Les Hohenzollern et le nouvel Empire d’Allemagne/02

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Les Hohenzollern et le nouvel Empire d’Allemagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 401-429).
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LES HOHENZOLLERN
ET
LE NOUVEL EMPIRE D'ALLEMAGNE

II.
LE NOUVEL EMPIRE D'ALLEMAGNE[1]

I. État de l’empire d’Allemagne, par Samuel de Puffendorff, in-4o, Strasbourg 1728. — II. J.-F. Pfeffinger, Corpus juris publici, 4 vol. in-4o, Gotha 1739. — III. F. Schoell, Histoire abrégée des traités de paix, etc., 4 vol. gr. in-4o, Bruxelles 1837 ; et Cours d’histoire des états européens, etc., 46 vol. in-8o, Paris et Berlin 1834. — IV. Raumer, Geschichte der Hohenstaufen, etc., 6 vol. in-8o. — V. W. Giesebrecht, Geschichte der deutschen Kaiserzeit, zw. Aufl., 3 vol. in-8o, Brunswick 1860 suiv. — VI. Georg. Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, zw. Aufl., 4 vol. in-8o ; Kiel 1805. — VII. Oscar von Redwitz, Das Lied vom neuen deutschen Reich, f. Aufl., 1 vol. in-12, Berlin 1871.

En 1814, après que la France eut succombé sous la violente étreinte de la coalition, et que le destin de la guerre eut arraché de Napoléon Ier le traité du 11 avril avec l’abdication à la couronne, le partage de l’Europe et sa reconstitution politique furent de nouveau mis en question dans les conseils des rois. L’empire du Charlemagne moderne étant renversé, il fallait procéder à la distribution nouvelle des états, au rétablissement d’un équilibre européen, en même temps qu’au règlement du sort de la monarchie française. Ces questions étaient brûlantes, et cependant le remaniement définitif de l’Europe fut renvoyé à la décision d’un congrès indiqué pour le mois d’octobre suivant à Vienne en Autriche ; mais à côté de la question française, dont la prompte solution était impérieusement exigée, il y avait une question détachée de la question européenne, sur laquelle la préoccupation générale des esprits, jointe à un grand intérêt de sécurité réciproque des puissances, appelait aussi une résolution immédiate : c’était la question du rétablissement de l’empire d’Allemagne. Les représentans des principales puissances de l’Europe réunis à Paris, sous les yeux et l’inspiration de leurs souverains, donnèrent sur-le-champ à l’opinion publique la satisfaction qu’elle réclamait à cet égard. En ce qui touche les limites auxquelles il était inévitable de réduire le territoire de la France nouvelle, les souverains alliés se montrèrent modérés et sensés. Quelques esprits étroits et chagrins voulaient affaiblir, humilier la France vaincue ; le parti de la raison, de la grandeur et de la saine politique l’emporta. La France ne conserva point sans doute l’étendue que les conquêtes de la révolution et de l’empire lui avaient acquise ; cependant elle conserva l’intégrité de son territoire tel qu’il était au 1er janvier 1792, augmenté de plusieurs districts importans qui régularisaient ses frontières et accroissaient sa population de 500,000 âmes. La dignité du nouveau souverain de la France fut par là sauvegardée, et l’on crut donner une garantie de plus à la paix universelle.

Quant au rétablissement de l’empire d’Allemagne, le congrès de Paris montra la même sagesse : l’Europe a dû plus de cinquante ans de repos à la prévoyance éclairée des hommes d’état qui s’y trouvaient rassemblés. Il fut résolu que l’empire germanique ne serait point rétabli. On n’aurait pu en offrir la couronne qu’à la maison d’Autriche, qui l’avait portée avec éclat pendant plusieurs siècles. On craignit, en réunissant cette couronne sur la même tête, où posait déjà celle d’un autre puissant empire, de troubler la balance des forces européennes, et le congrès décida que les états d’Allemagne « seraient indépendans et réunis par un lien fédératif. » Telle est la disposition textuelle de l’article 6 du traité célèbre du 30 mai 1814. La question du rétablissement de l’empire germanique sous un chef unique avait été tranchée négativement dans les négociations[2] ; le texte du traité la décidait dans le même sens : disposition déjà très remarquable en elle-même, plus remarquable encore, si on fait attention que c’est la seule clause d’intérêt européen que l’on rencontre dans ce premier traité solennel, dont l’objet principal était de fixer les limites territoriales de la monarchie restaurée en France. Toutes les autres questions d’intérêt général avaient été renvoyées au futur congrès de Vienne ; mais les signataires de la paix de Paris voulurent dès ce moment fixer un grand principe de sûreté qui importait également à tous, et dont le but était de fonder la pacification sur une égale répartition de forces entre les puissances. L’établissement du système d’états fédératifs indépendans en Allemagne fut donc reconnu comme la base du droit public européen. Les signataires du traité ont été pour la France M. de Talleyrand, pour l’Autriche M. de Metternich, pour l’Angleterre lord Castlereagh et lord Aberdeen, pour la Prusse MM. de Hardenberg et Guillaume de Humboldt, pour la Russie M. de Nesselrode. C’est sur ce principe que fut appuyée un an plus tard, au congrès de Vienne, l’importante et longue discussion relative à l’organisation de la confédération germanique. Si la consécration du système fédératif était une garantie pour l’Europe, elle n’était pas moins conforme aux vœux de l’Allemagne, dont elle assurait la liberté politique en se référant aux grandes et nationales traditions de son histoire, et en prévenant le retour des luttes mémorables que ce pays dut soutenir contre Charles-Quint et Ferdinand II pour défendre son indépendance, luttes dans lesquelles l’Allemagne eût infailliblement succombé, si des secours extérieurs ne l’avaient point aidée.

Le congrès de Vienne, loin de restreindre en 1815 cette liberté garantie en 1814 aux états confédérés d’Allemagne, n’a fait même que l’étendre davantage en sanctionnant le droit, pour chacun d’eux, de contracter certaines alliances. Il entrait dans l’intérêt bien entendu de l’Europe de favoriser en ce point les propensions du génie allemand, qui résiste à l’unité imposée, tout en cédant à des entraînemens collectifs. La position de l’Allemagne au centre de l’Europe, avec le pouvoir de porter tout son poids d’un côté ou de l’autre, attache un intérêt universel à ses institutions particulières, et de même que la raison de sécurité générale a motivé le droit d’assigner à certains états, — par exemple à la Suisse et à la Belgique, — la condition de neutralité perpétuelle, de même, en ce qui touche une puissance aussi prépondérante que l’Allemagne, l’Europe s’est préoccupée des formes de son gouvernement suivant qu’elles paraissaient agressives ou accommodées à l’intérêt commun. Le traité du 30 mai 1814 posait donc une base nouvelle et fondamentale du droit des gens moderne ; il avait pour la France le mérite et l’avantage de se rattacher à sa direction politique de trois siècles, et l’on ne saurait trop regretter que la diplomatie française en ait abandonné à certain jour la tradition précieuse. Tous les grands politiques dont s’honore notre histoire avaient appliqué leur esprit et leur bon sens à la maintenir : la gravité des conséquences en apparaît clairement aujourd’hui que la chimère qui en entraîna ; l’abandon est dévoilée à tous les yeux. Nous ne voulons que définir ici le caractère de la révolution accomplie depuis lors. Comment l’Allemagne comprend-elle ce changement, et qu’est-ce que cet empire dont le rétablissement étonne les esprits ? Quel avenir laisse-t-il craindre à l’Europe en général et à la France en particulier ? Tel est le sujet de la présente étude.

Sur ce propos de germanisme, séparons d’abord l’Allemagne classique et proprement dite de la Prusse ; ainsi l’exige la justice, ainsi le veut la vérité. La Prusse subjugue aujourd’hui l’Allemagne ; les deux pays se rencontrent accidentellement dans une passion commune, ou plutôt dans un engouement dont l’un profite aux dépens de l’autre ; toutefois le fond des aspirations de l’un et de l’autre est différent, comme l’est aussi la race qui les peuple. Au point de vue ethnographique, la diversité profonde des deux races est acquise à la science, et nous n’y reviendrons pas. L’affinité par laquelle l’Allemagne tient aujourd’hui à la Prusse est l’unitarisme, que chacun entend évidemment à sa guise. En dehors de cette vague communauté de pensée, l’Allemagne et la Prusse n’ont ni le même intérêt, ni la même sphère d’action. Dans cette unité toute de circonstance, les idées, les mœurs, le passé de chacun, sont autant d’élémens disparates qu’une violence accidentelle assortit sans les identifier, tout en les précipitant dans les mêmes aventures. L’Allemagne est remorquée par la Prusse plutôt qu’elle ne vit en communion avec elle. L’Allemagne connaît du reste bien la Prusse : elle nous le disait sous les bastions de Paris, ne voulant pas alors qu’on pût confondre les deux peuples ; mais elle se trompe en croyant qu’elle aura raison de l’autre à jour donné.

Il est un trait caractéristique qui distingue l’Allemand de tous les autres peuples de l’Europe. L’Allemand se complaît et vit dans son histoire ; son esprit sérieux et appliqué s’en nourrit avec délices : il a gardé tous ses tombeaux. Dans ses aspirations vers l’avenir se retrouve encore son amour du passé. Simple de mœurs et borné dans ses désirs, il s’attache à la condition morale où l’a placé la nature ; il ne change pas, il évolue sur lui-même. Il ne prend point les idées d’autrui, il les étudie, est assez curieux de les connaître, bien qu’il garde les siennes, et qu’il se contente de les développer par la réflexion. Sa nature est profondément historique. Il admire sa barbarie native dans Tacite, s’enorgueillit d’avoir repoussé la civilisation romaine, et de s’être approprié le christianisme par la réforme. L’irruption de ses bandes envahissantes sur les terres de l’empire romain et leur course vagabonde par le monde enflamment son imagination. Ce que nous appelons l’invasion des barbares, il l’appelle la migration[3], Wanderung. Tout civilisé qu’il est, il ne tient pas encore bien sur le sol, et ne s’en dédit pas, car il en trouve la trace dans la Germania. Plus de 100,000 hommes émigrent annuellement d’Allemagne, où des autorités sont préposées à l’émigration comme à un service public et régulier. Ce que l’Allemand nomme notre chauvinisme lui est insupportable parce qu’il le rencontre chez autrui, et il est mille fois plus chauvin que nous, car il croit au retour de Frédéric Barberousse, et l’infortune de Conradin lui arrache encore des torrens de larmes. Il regrette son naturalisme païen, et, s’il fait encore une révolution religieuse, ce sera pour s’en rapprocher. Plus heureux que le Celte, qui a trouvé dans César un détracteur peu généreux, l’Allemand a dans l’antiquité un panégyriste qui exalte sa gloire ; Tacite lui sait gré au fond du cœur d’avoir détruit les légions de Varus, parce que ce fut une humiliation pour l’empire. Chez un tel peuple, la révolution devait avoir la marque particulière qui la distingue en effet de la révolution française, où la chaîne historique a été violemment et définitivement brisée, au grand dommage peut-être du pays. L’Allemagne fait honte à la démocratie française d’avoir sombré dans le césarisme ; mais nous la voyons elle-même débuter dans la voie des révolutions par la restauration du césarisme allemand, sous l’oppression duquel elle a jadis failli périr.

Depuis longtemps, on pouvait observer, lorsqu’on voyageait en Allemagne, comme une ébullition vague et une impatience de changement qui semblaient provoquées par la mauvaise administration de quelques états particuliers, notamment dans la Hesse et le Hanovre. Toutes les contrées du continent avaient eu leur révolution intérieure ; l’Allemagne n’avait pas eu la sienne. L’amour-propre allemand en paraissait froissé. Il est une contagion morale aussi redoutable que la contagion naturelle. Le vieux libéralisme n’ayant rempli les vœux de l’Allemagne ni en 1817 ni en 1848, elle a couvé l’unitarisme et en a fait l’instrument de sa révolution, instrument dont la Prusse et la maison de Zollern se sont habilement emparées pour satisfaire leur passion traditionnelle contre l’Autriche et leurs vues ambitieuses sur l’Allemagne tout entière. La manœuvre a jusqu’à présent bien réussi, car l’Allemagne, en même temps qu’elle semble immobile en certaines propensions, est aussi, et plus qu’on ne croit, un pays d’entraînement. Des esprits clairvoyans l’avaient prévu. On assure que M. de Talleyrand a dit : « On ne doit pas se faire illusion, l’équilibre que nous avons fondé au congrès de Vienne n’est pas éternel. Il succombera un jour ou l’autre ; mais il nous promet quelques années de paix. Ce qui menace de le rompre dans un temps plus ou moins éloigné, ce sont les aspirations qui deviennent universelles en Allemagne. Les nécessités de la défense et un péril commun ont préparé les esprits pour l’unité germanique. Cette idée continuera de se développer, et quelque jour l’une des grandes puissances qui font partie de la confédération désirera réaliser cette unité à son profit. L’Autriche n’est pas à craindre ; étant composée de pièces et de morceaux, et n’ayant pas d’unité chez elle, elle ne peut pas songer à l’exporter au dehors. C’est donc la Prusse qui doit être surveillée ; elle tentera l’aventure, et, si elle réussit, alors toutes les conditions de l’équilibre seront changées : il faudra chercher pour l’Europe de nouvelles bases et une nouvelle organisation. »

M. de Talleyrand, politique consommé, parlait en homme qui avait vu de près les grandes affaires de l’Europe aux années 1813, 1814 et 1815. Le point de vue des périls qu’avait courus la liberté germanique, et signalés comme excitant à l’unité germanique, est certes fort juste ; mais, si l’Allemand n’avait point été doué de ce caractère historique dont nous avons parlé, s’il avait été moins absorbé par le culte de son histoire nationale, si les souvenirs du germanisme y avaient été moins populaires, l’inquiétude et l’agitation politique auraient à coup sûr pris en Allemagne une autre direction. En un pays encore plein du souvenir des Otton, où les chroniques du moyen âge sont expliquées ou lues comme classiques dans les écoles, où les noms de Conrad le Salique, des trois Henri de Bavière[4] et des Frédéric de Staufen, sont aussi familiers au peuple que les plus grands noms contemporains, il y avait chance pour un retour au saint-empire romain en dépit de la sagesse des hommes d’état réunis à Paris au mois de mai 1834. M. de Montalembert, voyageant en Allemagne il y a quinze ans, y avait recueilli cette même impression, et il en a consigné l’avertissement éloquent, solennel et positif, dans une Nation en deuil, écrit remarquable qu’il publiait en 1861, et auquel le but trop polonais qui préoccupait l’auteur ôta peut-être la portée sérieuse qu’il aurait dû garder à l’égard du mouvement unitaire, dénoncé comme imminent en Allemagne. Qui l’eût dit cependant au XIIIe siècle que ces Prussiens, Slaves d’origine et encore alors idolâtres, auxquels en 1237 Henri l’Illustre, margrave de Misnie, l’un des aïeux de la maison de Saxe d’aujourd’hui, faisait la guerre sainte au nom et par commission de la diète de l’empire, parviendraient quelques siècles plus tard à la domination de l’Allemagne, et que leur souverain, soutenu par leur habile audace, mettrait la couronne impériale sur sa tête ?

La révolution de l’Allemagne a donc un caractère national qui la sépare de tous les autres mouvemens de ce genre. L’Allemagne est révolutionnaire par un retour politique sur son passé, non par un élan social vers l’avenir. Chez nous, hélas ! il n’y a plus d’aïeux pour personne, il n’y a plus de passé pour aucune chose. C’est le péril actuel de la société française. L’Allemagne a gardé son passé, mais de cette condition heureuse son esprit original et bizarre fait une occasion de désordre pour elle-même et pour l’Europe : d’un instrument de conservation, elle fait un péril et une menace. Elle poursuit au profit des Zollern le rétablissement d’un ancien état théotisque indéterminé comme toutes les conceptions germaniques. Ce fut ainsi, l’on s’en souvient, que l’agitation de 1817 eut pour agent une association qui affectait l’ancien costume tudesque. Les gymnastes de la Wartburg et de Berlin se montrèrent sous ce vêtement grossier à la curiosité publique. La révolution du casque à pointe dans l’armée allemande a la même origine ; elle est d’une date plus récente, et c’est la Prusse qui en a donné le modèle, pris sur la colonne trajane, où sont représentés les vaincus que l’empereur romain traîne à sa suite. C’est une pareille disposition d’esprit qui sur la terre rouge avait perpétué dans le respect public la juridiction secrète des tribunaux vehmiques, ancienne justice nationale de la Saxe, remontant jusqu’à l’époque de Charlemagne. Le vrai patriote allemand ne serait pas éloigné d’accepter le rétablissement de la distinction des personnes, telle que nous la voyons indiquée dans les capitulaires de l’empire franc au VIIIe siècle, et c’est l’hallucination qu’exploite aujourd’hui la Prusse pour dériver à son profit les dispositions belliqueuses de la patrie allemande. L’Allemagne y sera trompée après 1870, comme elle le fut après 1813[5] ; elle sera dupe une seconde fois en un siècle, avec cette circonstance aggravante que cette fois elle n’aura point d’excuse, parce que la cause est moins bonne qu’en 1813. Tel est le progrès qu’elle devra aux rêves germaniques.

Quant à l’origine de son entraînement, nous devons nous l’imputer à nous-mêmes. C’est la révolution d’Italie qui a mis le feu à l’Allemagne. Depuis lors l’Allemagne n’aspire qu’à imiter l’Italie, et c’est nous, nous Français, nous dépositaires des traditions fondamentales d’une politique opposée, qui avons poussé la Prusse à l’imitation du Piémont en Allemagne. Le gouvernement légitimiste de Berlin avait vu d’abord avec colère le mouvement italien. Peu s’en est fallu qu’il ne prît le parti des petits princes dépouillés par la maison de Savoie. Il a été le dernier gouvernement de l’Europe qui ait reconnu la royauté d’Italie et lui ait envoyé ambassadeur. Son attitude hostile a décidé l’empereur Napoléon III à faire la paix de Villafranca. Si ce n’eût été sa haine contre l’Autriche, la Prusse aurait montré par des actes publics son aversion pour la révolution italienne. Il n’en a pas été de même de l’esprit révolutionnaire allemand ; il a été mis en branle par le spectacle des événemens accomplis en Italie, il a cherché un Cavour, un roi de Piémont, et l’un et l’autre lui ont été donnés. Les antécédens du roi Guillaume ne l’auraient pas fait croire. Légitimiste prononcé, il avait, comme nous l’avons dit, énergiquement combattu les tentatives de révolution allemande en 1848 ; le parti militaire le comptait parmi ses soutiens, et son ressentiment des humiliations infligées à la Prusse à Olmutz était bien connu. Son esprit chevaleresque avait été révolté des spoliations italiennes ; il avait accueilli avec une répulsion marquée, n’étant encore que régent, des ouvertures qui lui avaient été faites pour la piémontisation de l’Allemagne. Il avait hautement proclamé ses principes légitimistes dans la solennité de son couronnement à Kœnigsberg, et n’avait pas tardé à se brouiller avec la chambre prussienne des députés au sujet du budget militaire ; mais la tentative d’assassinat commise contre lui à Bade par un fanatique unitaire a été le point de départ d’un changement dans l’ordre de ses idées. M. de Bismarck a fait le reste, après avoir passé trois mois comme ministre de Prusse à Paris, où des insinuations non accueillies à Bade ont été reprises, élaborées, converties probablement en engagement secret, pour aboutir à la mystification de la France, à l’exploitation de la passion unitaire de l’Allemagne, et à la dérivation de l’entraînement révolutionnaire au profit de la restauration zollérienne de l’empire germanique.

L’Allemagne invoque ici son droit d’indépendance et de souveraineté. En droit absolu, il est certain que les états dont elle est composée avaient la liberté de s’allier plus étroitement et de constituer une puissante unité. Selon le droit des gens conventionnel et positif de l’Europe civilisée, cette constitution unitaire était regrettable, en tant qu’elle menaçait la sûreté des peuples voisins. L’intérêt de l’association européenne a fait admettre non-seulement la prohibition des conquêtes et agrandissemens irréguliers, mais encore l’établissement et le maintien d’un certain équilibre de forces politiques. Les états civilisés sont convenus de faire le sacrifice de leur liberté naturelle à cet égard pour obtenir et sauvegarder le plus grand bien de la civilisation, qui est la sûreté générale et le maintien de la paix. De même que, dans la police intérieure de chaque état, le citoyen probe et paisible d’ailleurs n’a pas la liberté du port d’aimés et de la fortification particulière de sa propriété, parce que la sûreté publique et privée en serait menacée, de même parmi les nations européennes chaque état a consenti à des restrictions de sa liberté d’agir à titre de bon procédé envers ses voisins, pour maintenir avec eux l’harmonie des relations, et pour dissiper jusqu’aux ombrages qu’une attitude menaçante et une force excessive font naître naturellement. De là vient que, lorsqu’un état fait des armemens, on est en droit de lui demander des explications, et, si les réponses ne sont pas satisfaisantes, chacun s’arme de son côté et suit les conseils de la prudence pour n’être pas surpris par les événemens. Ces restrictions de la liberté sont la garantie de la paix, de la sûreté, de la civilisation. Les guerres d’équilibre sont même autorisées ; elles ont remplacé dans la civilisation moderne les guerres de conquêtes et d’invasion qui sont un abus de la force et un retour à la barbarie. L’application de ces principes du bon sens public et de ces lois de sûreté générale a été l’objet des mémorables traités qui forment le droit des gens européen. Un intérêt supérieur a fait consacrer à Osnabruck la liberté des états germaniques contre les prétentions absolues de l’empereur d’Allemagne ; il a fait prohiber à Utrecht le cumul des couronnes ; il a dicté le traité du 30 mai 1814. L’exercice de la liberté des états en Europe a donc des limites, comme l’exercice de la liberté individuelle dans le sein de chaque état. La détermination de ces limites est l’œuvre délicate de la sagesse diplomatique et le bienfait de la civilisation. Lorsque disparaissent à cet égard certaines garanties, la liberté, la sûreté des états est compromise, la civilisation rétrograde, et voilà pourquoi les lois de la raison politique ont sur ce point été converties en traités solennels par les nations policées de l’Occident. Le règlement si discuté de la confédération germanique au congrès de Vienne en 1815 n’a pas eu d’autre motif que celui de balancer les forces de l’Europe occidentale ; c’était la continuation des conventions de Westphalie, c’était la loi monumentale de la sûreté européenne. L’ignorance et la légèreté pouvaient seules en contempler l’abrogation sans équivalent acceptable ou sans observation. Quand après Sadowa l’équilibre des nations européennes a été si soudainement et si sérieusement menacé, la France s’en est donc justement émue, et, quoiqu’un peu tard peut-être, elle a imposé d’abord les préliminaires de Nikolsbourg, puis la paix de Prague, qui ont rassuré l’Europe, un moment du moins. Les préliminaires de Nikolsbourg ont été signés le 26 juillet, et dès le 14 de ce mois notre ministre des affaires étrangères en notifiait d’avance les articles à tous nos agens diplomatiques, comme pour apprendre à l’Europe que la paix était due à l’intervention de la France, qui avait pris souci de l’ébranlement général dont le conflit de l’Autriche et de la Prusse était l’occasion si fâcheuse[6].

Le mal était déjà grand, car les invasions violentes de la Prusse en Hanovre, en Holstein, en Hesse, en Franconie, et l’agrandissement immodéré des domaines de la maison de Zollern étaient consacrés. La confédération germanique, construite avec tant de peine en 1815, était dissoute, et à la place de cet état collectif, où l’influence de l’Autriche balançait l’influence de la Prusse au milieu d’un groupe d’états secondaires, mais souverains aussi, dont l’indépendance pouvait s’appuyer d’alliances extérieures, le traité de Prague du 23 août 1866 excluait l’Autriche de toute participation aux affaires de l’Allemagne ; il établissait une confédération nouvelle, fondée, organisée, présidée par la Prusse, entre les états situés au nord de la ligne du Mein, en face d’une autre union des états du sud dont les liens nationaux avec l’union du nord devaient être ultérieurement et librement réglés par une entente commune des puissances allemandes. Oui, le mal était déjà grand, car ce n’était plus un congrès européen, comme ceux de 1814 et de 1815, qui réglait dans un intérêt général la constitution de l’Allemagne. C’était la maison de Zollern qui du droit de la victoire constituait une Allemagne à sa guise, et, sous le nom de confédération du nord, fondait une Prusse agrandie, menaçante, en attendant de porter plus loin son ambition et ses conquêtes ; mais le mal était fait, le temps, la sagesse, les influences habilement ménagées, pouvaient seules réintégrer le bon droit dans la supériorité morale qu’il avait perdue, et rendre à l’Europe les garanties d’ordre et de sécurité qui venaient de s’évanouir. Le rôle à garder était donc très difficile, on ne saurait le méconnaître. Nous fîmes d’abord à mauvais jeu bonne mine ; nous sourîmes au nouveau droit des gens imposé par l’épée, nous acceptâmes gracieusement l’élévation d’un Zollern à la dignité souveraine des principautés unies de Moldo-Valachie. C’était un pas de plus du rocher à la mer, notre courtoisie ne s’y démentit pas. Le firman qui autorisait cette nouveauté caractéristique est du 23 octobre 1866. Il fut notifié le 24 aux puissances garantes de l’intégrité de l’empire ottoman ; l’adhésion de la France ne se fît pas attendre. La pente cependant devenait de plus en plus glissante ; nous disparaissions en réalité de cette hégémonie européenne si glorieusement raffermie en 1856, si imprudemment troublée, malgré des apparences trompeuses, en 1860. Nous étions isolés, désarmés, pris dans nos propres lacets. Une sublime patience pouvait peut-être nous dégager ; la fatale destinée a tout perdu. Le point noir est devenu tempête, pilote et navire ont été emportés, et, poursuivant leur inflexible ambition, les Zollern, contenus par l’Europe à Vienne en 1815, n’ont plus trouvé de contradicteur à Versailles le 18 janvier 1871 ; ils ont consommé leur œuvre par le rétablissement de l’empire d’Allemagne. On sait avec quelle persévérante habileté M. de Talleyrand avait combattu à Vienne les désirs d’agrandissement de la Prusse en Allemagne. Quoique vaincue sur les champs de bataille, la France avait alors trouvé dans le droit défendu par l’esprit l’autorité suffisante pour résister à l’enivrement de la force. M. de Talleyrand avait conquis des alliés à sa cause dans la diplomatie anglaise et russe, et réussi à imposer la modération à la Prusse, prête un certain jour à se retirer du congrès. En 1870, l’Angleterre et la Russie sont restées impassibles, muettes, indifférentes. L’Europe recueillera un jour les fruits amers de cette politique d’abstention ; mais l’événement n’en est pas moins accompli. Tâchons d’apprécier, les conséquences d’un acte qui nous rejette dans un avenir inconnu.

L’Allemagne la première poursuit une chimère et des plus périlleuses. Chaque peuple a eu la sienne ; celle de l’Allemagne est aujourd’hui manifeste. La race germanique en effet, malgré ses penchans hiérarchiques et les liens qui unissent ses familles diverses, est douée au plus haut degré de l’esprit d’individualité. L’un n’exclut pas l’autre. Ce qui signalait L’Allemand parmi tous les peuples, c’était son goût de liberté individuelle. On lui a même fait l’honneur d’avoir introduit le respect de cette liberté dans la civilisation moderne, et l’Allemagne ne méconnaît point ce caractère historique de ses institutions que la diversité de ses origines explique suffisamment. Il n’y avait pas plus d’unité dans la Germanie indépendante et barbare qu’il n’y en avait sous le régime du corps germanique en 1648 ou de la confédération en 1815. L’Allemagne ancienne, comme l’Allemagne moderne, a vécu à l’état de confédération ; nos bacheliers savent cela. Les conceptions de La politique n’avaient ait que sanctionner les indications historiques et naturelles, et c’est en cela que ces conceptions étaient excellentes. Jean de Muller, Herder, Frédéric II lui-même, ont vivement combattu la pensée de la concentration allemande en une seule puissance. L’Allemagne, sous façon de progrès, remonte aujourd’hui le cours du temps, et immole sa liberté native pour se rejeter dans ce romanisme impérial qu’elle a combattu pendant près de mille ans. Quelles sont en effet les bases constitutionnelles du nouvel empire allemand ? Les voici. Au lieu du régime d’élection qui, à la mort de chaque empereur, remettait l’Allemagne, représentée par les princes électeurs, dans l’exercice de son droit de souveraineté nationale, le nouvel empire est héréditaire. Au lieu des capitulations qui soumettaient l’empereur élu aux conditions politiques imposées par les électeurs, le décret constitutif fixe les attributions du nouveau monarque, les soustrait à la discussion comme à la critique, et en réserve même à l’empereur les modifications ultérieures. Au lieu de garder sa liberté vis-à-vis de ses familles souveraines, avec lesquelles, depuis l’extinction des Carlovingiens, l’Allemagne n’avait plus voulu contracter d’engagemens indéfinis, l’empire d’Allemagne s’est aujourd’hui définitivement enchaîné à la couronne de Prusse et à la maison de Zollern. Au lieu du partage de la souveraineté germanique entre l’empereur et la diète, l’exercice de la souveraineté tout entière est conféré à l’empereur nouveau, sauf la discussion des impôts par le Reichstag ; mais le pouvoir impérial exerce exclusivement le droit de législation sur les affaires militaires de terre et de mer, sur les finances de l’empire, le commerce, les postes et télégraphes et les chemins de fer, en tant qu’ils sont jugés nécessaires à la défense de l’empire. Le Reichstag a dans ses attributions les pouvoirs de police et de localité ; l’empereur, dépositaire du pouvoir exécutif, a le droit suprême de gouvernement intérieur, la direction supérieure des relations étrangères, la représentation complète de l’empire dans les rapports internationaux, le droit de déclarer la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, de faire des traités de commerce, le commandement souverain des forces de terre et de mer, l’administration dictatoriale des affaires de la guerre sans contrôle. Ajoutez que le service militaire est obligatoire pour tous les sujets de l’empire, que la durée de ce service est en tout de douze ans, dont trois dans l’armée active, cinq dans la landwehr et quatre dans la réserve ; c’est la nation entière sous les armes. Tel est le régime impérial des Zollern. En temps de paix, ils ont dix-huit corps d’armée organisés à leurs ordres. C’est le résultat matériel de la révolution accomplie, résultat formidable et sans recours. Du matériel, passons à l’esprit des choses.

Ce n’est point l’empire allemand, dont la maison d’Autriche s’est démise en 1806, qui a été restauré à Versailles par la proclamation du 18 janvier 1871 ; ce n’est pas même l’empire des Otton, c’est le saint-empire germanique fondé par Charlemagne. L’empire des Otton, des Franconiens, des Hohenstaufen, réservait la liberté de l’Allemagne, car il était électif ; l’empire carlovingien l’absorbait par l’hérédité comme par la puissance. Tel est le caractère que reproduit l’empire zollérien. M. de Raumer, appréciant l’ambition et les fautes des Hohenstaufen, disait il y a trente ans : « L’empereur, chef temporel de la chrétienté, ne concentrait plus en lui toute la vie des peuples : il a beau s’appeler César et Auguste, il y a dans la race germanique un instinct de diversité, d’individualité, qui est plus fort que les souvenirs de la grandeur impériale. Les Germains ne supporteraient pas le joug de la savante administration qui épuisa les Gaules et l’Espagne. Dès lors le rôle de l’empereur change par la force des choses : il ne saurait commander en maître à des peuples qui ont conservé leur liberté ; il ne saurait imposer un régime uniforme à des populations essentiellement individuelles. — Quelle est donc la mission de l’empereur ? Il est l’expression de l’unité qui existe au sein de la diversité. Les peuples, quoique séparés par les montagnes et les fleuves, les lois et les gouvernemens, forment néanmoins un tout ; ils ont un chef : l’empereur est le lien qui les unit. Son pouvoir est un pouvoir modérateur ; il est chargé de maintenir la paix et l’harmonie entre tous les chrétiens. Il y a dans le christianisme le germe d’un nouvel ordre social. La guerre, la division hostile était la loi du monde ancien ; la fraternité chrétienne repousse la guerre comme un crime, elle demande que la division fasse place à l’amour, la haine à l’harmonie. Le saint-empire est la première manifestation de la solidarité des nations[7]. » Mettant de côté le sentiment de tristesse amère qu’on éprouve en lisant ces lignes, si l’on se souvient en même temps et du refus de la paix après Sedan, et de la psychologie de la guerre et du droit de la force, et de cette dépêche que nous avons tous lue : « le bombardement de Paris commence par un splendide soleil d’hiver, » on se demande ce que doit penser l’auteur de la signification actuelle du titre conféré par l’Allemagne au roi zollérien, dont M. de Raumer est un sujet très dévoué et très justement honoré. Il y a dans la définition ancienne de l’historien des Hohenstaufen tout à la fois de la rêverie et de la réalité. Oui, la dignité impériale était, selon les traditions du moyen âge, la préfecture de la république chrétienne ; ce sont les expressions d’Æneas Sylvius lui-même. C’est dans cette intention que la charge en fut conférée à Charlemagne, et c’est dans ce sentiment qu’il la reçut ; c’est l’idée que Dante en a transmise ; c’est le témoignage de tous les chroniqueurs[8]. L’empereur est spécialement en outre le grand juge de paix de la race teutonique[9]. Ainsi Rodolphe de Habsbourg, le type du genre, parcourait annuellement l’Allemagne pour rétablir partout le bon ordre, la police, l’observation de la justice. Le pape était bien caput mundi ; mais l’empereur le suivait de très près, et sa puissance était souvent adéquate, quand il s’agissait de la police et de la paix publique. L’empereur d’aujourd’hui serait-il encore le chef de la chrétienté ? Les Zollern ont-ils reçu la préfecture de l’orbis christianus ?

L’Allemand a cru pendant des siècles, et plusieurs le croient encore, qu’à lui seul il résumait l’humanité. Dieu a laissé deux glaives sur la terre, dit le Sachsenspiegel, l’un est aux mains du pape, l’autre est aux mains de l’empereur. L’Allemand avait jadis renversé l’empire romain universel, ou plutôt l’empire épuisé s’était affaissé au premier choc de la barbarie. Ces barbares durent apprendre de leurs vaincus eux-mêmes la vie civilisée qu’ils ignoraient, tout destinés qu’ils étaient à la relever de ses ruines. Leurs bandes ne s’y montrèrent pas également intelligentes. Une tribu y déploya une aptitude merveilleuse, la seule qui ait fondé un établissement de longue durée, la tribu ou confédération des Francs. Elle avait demandé à l’empire lui-même l’investiture de son occupation territoriale et l’avait obtenue. Les Francs avaient spécialement reçu cette espèce d’investissement romain avec un titre de dignité qui en était le signe public, et l’on vit ainsi des chefs barbares décorés de distinctions impériales qui paraissaient le gage de leur établissement définitif dans les provinces de l’empire. Là ne se bornèrent point leurs emprunts. En même temps qu’ils recevaient de l’empire le prestige de son administration, ils adoptaient la religion chrétienne, qui les unissait par des liens intimes aux pays envahis. Ainsi avaient fait d’autres barbares germains sur d’autres points des frontières ; mais telle tribu reçut le christianisme arien, telle autre le christianisme romain : dans l’Occident, la forme romaine était la plus répandue, la plus sympathique aux populations. Lors donc que les vicissitudes des migrations amenèrent en Occident des tribus ariennes, comme étaient les Burgundes et les Goths, partis des régions orientales, ces tribus rencontrèrent la répulsion de l’épiscopat catholique, très puissant dans les régions occidentales, et les chefs des Francs orthodoxes saisirent avec une habileté remarquable l’occasion d’offrir au catholicisme un appui qui fut accepté. De là le triomphe des Francs dans la Gaule, tandis qu’échouaient, dans leurs essais de fondation, des tribus plus civilisées peut-être, telles que les Ostrogoths et les Visigoths. Instrumens providentiels du catholicisme, les Francs, poursuivant leur fortune, se transformèrent bientôt en propagateurs de la religion chrétienne, et lui servirent d’introducteurs en Germanie. Ainsi l’empire franc mérovingien assura sa durée, et, en se retournant contre l’Allemagne païenne, contint la barbarie, à laquelle il opposa pour barrière la civilisation chrétienne. La dynastie austrasienne des Karolings suivit les mêmes erremens avec plus d’éclat encore.

Charles Martel arrêta l’irruption du mahométisme dans la Gaule, et ses successeurs délivrèrent la papauté de l’oppression des Lombards, qui succombèrent comme les Goths dans leur lutte contre Rome, après avoir jeté quelque gloire sur leur nom et réglé le régime féodal par des principes fixes. Charlemagne compléta l’introduction du catholicisme en Allemagne, eut raison de l’indomptable confédération odinique de la Saxe, qui comprenait presque toute la Basse-Allemagne, et repoussa au-delà de l’Elbe les tribus païennes d’origine diverse qui menaçaient l’établissement du christianisme dans le centre de l’Europe. Depuis Constantin, aucun prince n’avait rendu au catholicisme plus de services que Charlemagne. Il sauva la papauté chancelante, et reçut de sa reconnaissance la collation solennelle de la couronne impériale. Sous un empereur germain d’origine, entouré de dignitaires germains comme lui, le respect des peuples retrouva cet appui tutélaire de l’autorité impériale, dont la tradition avait survécu à sa ruine, et dont l’ombre renaissante parut suffire pour rendre l’équilibre au mouvement régulier de la société. De là cet empire romain germanique, nommé saint et sacré par l’église[10], parce qu’il avait sauvé l’église d’un des plus grands périls dont elle ait été affligée, et parce qu’il avait doté son pontife d’une souveraineté temporelle qui assurait sinon son indépendance, du moins sa dignité[11]. De là enfin cette importance traditionnelle du couronnement pontifical, admis comme nécessaire au moyen âge, non pour conférer le titre de roi de Germanie, qui s’obtenait depuis l’avènement des Otton par le suffrage électoral, mais pour ajouter régulièrement à ce titre celui d’empereur, que ne pouvaient prendre les souverains élus non couronnés des mains du pape, à Rome ou ailleurs. Les papes tenaient la main à cette distinction de titres, qui était une des sources, de leur fortune et de leur puissance. Le vulgaire y attachait aussi un grand intérêt[12]. Cependant l’autorité morale qui restait à l’empire d’Orient fit rechercher par Charlemagne la reconnaissance de son nouveau titre à Constantinople. Il la demanda même à trois empereurs consécutifs, qui la donnèrent avec empressement[13].

L’empire ressuscité fut héréditaire dans la famille des Karolings ; le grand prince en avait assuré de son vivant la transmission à cet héritier faible et dégénéré que l’on nomme Louis le Débonnaire, après lequel et au partage célèbre de Verdun, qui consacra la séparation de la Germanie et de la Gaule, il fut tantôt joint au royaume de Germanie, tantôt réuni au royaume de France. Par l’empire et par Charlemagne, qui en fut la gloire, autant que par le christianisme, qui en fut la garantie, l’Allemagne entra dans la civilisation européenne, dont à son tour elle devint le boulevard contre de nouveaux barbares qui se pressaient à la frontière orientale. L’Allemagne, dans sa gratitude envers la race glorieuse des Carlovingiens, à qui elle devait tant d’honneur et de bienfaits, lui garda l’obéissance tant que la race eut des héritiers à lui donner. Il se produisit alors un spectacle remarquable, celui du respect germanique pour le sang du grand empereur si peu respecté par ses descendans eux-mêmes. Quand elle n’eut plus de ses héritiers légitimes, elle prit ses bâtards, et, à défaut de ceux-ci, les prétendans à l’empire se prévalurent de leur affinité par les femmes avec le sang carlovingien. La maison de Saxe trouva dans cette qualité son titre le plus décisif, et le premier Conrad de Franconie était issu aussi de Charlemagne par les femmes. La lignée mâle des Karolings étant éteinte au-delà du Rhin, la libre Allemagne prit une résolution qu’elle a gardée pendant mille ans, et dont elle ne s’est départie que sous le canon des Zollern. L’élection devint la loi invariable de la couronne impériale.

Ce système auquel l’Allemagne s’est montrée si longtemps attachée avait, il faut le reconnaître, des inconvéniens à côté de sérieux avantages. La sincérité du suffrage électoral fut souvent corrompue. L’intrigue agita plus d’une fois le collège des électeurs ; de graves désordres, tels que celui du grand interrègne, en résultèrent. L’ingérence étrangère altéra fréquemment le sentiment d’un grand et patriotique devoir chez les dépositaires du suffrage, et, le droit de déposition étant corrélatif au droit d’élection, on eut des anticésars comme on eut des antipapes. On pourrait ajouter d’autres objections de moindre importance. Toutefois on ne peut méconnaître les effets salutaires que ce nouveau droit public germanique a produits. L’hérédité n’est pas, hélas ! une garantie contre les révolutions. Quant à l’éligibilité, elle offrait l’avantage d’écarter de la couronne les princes vicieux ou incapables[14], comme on en avait trop vu chez les descendans de Charlemagne. Ce système fit tomber la couronne de la tête indigne de Venceslas. Il attisa d’ardentes rivalités, mais il entretint la vie politique et perpétua les grands sentimens dans l’aristocratie germanique. Il garantit du danger des minorités, des régences, et fit passer Philippe de Souabe, qui gouverna sagement, avant son neveu Frédéric encore enfant, qui n’eût gouverné qu’étourdiment ou par une mère étrangère, inconnue à l’Allemagne. En pratique, il se réduisait au choix d’une race souveraine, et dans le sein de cette race il maintenait le respect du droit des citoyens et de l’intérêt général. Le pays n’aliénait pas sa souveraineté, il demeurait le maître par une voie régulière, et cependant malgré ce frein puissant l’Allemagne eut plus à combattre les abus du pouvoir impérial que les désordres de l’élection. Rien n’a été plus national en Allemagne, surtout au moyen âge, que l’élection impériale[15]. Chaque race régnante a pu multiplier les efforts pour obtenir le rétablissement de l’hérédité ; l’indépendance allemande a triomphé de toutes les intrigues, et l’esprit public a opposé une résistance inflexible à l’abdication de sa souveraineté reconquise. Les Hohenstaufen y ont échoué ; Rodolphe lui-même, le paternel Rodolphe, malgré le respect universel qu’il inspirait et les services immenses qu’il avait rendus à l’Allemagne, n’a pu faire élire son fils Albert roi des Romains, et la jalousie nationale lui a opposé et préféré un candidat médiocre, Adolphe de Nassau, qui a perdu plus tard la couronne et la vie dans une lutte terrible avec Albert. L’esprit allemand a dû à son Système électoral le développement d’une grande activité politique, qui s’est rejetée au XVIe siècle sur la controverse religieuse. Le droit électoral a été exercé d’abord par l’universalité des hommes libres portant les armes, puis le suffrage universel est devenu suffrage restreint, les princes et dignitaires ayant été considérés comme les représentans et mandataires des hommes libres de leurs comtés, c’est-à-dire comme les organes autorisés de l’opinion publique[16]. Enfin, au XIIIe siècle, l’usage, appuyé de hautes approbations, concentra le droit d’élection sur sept états et sept princes, quatre laïques et trois d’église, plus tard portés à neuf, dont les suffrages, conservant leur caractère territorial, pouvaient être cumulés dans une même maison, comme on le vit dans celle de Wittelspach, qui posséda tout à la fois l’électorat palatin et l’électorat de Bavière[17]. Ce suffrage électoral pouvait même être fractionné ou alterné[18].

Ce ne fut point du reste au gré des caprices que s’exerça le droit d’élection impériale après l’extinction de la famille de Charlemagne. Un esprit politique remarquable et un sentiment patriotique estimable marquèrent en général les choix de ce temps. C’est pendant cette période que l’Allemagne, qui avait laissé perdre les prérogatives de la dignité impériale, mais qui les recouvra glorieusement sous le règne du grand Otton de Saxe, développa les qualités qui la distinguent dans le monde moderne et la puissante nationalité qui lui assure un rang si élevé en Europe, bien que, dans sa lutte avec les autres nationalités qui se dégageaient en ce même temps des entraves de l’invasion germanique, elle ait été successivement refoulée par les races latines dans son orbite naturel et dans les limites qui lui étaient propres. Plusieurs peuples, nations ou régions organisées, formaient à la mort du dernier prince carlovingien, Louis l’Enfant, l’ensemble de l’état qui ne s’appelait point encore l’Allemagne, mais la Germania ou Teutschland. Ces peuples ou nations, comme ils se nommaient eux-mêmes, héritiers des associations ou confédérations du temps de l’empire romain, avaient formé pour la plupart des royautés séparées, telles que la Saxe et la Bavière, et alors étaient gouvernés par des ducs, herzogen ou fürsten, constitués par Charlemagne et fondus dans la grande centralisation administrative dont il était l’auteur. Ces duchés ou nations étaient au nombre de cinq, auxquels se trouvaient annexés les margraviats considérables qui s’en détachèrent dans la suite pour former de nouveaux états, tels que le Brennibor ou Brandebourg et l’Autriche. Ces cinq duchés primitifs étaient la Saxe, qui comprenait les basses vallées de l’Ems, du Weser et de l’Elbe ; la France orientale, Ostfranken, qui comprenait, outre la Franconie d’aujourd’hui, ce qu’on nommait alors la France rhénane, Rheinfranken, sur les deux rives du Rhin, à peu près l’ancien Palatinat, avec Worms, Spire, etc. ; l’Alemannia ou Souabe, qui comprenait les bassins du Neckar et du Haut-Rhin jusqu’à Wissembourg ; la Bavière, qui occupait le bassin du moyen Danube, depuis l’Alp de Souabe jusqu’à la Bohême ; enfin l’ancien royaume de Lothaire, Lohérégne ou Lorraine, qui embrassait les vallées de la Moselle et de la Meuse, depuis leur source jusqu’à leur embouchure.

Dans ces duchés dominaient hiérarchiquement des familles nobles et puissantes, établies d’abord à titre bénéficiaire, puis à titre héréditaire, sous la suzeraineté impériale. La race de Charlemagne ayant failli, l’ambition de chacun de ces grands vassaux se porta vers la succession vacante, et en raison de sa bonne fortune, de son importance, de sa sagesse ou de sa force, chacun put à son tour arriver au but de ses désirs, sauf à défendre le pouvoir acquis contre les jalousies des rivaux ou contre les révoltes des subordonnés. A la mort de Louis l’Enfant, les nations, réunies en comices sur les bords du Rhin, recherchèrent avec un grand sens politique quels étaient les peuples dont la suprématie pouvait le plus utilement servir la cause commune. Les Saxons d’abord, les Francs orientaux ou Franconiens ensuite, parurent être le mieux en mesure de diriger et conduire les affaires germaniques ; mais le vieux duc de Saxe, un Otton, un descendant de Witikind tout à la fois et de Charlemagne par les femmes, s’excusa sur son âge de l’exercice de la dignité impériale que lui déférait un suffrage unanime, et désigna un Franconien pour le remplacer, engageant du reste son concours pour seconder Conrad dans la charge que sa noble confiance invitait à lui déférer, ce qui fut fait ; par un rare exemple de magnanimité, on vit à son tour le Franconien mourant, un aïeul des Nassau d’aujourd’hui, appeler les suffrages des comices sur un Saxon, fils du généreux Otton, qui fut le célèbre Henri Ier, dit l’Oiseleur, l’un des promoteurs les plus actifs de la civilisation dans l’intérieur de l’Allemagne. C’est ainsi que la Saxe et sa maison ducale furent appelées à la direction des affaires allemandes.

Le fils de Henri l’Oiseleur fut Otton le Grand, élu en 936, le fondateur d’une nouvelle domination tudesque en Italie, le vrai restaurateur, d’accord aussi avec, la papauté, du saint-empire germanique, et l’organisateur du nouveau droit public qui releva l’empereur de l’abaissement où la maison de Spolète l’avait laissé tomber, et le porta au sommet des grandeurs où le moyen âge et la renaissance l’ont remis. La maison de Saxe éteinte, l’élection choisit de nouveau un empereur dans la maison de Franconie, — cette puissante maison salique dont les luttes avec la papauté ont été si fatales. Après la maison de Franconie, l’élection appela les Souabes et leur duc, un Hohenstaufen, au gouvernement, — puis, après l’intermittence de l’interrègne, et les règnes de Rodolphe et d’Albert de Habsbourg, séparés par Adolphe de Nassau, la maison de Luxembourg qui, deux siècles plus tôt, eût pu représenter l’intérêt territorial de la nation de Lorraine arrivant à son tour à la prédominance en Allemagne, mais qui, au moment où elle est parvenue à l’empire, n’était plus la personnification d’une province ou nation, ni des passions d’une race ou des idées d’une époque, — caractères qu’on retrouvait dans les trois premières dynasties impériales, caractères qu’on eût pu rencontrer dans la compétition postérieure de la maison de Bavière, si la race autrefois si énergique des Wittelspach ne s’était pas montrée affaiblie dans les différentes occasions où la fortune lui a fourni le moyen de recueillir à son tour le sceptre impérial. C’est sous le règne de la maison de Luxembourg que l’Allemagne imposa au chef de l’empire la reconnaissance solennelle de ses libertés et de son droit public, authentiquement consacrés par la célèbre bulle d’or promulguée à la diète de Nuremberg de 1356 ; monument, mémorable de la science politique au XIVe siècle, en même temps que de l’indépendance éclairée d’un grand peuple. Les luttes que l’Allemagne a soutenues au XVIe et au XVIIe siècle avec la maison de Habsbourg, remontée au pouvoir après les Luxembourg en 1438, n’ont pas eu d’autre objet que de remettre en vigueur les principes et les droits consignés dans la grande charte allemande de 1356. Ce fut le but précis du traité de Westphalie (Osnabrück) de 1448.

Voilà donc l’Allemagne du XIXe siècle et l’Europe avec elle qui souffrent en 1865, de par l’épée des Zollern, la dissolution violente de la diète de Francfort, et de la confédération germanique, état souverain pourtant dont la constitution, l’autorité avaient été garanties par des traités solennels auxquels avait concouru toute l’association européenne, et qui en 1871, après la conquête patiemment supportée de trois états souverains également garantis par l’Europe, admettent le rétablissement aussi violent d’un empire germanique dont la suppression avait été convenue entre toutes les puissances en 1814. Ce rétablissement réduit trois autres rois indépendans à la condition de vassaux, prussifie l’Allemagne tout entière, unit en un seul corps de puissans états jadis séparés, crée une force formidable et anéantit désormais toute personnalité libre dans cette grande contrée, dont la liberté politique avait été reconnue importer à l’intérêt général de l’Occident civilisé. Frédéric II, grand partisan du traité de Westphalie, approuvait notamment cette disposition de l’ancien droit public allemand qui défendait à l’empereur de déclarer la guerre au nom de l’empire sans la participation, l’avis préalable de la diète[19]. Aujourd’hui, et en vertu du décret constitutif de 1871, l’empereur déclare la guerre et fait la paix selon ses volontés. Ce qui fut refusé aux anciennes dynasties impériales est permis à celle des Zollern. Les forces de l’empire étaient autrefois distinctes de celles du roi de Hongrie et de Bohême ; elles sont maintenant confondues avec celles du roi de Prusse. L’état-major de l’armée de l’empire est le même que celui de l’armée prussienne. C’est M. de Moltke qui est chef d’état-major de l’une comme de l’autre ; il n’y a plus deux armées distinctes, il n’y a qu’une armée, qui est tout à la fois celle de la Prusse et de l’empire, c’est-à-dire dans laquelle les armées naguère indépendantes des états jouissant des honneurs royaux ne remplissent plus qu’un devoir d’obéissance, et n’ont plus d’existence individuelle. Tel est le régime que la maison de Zollern apporte à l’Allemagne, à titre de bienvenue, en posant sur sa tête la couronne de Charlemagne. Ni l’honnête et vieille Saxe, ni la valeureuse Franconie, ni la brillante Souabe, ne pouvaient offrir un tel présent à leur pays. Le rôle opposé est tout naturel chez les margraves de Brandebourg, chez les Zollern dominateurs séculaires d’un pays constitué comme une caserne, héritiers superstitieux des principes et des pratiques de leur grand Frédéric. Le lot de chaque dynastie est en harmonie avec son passé, ses habitudes et ses mœurs.

Veut-on juger des conséquences pour l’Europe ? Supposons que le conflit qui s’est élevé en 1854, entre la Russie d’un côté, la France et l’Angleterre de l’autre, à propos des affaires d’Orient, se produisît aujourd’hui ; croit-on que la Prusse et l’Allemagne resteraient neutres comme elles firent il y a dix-huit ans ? Mille fois non. Le parti militaire prussien, si vivement prononcé pour la Russie en 1854, serait bien plus ardent dans ses élans sympathiques. L’aristocratie allemande, très favorable aussi jadis à la Russie, s’abandonnerait à son penchant, et ce que les constitutions séparées de la Prusse et de l’Allemagne permirent alors de faire aux sages politiques de Berlin et de Francfort pour contenir des passions compromettantes ne serait plus possible avec la constitution impériale de 1871. La prudence de Frédéric-Guillaume IV ne serait plus praticable à son héritier, empereur d’Allemagne, chef d’une monarchie sans contrepoids et livrée à l’entraînement militaire. En 1854, par l’effet de la neutralité de l’Europe centrale, la guerre resta localisée en Orient, et l’Europe y gagna le maintien de la paix générale. Si les mêmes événemens se passaient en 1872, une conflagration générale serait inévitable, car, n’en déplaise à de chimériques espérances, toutes les sympathies de l’armée prussienne sont acquises à la Russie, et ces sympathies seraient irrésistibles ; il n’y aurait plus de cabinet ni de souverain en mesure d’arrêter le torrent. Les armées, malgré leur discipline, sont plus peuple que l’on ne pense, et l’armée prussienne comme l’armée allemande sont aujourd’hui fondues en une seule armée permanente de 1 million d’hommes. Toutes les occasions de se jeter sur l’Occident comme sur une proie seront une bonne fortune pour une nation de soldats qui porte désormais comme emblème le cavalier au galop sculpté sur le château de Zollern. La maison de Zollern elle-même est condamnée à la guerre perpétuelle, comme le fut Napoléon Ier, parce qu’elle n’a pas limité ses agrandissemens démesurés. Elle s’est servie de la guerre comme d’un large dérivatif à l’esprit révolutionnaire de l’Allemagne ; elle sera fatalement entraînée à la guerre pour conserver l’instrument redoutable dont elle ne peut plus se passer, à savoir une armée toujours prête et toujours menaçante.

J’entends d’ici une foule d’Allemands se récrier et protester contre mes appréciations. Les faits accomplis ne justifient que trop mon appréhension des événemens futurs. Rappelons-nous encore l’Italie. Y avait-il en 1850 un seul Napolitain qui redoutât l’assujettissement de sa patrie au Piémont ? Ainsi a-t-il été de l’Allemagne. Le vœu unitaire a été celui des journalistes, de la meute des universités, des aubergistes, de la partie remuante de la population ; mais des groupes nombreux, des hommes très dévoués à leur pays et très intelligens de ses intérêts, avaient horreur par avance de l’absorption brutale dont ils étaient menacés. Ils l’ont cependant subie et acceptée ; ils ont eu le sort du comte Balbo et de ses pareils en Italie, emportés comme eux par le courant. Les journaux allemands répétaient alors : « Si nous avions, un Cavour pendant six mois, l’Allemagne unitaire serait faite. » La maison de Zollern a trouvé cet autre Cavour, qui dure encore, à la différence du premier. Il s’en faut de beaucoup que M. de Bismarck soit un fanatique. C’est un homme de beaucoup d’esprit, hardi sans doute jusqu’à la témérité, mais clairvoyant, habile et judicieux ; il a cherché sa voie pendant longtemps ; sa dextérité dans l’exploitation des passions allemandes est au point de vue de l’art une merveille. Il a côtoyé de près le cardinal Alberoni, et le destin définitif de sa politique demeure encore incertain, car enfin il n’a pas toujours été le maître du mouvement. Le teutonisme l’a emporté sur lui, et il en a reçu la loi. Il a offert le césarisme à l’Allemagne comme expédient, à la maison de Zollern comme fortune, et une fois à l’action, les prétoriens ont pris la place du conseiller, celui-ci n’a plus été qu’un officier de cavalerie à la suite. Le vrai directeur a été le parti militaire bien commandé. C’est la noblesse prussienne qui a mené le branle de l’Allemagne, M. de Bismarck en est l’agent bien plus que le chef. M. de Bismarck n’a pas montré de passion dans la lutte, il a lancé la passion et n’en a pas encore refréné les mouvemens. Or dans ce jeu, terrible que de chances il a courues ! Si seulement, le siège de Paris eût été soutenu par Masséna, par un Davoust ! Et d’autre part que de prévisions ont été dépassées !

M. de Montalembert écrivait, en 1861 : « Par qui s’opérera cette transformation de l’Allemagne, laquelle est la conséquence logique et inévitable de l’unité italienne ? Évidemment par la Prusse. C’est elle qui sera le Piémont de l’Allemagne. L’Europe en a déjà l’instinct, et cet instinct deviendra, bientôt une certitude. À Dieu ne plaise que je veuille comparer à Victor-Emmanuel l’honnête et loyal roi de Prusse ! Sa vie durant, loin de seconder le mouvement, il fera tous ses efforts pour l’enrayer ; mais après lui qui sait où l’on en sera ? Et déjà il ne peut pas empêcher que tous les regards ne soient tournés vers lui, les uns pour courtiser d’avance le futur césar, les autres pour étudier le péril. En vue de cette éventualité si naturelle, le duc de Cobourg lui a déjà livré son armée ; le grand-duc de Bade lui livre sa politique, tandis que le Hanovre et le Wurtemberg sont involontairement conduits à prendre une attitude de défiance qui appelle sur eux les colères de la presse unitaire. » Depuis dix ans que sont écrites ces lignes, la révolution allemande, bâtée, il est vrai, par la déclaration de guerre de la France, a fait les pas de géant de 1866 et de 1871. Quels sont ceux qui lui restent à faire ? C’est ce que nous avons à rechercher.

L’empire allemand est rétabli ; ni la France, ni l’Europe ne peuvent contrarier le développement de son institution : il serait insensé d’y songer ; mais que l’Europe le sache bien, un nouveau modus vivendi s’ouvre pour elle, et des périls de toute sorte se préparent pour son avenir : ils apparaissent à tous les points de l’horizon, et la maison de Zollern renferme en elle-même le plus marqué de ces dangers. Partie comme la maison des Habsbourg d’un château comtal de la Souabe, elle a nourri contre elle une rivalité séculaire, couvé l’ambition de lui tenir tête, de lui montrer sa force, et, lui ayant survécu, elle a voulu la remplacer. Le partage et le lot de 1815 ne lui a plus suffi, elle se fait aujourd’hui sa part elle-même, l’Europe est complètement abandonnée à sa générosité. Par l’argent ou par l’épée, elle arrive à tout. Elle prête sur gage à un empereur prodigue, en obtient le Brandebourg, s’en fait un arsenal, un marchepied vers la royauté, étonne le monde par Frédéric II, louvoie pendant la tempête des révolutions, puis au moment opportun s’élance audacieusement à la domination universelle. La Prusse lui doit sa grandeur et se courbe à ses pieds ; l’Allemagne lui doit la satisfaction de sa passion, et ne peut rien lui refuser. Les Zollern lui ont tout demandé, jusqu’à sa liberté qu’elle a donnée. Une fois de plus la démocratie européenne aura fait la courte échelle au pouvoir absolu. Je n’en cite qu’un exemple. L’Allemagne unitaire abjure complètement aujourd’hui la sympathie enthousiaste qu’en d’autres temps elle a montrée pour la cause polonaise ; la Prusse étant plus implacable que la Russie dans l’œuvre de dénationalisation de ses provinces polonaises, aucun ne songe à le lui reprocher. Se piquant toutefois en ce point d’une habileté administrative qu’ignore la Russie, elle accomplit son dessein avec une persistance silencieuse, et offre aux Posnaniens plus de liberté personnelle en compensation d’une pression plus résolument tyrannique à l’endroit de la nationalité. Elle applique à la Pologne les maximes bien arrêtées de Frédéric II.

La France seule pouvait contenir l’expansion de la puissance prussienne. Elle y avait réussi par habileté au congrès de 1815 ; elle y a échoué par imprévoyance en 1865-1866, et par revers du sort en 1870-1871. Deux provinces perdues, six milliards arrachés à notre fortune, réduisent notre pays à une longue impuissance. La Prusse, armée de l’unité, a précipité sur nous l’Allemagne, et montré à l’Europe terrifiée la force de l’instrument qu’elle avait dans ses mains. Ainsi a fini entre l’Allemagne et la France une intimité de cinquante années ; ainsi a disparu pour l’Europe une garantie d’équilibre qu’elle ne retrouvera plus peut-être, car l’Europe ne doit avoir à cet égard pas plus d’illusions que n’en ont chez nous tous les esprits sensés. Cette immolation d’un peuple à la passion d’un autre est un procédé de terreur, un événement de barbarie, et le présage du décroissement de la civilisation ; il caractérise la tactique nouvelle dont l’Europe sera redevable aux Zollern. L’armement d’une nation entière, non pour défendre son territoire, mais pour la jeter sur une autre nation, est une manière de Tartares ; c’est un réchauffé des anciennes habitudes germaniques. L’Europe y trouvera la mesure de la confiance que méritait la proclamation célèbre du mois d’août 1870 : « ce n’est point à la nation française, c’est à Napoléon III que l’Allemagne fait la guerre. » A ces impressions produites, ajoutez le malheur public d’une irritation internationale que les gens de bien ne peuvent plus que déplorer, car l’Allemagne gardera la conscience d’une action mauvaise, et la France le ressentiment d’une humiliation. Ce ne sont point les batailles perdues qui engendrent les haines nationales, quand elles sont loyalement livrées. L’armée du grand Frédéric pouvait être vaincue par Napoléon. Iéna n’était point un outrage. Ce n’est pas d’Iéna que la Prusse gardait rancune, c’est de Tilsitt ; elle n’avait été humiliée qu’à Tilsitt. L’entrée à Berlin elle-même avait été marquée par les égards du vainqueur. Napoléon, victorieux, avait été faire visite au frère du grand Frédéric, vivant encore en ce moment, et cet honneur rendu à la gloire de la Prusse avait touché les vaincus. L’irritation est venue des exactions et de l’abus de la force dans un traité humiliant. De pareils actes sont une irréparable calamité. La dignité de la civilisation y est compromise. Ainsi nous étions lancés en avant, nous sommes violemment rejetés en arrière ; l’Allemagne et l’Europe y perdent autant que nous. Nous avions été sans doute trop agités, mais nos erreurs, dont la Prusse avait été complice, et qui avaient si bien tourné à son profit, ne méritaient pas l’expiation qui nous a été infligée.

L’Europe a laissé faire. La crainte a paralysé les uns ; d’autres ont exploité peu loyalement le conflit ; d’autres, surpris par des événemens auxquels ils n’étaient pas préparés, ont subi les conséquences de l’inégale répartition de la force des états dans notre association civilisée. Tel est le résultat fatal de la coexistence d’états régis par une constitution purement militaire à côté d’états dotés de constitutions purement civiles, tels que sont les peuples commerçans ou mixtes. L’un est toujours prêt à l’agression, l’autre n’est pas toujours prêt à la défense. L’Europe regrettera un jour son inaction de 1870. Elle s’est méfiée de nous peut-être, ne devait-elle pas aussi se méfier de la Prusse ? Contre qui se tournera l’ambition du nouvel empire d’Allemagne aujourd’hui que la France est abattue ? Nul ne le sait : l’Europe est à sa merci. Qui lutterait contre l’empereur allemand zollérien ? Personne. Or qui peut tout osera tout, c’est l’invariable loi du monde moral ; l’Europe doit donc s’attendre à tout de la part d’un pouvoir qui n’a ni limites, ni règle fixe, ni garanties. La prudence personnelle d’un souverain peut éviter des écueils ; mais qu’il advienne un nouveau Charles-Quint, et l’Europe est en feu pour tout un siècle. La conception d’un équilibre est contemporaine de la renaissance de l’esprit humain ; elle dut son origine au bon sens public, dès que l’Europe en ressentit l’influence dans ses affaires d’état. L’Angleterre ne s’était jamais mêlée des affaires d’Italie pendant le moyen âge. Elle comprit sous Charles VIII que l’établissement des Français à Naples leur donnerait une prépondérance fâcheuse à ses intérêts[20]. La raison naturelle avait fait admettre l’équilibre parmi les raisons d’état reçues chez les princes italiens de cette époque[21].

L’Italie la première pourra souffrir du rétablissement du saint-empire. Pense-t-elle que l’Allemagne a oublié la domination qu’ont exercée au-delà des monts les anciennes dynasties impériales ? L’époque des, Otton, des Franconiens et des empereurs souabes est l’époque épique des imaginations allemandes. De combien d’affronts l’Allemagne y pourrait poursuivre la réparation ! Le cycle des irruptions germaniques étant rouvert, le soleil d’Italie sera toujours le premier vers lequel se tournera le Germain de tous les temps. La maison de Savoie, pour prix de son alliance, rentrerait en possession du vicariat d’Italie qu’elle a exercé pendant plusieurs siècles, et reprendrait son rang dans les diètes germaniques. Des fiefs d’empire existaient encore à la fin du dernier siècle sur le territoire de divers états italiens, et la Lombardie déploie encore sa plaine historique de Roncaglia ; Monza conserve la couronne de fer, et çà et là vivent de nombreuses familles du plus beau sang germanique. L’Allemagne a des revendications à y produire.

Sur un autre point limitrophe de ses frontières, du côté de la Suisse, quelle sera l’attitude du nouvel empire ? La Suisse allemande a fait partie intégrante de l’empire pendant neuf ou dix siècles. Même après qu’elle eut secoué de fait le joug de la maison d’Autriche, au XIVe siècle, elle est restée de droit unie au corps germanique, et n’en a été diplomatiquement séparée qu’à la paix de Westphalie. Entre l’Allemagne indépendante et la Suisse allemande, il y a le lien persistant de l’affinité ethnographique et de la langue. La grande Allemagne moderne, étant à la recherche des frères allemands, ne saurait oublier ceux des rives de la Reuss, de la Limmat, du Rhin supérieur et de la Thur. Les traités qui ont constitué la république helvétique et sa neutralité perpétuelle sont les mêmes que ceux qui avaient organisé le corps germanique et la confédération de même nom. La Prusse, après les avoir déchirés par un coin, les respectera-t-elle par un autre ? Le droit de convenance qu’elle a remis en honneur, à la honte de notre temps et à la confusion du droit des gens contemporain, ne lui fournira-t-il aucun argument pour mettre la main sur une contrée qui ouvre tous les passages de l’Europe centrale ? La question importerait aussi peu à l’Angleterre que celle de la guerre de 1870, et, quant aux trois puissances directement intéressées, je doute qu’elles fussent disposées à cette heure à se concerter et à s’entendre pour opposer quelque résistance à la nouvelle prétention des Zollern. La Suisse allemande est à leur disposition.

Et la Hollande ? il n’est pas d’étudiant allemand qui ne sache que ce pays a fait aussi partie de la grande patrie allemande pendant des milliers d’années. Les comtes de Hollande étaient feudataires de l’empire. L’un d’entre eux, un Guillaume aussi, a été empereur d’Allemagne, peu glorieux, il est vrai, mais enfin il était de la famille. En 1648 seulement, la Hollande a été détachée du corps germanique. La langue hollandaise, le dütch ou nederduitsch, n’est autre que l’ancien teutsch, le vieux bas-allemand ; frère allemand, frère allemand partout ! Quant au royaume des Pays-Bas, établi en 1815 pour servir de boulevard extérieur à la confédération germanique, il remplirait bien mieux son office envers le nouvel empire allemand, s’il était directement soumis au sceptre des Zollern, ou du moins s’il était vassal de l’empire, comme les autres petits royaumes du pays. Enfin, pour ce qui concerne les états allemands laissés encore par tolérance sous le gouvernement de la maison d’Autriche, M. de Bismarck en quelques années les détachera facilement d’une monarchie devenue tout orientale par les nouveaux arrangemens de l’Europe. La maison de Lorraine y est encore l’objet d’un profond respect et d’un attachement sincère, mais la presse unitaire aidant, comme aussi les aubergistes, les brasseurs et les lettrés aux gages de la Prusse, gardienne des traditions de Frédéric II à ce sujet, ces liens seront brisés, et 11 millions d’Allemands se réuniront aux 38 millions de l’empire actuel ; la grande Allemagne, recueillant tous ses enfans, comptera ainsi de 55 à 60 millions de Germains sous une même loi, bien heureux encore si l’ancien royaume d’Arles n’est pas l’objet de quelque réclamation nouvelle envers la France. L’empire des Zollern sera redevenu le saint-empire des Souabes et des Otton, moins le couronnement par le pape. Que dis-je ? l’empereur zollérien étant pape aussi bien qu’empereur, son empire est celui d’Otton le Grand perfectionné. Voulez-vous voir sa carte géographique ? Elle est au premier volume de l’Histoire de l’empire allemand de M. Giesebrecht.

Quant à la condition intérieure de l’empire lui-même, qui pourrait douter qu’elle ne subisse aussi de profondes modifications ? La constitution germanique n’est plus de la compétence d’une diète souveraine, comme elle l’a été pendant neuf cents ans. Elle est, d’après le décret organique de 1871, à la discrétion de l’empereur, investi à ce sujet du pouvoir constituant. Par conséquent ses changemens ultérieurs ne sont soumis à aucune entrave, relativement au chef de l’empire. Le peu d’individualité politique survivant à l’absorption prussienne disparaîtra donc graduellement par la force des choses, et la démocratie allemande, qui s’est attachée à la chimère de l’unité, mais qui nourrit une autre passion inhérente au sentiment démocratique, à savoir la haine du petit prince, la démocratie ne manquera pas d’applaudir à cette médiatisation de nouveau genre absorbant les petits souverains existant encore en Allemagne. La suzeraineté ne suffira, point aux Zollern, il leur faudra la souveraineté directe sur la terre et les personnes. La patrie allemande en sera bien plus forte et plus puissante ! Adieu les petits rois vassaux, les grands-ducs et princes souverains ! Ainsi fit jadis Charlemagne, ainsi fera quelque Zollern. Il sentait bien sa nationalité menacée, ce courageux député bavarois qui, dans la séance du 5 janvier 1871, refusait à la chambre des représentans de Munich le subside qui lui était demandé pour continuer la guerre contre la France. Il s’applaudissait d’avoir été l’un des quarante-sept qui, le 19 juillet précédent, s’étaient prononcés contre la participation de la Bavière aux hostilités et avaient voté pour le maintien d’une neutralité armée. Un autre député, reprenant la question au point de vue de l’unité, ne craignit pas de dire que, pour une telle guerre, il n’accorderait pas un kreutzer. Enfin un troisième, après une vive réplique des ministres, ajoutait que c’était précisément parce que l’armée allemande était victorieuse qu’on pourrait conclure une paix honorable, si c’était le bon plaisir des gouvernans de l’état-major. Il voulait que le roi de Prusse pût se convaincre que tout n’était pas en Allemagne fêtes et réjouissances en l’honneur de la guerre, qu’au contraire il y coulait bien des larmes, et qu’il y existait bien des misères. Il s’est aussi demandé si toute paix, pour être honorable, devait aboutir à des conquêtes. Il croyait que non, et, suivant lui, l’annexion de la Lorraine et de l’Alsace serait aussi impolitique qu’injuste. Voilà ce qui se disait publiquement alors en Allemagne dans des assemblées politiques dont le patriotisme n’était pas suspect, mais dont les opinions n’étaient déjà plus sous l’influence des entraînemens prussiens du mois de juillet 1870. Les mêmes sentimens oseraient-ils se produire encore à présent ? On assure que non.

L’impatience des unitaires s’est du reste imprudemment manifestée, au sujet de la proposition faite au Reichstag de la loi d’unification civile de l’Allemagne. Elle a été repoussée par le conseil fédéral malgré l’insistance de la Prusse. Ce rejet a été dû à la coalition énergique des mandataires de la Bavière, du Wurtemberg, de la Saxe et de quelques autres petits états. L’entreprise était prématurée ; toutefois il est évident que la Prusse y reviendra. De ce point à une grande centralisation administrative et judiciaire, il n’y a qu’un pas. Déjà les états n’ont pu se défendre de voter par anticipation le budget de la guerre pour trois ans. C’est la dictature organisée et régularisée ; elle obtiendra bien d’autres privilèges. Remarquons en passant la profonde différence de notre unité territoriale française avec l’unité germanique. L’unité territoriale a été chez nous une œuvre nationale, fondée sur les indications de la nature et les témoignages de l’histoire. L’unité n’a pas été en France une œuvre dynastique, quoique les princes aient été l’instrument de sa formation. En Allemagne, l’unité n’est point, quoi qu’on dise, une œuvre nationale ; elle est dynastique, poursuivie dans l’intérêt du prince dont les peuples ne sont que l’instrument. L’unité allemande n’est que prussienne : la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg, la Franconie, sont-ils sincères partisans de l’unité ? l’étaient-ils en 1865-1866, lorsque leur territoire était saccagé ou menacé par les Prussiens ? Avec un autre Richelieu, la liberté germanique eût été défendue par la France comme elle fut jadis défendue en 1635 contre Ferdinand II. On connaît du reste la frivolité des motifs qu’ont donnés la Prusse et son parti pour se justifier de n’avoir pas fait appel au suffrage universel afin de constater les sympathies des populations[22]. Pour ne pas s’arrêter à la juste mesure, le germanisme, auquel l’Europe et la France en particulier étaient fort sympathiques, court le danger d’échouer même dans son œuvre intérieure de réforme et de constitution nationale. L’ancien teutonisme a été successivement repoussé jusque dans le foyer d’où il s’était répandu comme un torrent en Europe. Les nationalités modernes sont nées de ses ruines. Sera-t-il une seconde fois refoulé, s’il se reproduit aussi menaçant pour la liberté de l’Europe ? C’est la question de l’avenir.

Pour le danger, il est marqué. Chacun des anciens états allemands qui ont dirigé l’empire par l’intelligence ou l’autorité lui apporta un lot particulier d’avantages et de mérites. La Saxe ancienne a construit les villes et rétabli l’empire de Charlemagne ; les Francs orientaux ont donné l’impulsion aux arts, au commerce, et transporté sur le Rhin l’activité du moyen âge allemand ; la Souabe a développé l’imagination poétique, l’héroïsme chevaleresque, les facultés brillantes de l’esprit national ; la Saxe moderne lui a donné Schiller, Goethe, Wieland, Herder ; l’Autriche lui a communiqué l’éclat, la grandeur, la fortune de sa grande race, qui avait hérité de la race légendaire de Bamberg. Le Brandebourg lui apporte les inclinations rapaces et usurières des burgraves de Nuremberg, la politique cauteleuse du grand-électeur, le bâton brutal de Frédéric Ier, l’épée rayonnante de Frédéric II, le régime perpétuel de la caserne. Un système politique est pour les peuples ce qu’une méthode d’éducation est pour l’enfant. Le système de gouvernement du Brandebourg prévaut aujourd’hui en Allemagne ; il est intronisé par le nouvel empire. Les résultats vont correspondre à la cause : un immense empire organisé comme un camp, la régularité de l’exercice, l’âpreté du commandement, la discipline et ses violences. L’ancienne Allemagne n’avait point de capitale. La nationalité était partout éparse, au grand avantage de l’esprit et de la liberté. Gœttingue et Weimar ont été des capitales de l’intelligence, bien plus que Vienne et Berlin. Ce régime provincial est fini. L’empire allemand a désormais une capitale, et c’est Berlin, au tréfonds de tourbe noire, aux souvenirs de la tactique prussienne pour tout passé, avec un peuple issu de toutes races, mené naguère au fouet, et le monument de Frédéric II comme signe de sa moralité politique. Le vieux empire allemand eut à lutter contre l’intolérance catholique de deux empereurs de la maison d’Autriche ; le nouvel empire devra s’accommoder de l’intolérance piétiste de la maison de Zollern. Tous ceux qui connaissent Berlin ont pu lire au fronton de l’église catholique que la construction en est due à la clémence du souverain. Le junckerthum affecte la politesse, mais le fond n’a rien perdu de son ancien caractère. Nous l’avons vu mettre des gants pour présenter une dépêche à l’officier parlementaire, et appliquer les brodequins au paysan pour obtenir son pain jusqu’au dernier morceau. Que Dieu garde la civilisation européenne !


CH. GIRAUD, de l’Institut.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1872.
  2. Voyez Schoell, Histoire des traités, édit. citée, t. III, p. 357 ; et la collection des Traités de M. De Clereq, t. II.
  3. Voyez Wachsmuth, Gesch. der deutsch. Nationalität. 1860-62 (8 vol. in-8o), t. 1er.
  4. Voyez Boettiger, de Henrico Leone, reipublicæ christ, per Germon. septent. statore et propagatore, ab injuriis vindicato. Lips 1817, in-4o
  5. Dans une proclamation de cette époque, adressée aux Saxons par le général en chef, comte de Wittgenstein, nous lisons : « Il a jadis existé un ambitieux empereur des Français, on l’appelait Charlemagne. Il fallut qu’il vous fit la guerre pendant trente ans pour vous subjuguer ; mais alors vous aviez un roi qui s’appelait Witikind, et qui vous conduisit au combat sanglant de la liberté. Voilà l’antique renom que vous devez tenir. Mille ans sont écoulés depuis cette époque, etc. Vous aurez un roi libre, et vous serez nommés les Saxons libres. Levez-vous, armez-vous, quand ce serait avec vos faux, vos fléaux, vos faucilles ; exterminez l’étranger de dessus vos terres. » Voyez le comte de Garden, Histoire générale des traités, t. XIV, p. 184 et suiv.
  6. Voyez la collection des Traités de M. De Clereq, t. IX, p. 599, 604 et 607, et le volume récemment publié par M. le comte Benedetti, ma Mission en Prusse, Paris 1871, in-8o.
  7. Raumer, Gesch. der Hohenstaufen, t. V, p. 81.
  8. Reipublicœ christianœ prœest, Guy d’Arnpeck, dans D. Pez, p. 1224, D.
  9. Alberti Argent, Chron., p. 108-9, dans Böhmer.
  10. Sacro-sanctum imperium romano-germanicum. Voyez sur l’histoire de cette formule, Becmann, p. 77 ; — Puffendorff, ouvrago cité, p. 19 ; — Pütter, De inst. imp. rom. sub Carolo M., etc., p. 72 et suiv. ; — Himly, De sancti rom. imperii nat. germ., etc Paris 1849, in-8o.
  11. Voyez Th. D. Mock, De donations a Car. M. sedi apostolicœ oblata. Munster 1802, in-8o, et le Codex dom. temporalis du père Theiner (3 vol. in-fol. ), t. Ier, initio.
  12. Voyez Albert de Strasbourg en sa Chronique, et Jean de Winterthür, sur l’an 1288.
  13. Voyez les Ann. fuld. sur 802, et les Annal. d’Éginhard, sur 803 et 812. — Lorenz, Hist. german., p. 37.
  14. Voyez Schulze, De jurisdict, princip, germanic, in imperatorem exercita. Iéna 1857, in-8o.
  15. Voyez le texte curieux d’un chroniqueur, dans Böhmer, Fontes rer. germ., t. III, p. 21.
  16. Voyez Menken en ses Rez. germ. auct., préf. du t. III, n° IX.
  17. Voyez Puffendorff, ouvrage cité, p. 192 et suiv.
  18. Voyez Wegelin, Thesaur., II, p. 250.
  19. Voyez Puffendorff, ouvrage cité, p. 30, note 3 de la 2e partie.
  20. Voyez Comynes, édition de la Société d’histoire de France, liv. VII et VIII.
  21. Voyez Comynes, ibid., Guichardin et Bembo.
  22. Voyez Hillebrand, la Prusse contemporaine et ses institutions, p. 83 et 84.