, tombés aux mains d’une femme dont l’étoile des Habsbourg fit Marie-Thérèse. Honteuse après coup de sa funeste équipée et d’avoir été trompée par l’homme habile dont elle avait cru faire un simple instrument de sa fausse politique, elle ourdit une coalition redoutable pour étouffer le serpent qu’elle avait réchauffé et nourri ; mais ce serpent se trouva être un puissant génie, et la France, après la guerre de sept ans, dut se croire heureuse de se tirer du mauvais pas avec la honte nouvelle d’une déconvenue politique et le sacrifice d’une colonie peuplée de ses plus chers enfans. De même de nos jours elle a provoqué la Prusse à imiter le Piémont, la Prusse, qui longtemps recula devant cette aventure, qui s’offensa même des premières ouvertures qui lui en furent faites. Soyons au moins prudens après coup, s’il n’est trop tard, et profitons de si cruelles expériences.
Frédéric II a connu toutes les grandeurs, celles de l’esprit, celles de la guerre et celles de la politique ; il a connu aussi toutes les chances de la fortune, et, dans des luttes désespérées, il a étonné l’Europe par les ressources de son génie. Je ne veux point raconter après lui l’histoire de son temps, qu’il a écrite avec une grande liberté. Qu’il me soit permis seulement de remarquer qu’après avoir paru antipathique à l’esprit militaire de sa race, il en a repris les traditions au moment même où il en recueillait l’héritage. S’il a changé l’art de la guerre et l’équilibre de l’Europe, il n’était pas le maître de changer les conditions de son existence politique : elle était née de la guerre, il fallait la soutenir et la compléter par la guerre. L’inaction des troupes prussiennes et leur splendeur toute pacifique pendant le règne de son père avaient compromis la considération de l’armée du grand-électeur et mécontenté la noblesse, qui faisait du métier des armes l’application de sa vie. Ainsi on a vu en 1855 la noblesse prussienne donner des inquiétudes à l’élève d’Ancillon, Frédéric-Guillaume IV, qui s’obstinait sagement à la neutralité au moment de la guerre de Crimée. Frédéric II parut contraint à satisfaire les inclinations belliqueuses du Brandebourg en cédant, sans répugnance personnelle il est vrai, à l’appât de l’occasion le jour de la mort de Charles VI.
D’ailleurs n’était-il pas obligé de condenser les élémens si dispersés et si disparates de sa puissance territoriale pour en former un tout compacte, et donner l’être à une sorte de nationalité spéciale, bâtarde si l’on veut, mais apparente au moins, et plus marquée sur la carte, au milieu de ces grandes nationalités qui se partageaient le sol européen ? Il ne pouvait y parvenir que par la guerre. Il était voué à la guerre, il devait vivre de la guerre, et se faire par la guerre la place que lui montrait son génie dans cette grande association européenne, civilisée par les arts, l’industrie et la paix. Il n’y avait pas une société prussienne comme il y avait une société anglaise, une société française ; mais il y avait un corps politique important qu’on nommait la Prusse, lequel toutefois ne comptait que pour l’appoint dans les conseils de l’Occident ; c’est Frédéric II qui lui a fait sa part dans l’hégémonie de l’Europe. Cependant, quoiqu’il ait eu le rare esprit de savoir toujours s’arrêter en temps opportun, il a failli succomber par la guerre, et il a subi les désespoirs de l’adversité où tout autre eût péri, si à l’instinct des champs de bataille il n’avait uni le bon sens du cabinet et les procédés trop souvent douteux d’un grand art de conduite. Il n’a même obtenu sa paix définitive avec l’Autriche et la Russie qu’en les invitant au partage de la Pologne, dont il a été l’instigateur principal et l’artisan infatigable, ainsi que le prouve une correspondance récemment publiée[13], léguant malgré tout à ses successeurs des embarras de position et des désirs non satisfaits, qui ont failli tout brouiller au congrès de Vienne, et qui récemment ont conduit la Prusse à des aventures triomphantes dont l’avenir cache le sort définitif. Après avoir combattu pour participer à l’hégémonie, elle a dû tenter la lutte pour obtenir une orgueilleuse prédominance.
Aussi bien était-ce un caractère étrange et rare que celui du grand Frédéric. Lorsqu’il eut fait sa paix avec son père, ce dernier lui imposa un mariage qui n’était pas du goût du prince, lequel ne voulut pas courir une seconde fois les chances de la colère paternelle, et consentit à épouser une princesse de Brunswick ; mais, au moment où il entrait dans la chambre conjugale, des cris : au feu ! partis de divers points, l’en firent sortir précipitamment, et il n’y remit plus les pieds de sa vie, tout en honorant son épouse du plus constant respect. Il n’a pas dit un mot de cette aventure dans ses écrits, pas plus que des scènes de Kustrin, et n’a parlé de son père dans ses Mémoires de Brandebourg qu’avec une révérence affectée. Ces événemens ont toutefois exercé une funeste influence sur l’esprit et le cœur de Frédéric, d’autant plus qu’il n’était pas le premier exemple et la première victime de traitemens pareils dans sa famille[14]. Tel est le secret de ce sarcasme amer qui est toujours sur les lèvres de Frédéric à propos des lois morales. On a regret de le dire d’un si grand esprit, mais il était à cet égard tout perverti. Il ne croyait à rien, et se faisait un jeu des sentimens les plus respectés. Il dit en un endroit : « Dans ma première guerre avec la reine, j’abandonnai les Français à Prague, parce que je gagnais la Silésie au marché. Quand je les aurais conduits à Vienne, ils ne m’en auraient jamais donné autant. » Et il ajoute : « Quand la Prusse aura fait sa fortune, elle pourra se donner un air de bonne foi et de constance qui ne convient tout au plus qu’aux grands états[15]. » C’est lui qui a osé tracer à son successeur cette règle de conduite : « sachez pour toujours qu’en fait de royaume, on prend quand on peut, et qu’on n’a jamais tort quand on n’est pas obligé de rendre. » Ses livres sont remplis de ces maximes cyniques ; après avoir écrit l’Anti-Machiavel pour le vulgaire, il a écrit les Matinées royales ou l’art de régner pour les intimes.
Il est juste d’ajouter que l’Europe de son temps lui offrait peu de chose à respecter. L’Allemagne en particulier, qui nous traite aujourd’hui de nation putréfiée, l’Allemagne, qui avait envoyé à la France Isabeau de Bavière, fléchi le genou devant Barbe de Gilly et placé sur le trône de Russie Catherine d’Anhalt, l’Allemagne avait alors la cour de Dresde, dont les inénarrables déportemens nous ont été naïvement rapportés par la margrave de Bareith, Dans plusieurs autres petites cours du pays, les désordres de la régence d’Orléans étaient en grand honneur, avec cette différence qu’en France régnait le libertinage léger et délicat, tandis qu’en Allemagne régnait le libertinage lourd et grossier. Jamais Potsdam ne donna de pareils exemples, on doit le dire ; mais le spectacle de cette corruption universelle n’en contribua pas moins à inspirer le mépris de l’humanité à Frédéric II, dont l’imagination vive se complut quelquefois à des tableaux fort déplacés. À ces divers points de vue, la lecture des œuvres de Frédéric II, dont se nourrit la classe éclairée de la population prussienne, est pervertissante et fatale. De là ces mœurs polies à l’extérieur, qui cachent au fond la démoralisation politique dont nous avons fait la triste expérience. Dans le code de Frédéric II en effet, l’honneur public c’est le succès, la morale c’est l’intérêt, les sentimens sont un trafic. Au sujet de l’appropriation révoltante de la Prusse teutonique par le grand-maître Albert, Frédéric se borne à dire : « Les chevaliers se conduisirent comme font les plus faibles, ils protestèrent et ne purent rien empêcher. » Ailleurs : « L’empereur, se trouvant en force, ne fit aucun cas des libertés du corps germanique. » Toute l’affaire était de se trouver en force. On sait qu’après la bataille de Nordlingue de 1635 l’électeur de Saxe fit la paix de Prague, qui fut une calamité pour les protestans. L’électeur de Brandebourg, croyant l’empereur le plus fort, suivit cet exemple et abandonna ses alliés. Frédéric ne voit rien de plus naturel, car l’empereur promit à l’électeur de Brandebourg de maintenir ses droits sur la Poméranie et de ne pas revendiquer les biens d’église qu’il réclamait. Dès lors, qu’avait à faire l’électeur de Brandebourg de rester dans le camp des protestans ? Si les Suédois, battus par le grand-électeur à Fehrbellin, sont déclarés ennemis de l’empire pour l’avoir attaqué dans un de ses membres, Frédéric fait observer que, si les Suédois avaient été secondés par la fortune, ils auraient trouvé l’empire pour allié.
Ainsi les souvenirs nationaux et de famille eux-mêmes sont indifférens à Frédéric II ; le succès et le profit obtiennent tout son intérêt. Parle-t-il d’un de ses aïeux du margraviat, Jean dit Cicéron, qui conduisit à l’électeur de Saxe un secours de 6,000 chevaux, et prit dans les assemblées de son temps une certaine autorité : « Je voudrais, dit-il, qu’on eût rapporté d’autres preuves de son éloquence, car, pour celui-ci, les 6,000 chevaux me paraissent avoir été le plus fort argument, » et, comme on aurait pu croire à une simple boutade, il se hâte d’ajouter gravement : « Un prince qui peut décider les querelles par la force des armes est toujours un grand dialecticien. » Examine-t-il l’influence de la religion sur les affaires humaines, son unique conclusion est que « la religion ne détruit pas les passions chez les hommes, et que les gens d’église, de quelque opinion qu’ils soient, calvinistes, luthériens ou catholiques, sont toujours prêts à opprimer leurs adversaires, quand ils se voient les plus forts. » Ses jugemens sur la réforme et sur la guerre de trente ans sont marqués du même esprit. La religion sert de prétexte aux deux partis ; le plus autorisé, c’est le plus fort. Il compte si bien sûr l’esprit politique de sa noblesse, la seule qui fût appelée à le lire, qu’il se livre librement avec elle à toute sa verve à l’endroit de Luther même. « Il avait goûté, dit-il, le plaisir de dire ses sentimens sans contrainte (en 1516), il s’y livra depuis sans bornes ; il renonça au froc, et épousa Catherine de Bore en 1525, encourageant par son exemple les prêtres et les moines à rentrer dans les droits de la nature et de la raison. S’il rendit des citoyens à la patrie, il lui rendit aussi son patrimoine en mettant dans son parti beaucoup de princes, pour qui la dépouille des biens ecclésiastiques était une douce amorce. » Et en ce qui touche la réforme, voici son opinion : « si l’on veut réduire les causes des progrès de la réforme à des principes simples, on verra qu’en Allemagne ce fut l’ouvrage de l’intérêt, en Angleterre celui de l’amour, et en France celui de la nouveauté, ou peut-être d’une chanson… L’électeur Joachim II acquit par la communion sous les deux espèces les évêchés de Brandebourg, de Lebus et de Havelberg. »
C’est pour enseigner aux Prussiens leur histoire particulière dans ce sens-là que Frédéric II a composé le manuel connu sous le nom de Mémoires pour servir à l’histoire du Brandebourg ; il n’en cache pas l’intention. Cet abrégé a été rédigé pour devenir populaire, et le succès ne lui a manqué ni en Prusse, ni ailleurs ; vingt éditions en ont reproduit les pages piquantes. L’incomparable esprit de Frédéric s’y déploie dans tout son jour. Cet esprit a pour nous un charme véritable, car Frédéric II est un esprit français dépaysé chez un Zollern. Dans ses mémoires, Frédéric II professe la plus intime admiration pour Louis XIV et la plus profonde sympathie pour la France, à l’influence de laquelle il rapporte avec sincérité la grandeur même de sa monarchie. Par le grand-électeur et le grand Frédéric, Berlin était devenue une ville presque française. Le grand Frédéric n’aimait et ne cultivait que la langue de la France ; au milieu des œuvres volumineuses qu’il a laissées, on ne trouve pas une ligne d’allemand. Il a chéri Voltaire et caressé les philosophes ; c’était une artillerie dont il tirait grand parti pour la publicité européenne, déjà toute-puissante sur l’opinion ; les philosophes n’étaient pour lui qu’un instrument. Ils ont eu le tort irréparable d’avoir approuvé, préconisé le démembrement de la Pologne pour être agréables à Frédéric II. Malheureusement le dernier mot de ce grand esprit était d’être le plus fort. La brutalité du soldat fait taire en lui le philosophe ; l’ami, le rival de Voltaire se retrouvait avec délices caporal. Il n’a jamais visé au Marc-Aurèle ; Albert l’Ours, mieux léché, faisait mieux son affaire. L’idée de justice et de morale n’entrait que pour la forme dans ses conceptions ; il s’en moquait très volontiers. S’il a respecté le moulin de Sans-Souci, c’était pour mieux voler des provinces. Rien n’eût paru, du reste, plus surprenant à son bon sens que l’aversion actuelle de la Prusse pour la France. L’influence du grand Frédéric est impuissante à la combattre, tant la passion est prononcée ; mais, à tout prendre, le grand Frédéric lui-même en a sa part de responsabilité, car cette aversion est l’œuvre du, parti militaire, dont la passion prévaut en ce point sur l’autorité même du grand homme.
Frédéric II, malgré son génie, aura donc été fatal à la civilisation moderne, en développant encore après. ses devanciers dans la monarchie prussienne et en provoquant par contre-coup dans les autres pays de l’Europe un appareil de force militaire hors de proportion avec les autres élémens de la puissance sociale des états. Pour répondre aux besoins légitimes des peuples civilisés, la force militaire d’un pays ne doit être qu’un instrument régulier de conservation. Les Zollern ont renversé la maxime depuis deux siècles, et de la force publique ont fait un élément normal d’acquisition, un instrument permanent de conquête, car la guerre nourrit nécessairement la guerre. Si l’on voulait examiner de près les conséquences effectives de cette interversion de principes, on serait affligé des résultats. Le grand Frédéric a introduit de vive force le système d’une Prusse grande puissance dans le concert européen, et le problème de cette introduction, qui avait paru résolu par la paix d’Hubertsbourg en 1762, s’est représenté menaçant au traité de Vienne en 1815. L’embarras de s’y accorder sur la reconstruction de la monarchie prussienne et sur le rôle à lui assigner dans la confédération germanique faillit compromettre la pacification de l’Europe. Cinquante ans après, et par les difficultés croissantes de la situation, la Prusse a été amenée à trancher dans le vif, à se substituer en Allemagne à la maison d’Autriche, dont elle semblait destinée à balancer seulement la puissance, rectifiant ainsi par la conquête et la violence une position politique fausse dès l’origine, que le cours du temps n’avait pas améliorée, et que la nature ne consacrait point. Ce pas franchi, le roi de Prusse a été conduit enfin à poser sur sa tête cette couronne impériale que Frédéric de Nuremberg avait secrètement enviée peut-être a Rodolphe de Habsbourg, et ce n’est point le dernier acte du grand drame qui se déroule en face des états dont les Zollern ont rompu l’équilibre.
Le développement graduel de la civilisation moderne a fait naître un phénomène social tout nouveau dans l’histoire humaine. L’Europe, qui était au point de vue géographique isolée du reste de l’univers, s’est également constituée, au point de vue politique et moral, comme un tout séparé du reste du monde. Avec un concours heureux de circonstances, les élémens de la sociabilité chrétienne s’y sont épanouis, à travers des révolutions passagères, par les moyens providentiels d’une loi morale commune et par les progrès de l’intelligence appliquée à l’industrie, aux arts et aux sciences. Pour la première fois dans l’histoire de l’homme sur la terre, il s’est produit entre les états situés sur ce coin du globe un système collectif de garanties et de participation à des avantages réciproques. L’antiquité classique avait donné le spectacle d’une association de simples cités. L’Europe est devenue le théâtre d’une association d’états civilisés et de peuples libres qui, sans jamais avoir stipulé un contrat positif de société générale, sont entrés cependant et de fait dans la voie pratique d’une communication permanente des bienfaits de la justice, du travail et de l’esprit. Cette convention tacite est la base du droit des gens moderne, dont les sûretés et les progrès étaient jadis l’objet de l’attention régulière et constante des cabinets, occupés depuis plus de trois siècles à faire prévaloir les arrangemens et les résolutions les plus propres à favoriser ce mouvement salutaire de l’union des peuples. De grandes et fortes générations y avaient donné leurs soins. Plus d’une fois l’œuvre a été traversée par de graves périls, et les dangers ont été conjurés. Sans croire à la chimère de la paix perpétuelle, on pouvait espérer d’obtenir enfin un juste équilibre des droits établis et des prétentions légitimes de chacun. L’œuvre est aujourd’hui et à nouveau profondément troublée.
Nous avons devant nous une puissance colossale qui dispose de plus d’un million de soldats, et qui, indépendamment de l’irrégularité de sa formation, qui est un danger permanent pour la paix européenne, est exposée elle-même à des emportemens irrésistibles, par exemple à l’entraînement croissant des passions germaniques. Déjà les chants poétiques[16] excitent les imaginations, les discours académiques échauffent les esprits[17]. Une diète allemande prescrivait à l’un des empereurs du XVIIe siècle de revendiquer les anciens fiefs de l’empire en Italie, où le duc de Savoie était alors vicaire impérial. En 1848, la diète de Francfort décréta la réunion de tous les pays où se trouvaient des frères allemands. On s’y souvenait que les comtes de Hollande avaient jadis été feudataires du saint-empire tout comme les rois d’Arles, et l’on déclarait le Mincio frontière germanique. L’Alsace n’était pas oubliée ; il y avait déjà le parti de la grande Allemagne. L’archiduc Jean fut peu complaisant pour ces folies, auxquelles d’autres sourient aujourd’hui. Une partie des vœux de 1848 est accomplie. La guerre de 1870 est finie, mais l’on n’est pas au bout de la lutte de l’Autriche avec les Zollern. L’hésitation du roi Frédéric-Guillaume IV en 1848 avait fait avorter l’unitarisme, comme aussi la répulsion de la maison de Zollern pour le régime des constitutions. Les Zollern sont aujourd’hui les consécrateurs de l’unité ; mais quelles sont les capitulations que les nouveaux électeurs d’empire ont imposées à l’empereur Guillaume ? Il n’y en a pas. Frédéric-Guillaume IV avait déclaré le 3 février 1847, en ouvrant les états de son royaume, « qu’il ne permettrait jamais qu’un morceau de papier s’interposât entre Dieu et lui, et qu’on prétendît gouverner l’état par les paragraphes de cette pièce écrite à l’instar d’une seconde providence. » Voilà le secret du cœur. Le prince royal de Prusse, l’empereur d’aujourd’hui, était alors le chef du parti absolutiste. On l’a vu charger à la tête de la cavalerie, sur la place du palais de Berlin et sur les coteaux de Bade, les patriotes qui l’acclament à cette heure. Qui est changé depuis lors ? Ni les uns ni les autres. L’Allemand garde des sentimens qui l’enflamment, le Zollern garde sa fière devise, d’autant plus redoutable qu’héritier des Otton et des Staufen, il réunit les aspirations du Saxon et du Souabe.
La population prussienne, qui doit aux Zollern son existence politique et la gloire dont elle est fière, leur est justement attachée. C’est un corps formidable par sa constitution actuelle ; bien autrement puissant que ne l’étaient les peuples des états héréditaires de la maison d’Autriche, il donne aux Zollern un appui bien différent aussi. Les états héréditaires n’étaient qu’un appendice du corps germanique, un accessoire peu influent. La Prusse est au contraire le corps principal et le moteur de l’empire nouveau. Ce corps se compose d’une population rurale forte, sobre, féconde, pauvre, intelligente dans une limite bornée, profondément hiérarchique et subordonnée, ne sortant que par les armes de l’humilité de sa condition, acceptant comme légitime l’infériorité de sa position sociale, croyant même à la supériorité originaire des races qui la gouvernent. C’est toujours la hoerickeit du moyen âge. Le paysan prussien est parfaitement discipliné dans la vie civile ; transporté dans la vie militaire, il y devient un excellent soldat. Au-dessus de la classe populaire, les Zollern n’ont à compter qu’avec un très petit nombre de bourgeois proprement dits. Il n’y a pas en Prusse de classe moyenne qui ressemble à la nôtre par les mœurs et les idées. Ce sont encore les ministeriales d’un autre temps. Dans les villes commerçantes seulement se produit cette classe à demi émancipée ; sa condition est encore humble et soumise. Elle a quelque rêve vague d’égalité vis-à-vis de la noblesse ; mais l’éducation, l’instinct hiérarchique de la race allemande et l’autorité des lois refoulent cette aspiration timide, que l’exemple des révolutions sociales de l’Europe n’a nullement enhardie. Au-dessus de toutes les autres classes de la société prime donc et domine sans difficulté la noblesse prussienne ; elle seule s’occupe des affaires politiques, elle occupe les grandes charges, les emplois, les grades dans l’armée, sous des conditions d’aptitude sans doute, mais qu’elle remplit facilement, parce qu’elle est intelligente et appliquée, et parce qu’elle dispose de la faveur. Les lois de l’honneur et de la discipline l’astreignent à une instruction et une assiduité de travail dont elle comprend la nécessité. Cette noblesse, grande ou petite, n’est pas opulente ; elle est orgueilleuse, intrépide et passionnée, pour tout dire, un grand instrument d’administration civile et de force militaire. La profession des armes lui est chère : c’est pour elle une condition sociale à laquelle elle attache un grand prix.
On comprend qu’avec de pareils élémens de population les ancêtres du roi Guillaume aient facilement organisé dans leurs domaines une puissance essentiellement militaire ; on comprend que le baron de Stein et le général Scharnhorst aient aisément rendu populaire le service obligatoire dans l’armée sous le roi Frédéric-Guillaume III ; on comprend enfin la prépondérance dont jouit et dont abuse aujourd’hui le parti militaire en Prusse. Ce parti impose au roi lui-même, à son gouvernement, à la nation. La ville de Berlin n’offre qu’une image affaiblie de cette direction d’idées de la noblesse provinciale, direction plus prononcée dans la petite que dans la haute noblesse. Celle-ci se pique de culture française depuis le temps de Frédéric II ; les grandes dames de Berlin aiment notre littérature, Paris et ses modes, et l’esprit les préserve de la passion qui domine chez les hobereaux. L’attitude de cette partie de la société berlinoise envers les prisonniers français a été noble et généreuse. Les hobereaux s’en sont même offensés. La population de Berlin est d’ailleurs très mêlée et d’origine fort diverse : un quartier tout entier est d’extraction française, et l’on y parle le français réfugié ; mais ce qu’on nomme chez nous le monde, le salon, est à peu près inconnu à Berlin. Les réunions sont peu nombreuses ; chacun vit chez soi, studieux et retiré, ce qui n’empêche pas une certaine corruption. On obéit à un mot d’ordre plutôt qu’à une opinion discutée ; l’activité du travail est muette, la bourse silencieuse. Quoique les arts et les sciences y soient très cultivés, la décoration de la ville est toute militaire, si l’on excepte les musées : elle retrace partout les sanglans épisodes de la lutte acharnée de 1813, 1814 et 1815. L’existence de la famille royale y est néanmoins patriarcale et simple. Les princes n’y sont entourés que du respect public pour toute garde. Ce que promet une pareille capitale au nouveau saint-empire, nous l’examinerons dans une prochaine étude.
CH. GIRAUD, de l’Institut.
- ↑ Voyez Stälin, Würtemb. Gesch., t. Ier, Römerstrassen.
- ↑ On lit encore cette généalogie de fantaisie dans l’Histoire généalog. des maisons souveraines de l’Europe, publiée (en allemand) par M. Naumann. Iéna 1855, in-4o.
- ↑ On rapporte un diplôme de l’an 1031, parmi les témoins duquel figure un Rudolff comes de Zolra ; mais le diplôme est évidemment faux. M. de Stillfried en fait l’observation, et M. Stälin partage cet avis. Tome Ier, p. 565.
- ↑ En 1175. Voyez les textes indiqués dans Stälin, II, p. 205-296.
- ↑ Voyez les textes indiqués dans Stälin, t. II, p. 509, sur l’an 1135 et 1145.
- ↑ Voyez Knipschild, De civit. impérial., 1740, liv. III, p. 212 et suiv.
- ↑ Stälin, t. II, p. 505 et 528.
- ↑ Voyez Böhmer, Regesten, p. 58 ; Pfeffel, t. Ier, p. 458 (1777). « Rodolphe, dit ce dernier, récompensa le zèle de Frédéric de Hohenzollern, son neveu (erreur, son allié seulement), à qui il devait son élévation, en l’investissant héréditairement du burgraviat que ses ancêtres avaient tenu de la grâce des empereurs. Il y ajouta quelques débris du domaine de Franconie et érigea le tout en principauté. »
- ↑ Tome III, p. 525, de l’édition de 1787.
- ↑ Mém. de Brandebourg, p. 164, édition de 1789.
- ↑ Voyez les Mém. de Brandebourg, p. 185, édit. citée
- ↑ Mém. de Brandebourg, p. 186, édit. citée.
- ↑ Comparez les Mémoires de Brandebourg, p. 91 de l’édition citée, avec la correspondance publiée par M. de Smitt, à la suite de son livre intitulé Frédéric II, Catherine et le partage de la Pologne, Berlin 1861, in-8o.
- ↑ Voyez les Mémoires de Brandebourg, p. 165, au sujet du fils du grand-électeur.
- ↑ Voyez Rousset, Correspondance de Noailles, t. Ier, p. XI et XXI.
- ↑ Voyez Das Lied vom neuen deutschen Reich. Berlin 1871, in-12.
- ↑ Voyez le discours de rentrée de M. Bluntschli, à Heidelberg, et les Deutsche Reden de M. Gicsebrecht. Leipzig, in-8o.