Les Honnêtetés littéraires/Édition Garnier/1

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 121-122).

PREMIÈRE HONNÊTETÉ.

Il y a des sottises convenues qu’on réimprime tous les jours sans conséquence, et qui servent même à l’éducation de la jeunesse. La Géographie d’Hubner[1] est mise entre les mains des enfants, depuis Moscou jusqu’à Strasbourg. On y trouve, dès la première page, que Jupiter se changea en taureau pour enlever Europe, treize cents ans avant Jésus-Christ, jour pour jour ; mais que les habitants de l’Europe sont enfants de Japhet ; qu’ils sont au nombre de trente millions, quoique la seule Allemagne possède environ ce nombre d’habitants. Il affirme ensuite qu’on ne peut trouver en Europe un terrain d’une lieue d’étendue qui ne soit habité, quoiqu’il y ait vingt lieues de pays dans les landes de Bordeaux où l’on ne trouve absolument personne ; quoique dans les États du pape, depuis Orviette jusqu’à Terracine, il y ait beaucoup de terrains abandonnés, et quoiqu’il y ait des marécages immenses dans la Pologne, et des déserts dans la Russie, et par tout pays des landes.

Il est dit, dans ce livre, que le roi de France a toujours quarante mille Suisses à sa solde, quoiqu’il n’en ait environ que douze mille.

M. Hubner, en parlant de Marseille, dit que le château de Notre-Dame de la Garde est très-bien fortifié. Si M. Hubner avait ou vu Marseille, ou lu le Voyage de Bachaumont et de Chapelle, il aurait eu une connaissance plus exacte de Notre-Dame de la Garde.

Gouvernement commode et beau,
À qui suffit pour toute garde
Un Suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.

M. Hubner assure qu’à Orange il parut une couronne d’or au ciel en plein midi, lorsque Guillaume, prince d’Orange, depuis roi d’Angleterre, reçut l’hommage des habitants de cette ville, « et que c’est pourquoi il eut toujours beaucoup de bienveillance pour elle ».

On cite ici le livre d’Hubner parmi cent autres, parce qu’on a été obligé par hasard d’en lire quelque chose, ainsi que du Spectacle de la nature[2], où il est dit que Moïse est un grand physicien ; que la lumière arrive des étoiles sur la terre en sept minutes, et que le chien de monsieur le chevalier s’appelle Moufflar.

Ces inepties nombreuses ne font nul mal, ne portent préjudice à personne, et sont aisément rectifiées par les instituteurs qui instruisent la jeunesse. Mais qu’un historien anglais, dans les Annales du siècle, assure que le dernier empereur de la maison d’Autriche, Charles VI, a été empoisonné par un de ses pages, lequel page s’est réfugié paisiblement à Milan ; qu’il dise que le roi de France, à la bataille de Fontenoy, ne passa jamais l’Escaut, lorsqu’il est avéré qu’il était au delà du pont de Calonne à la vue des deux armées ; qu’il dise que les Français empoisonnèrent les balles de leurs fusils en les mâchant, et en y mêlant des morceaux de verre[3] ; qu’il dise que le duc de Cumberland envoya au roi de France un coffre rempli de ces balles ; que ces absurdes mensonges soient répétés encore dans d’autres livres : voilà, ce me semble, des honnêtetés qu’il est juste de relever, et que l’auteur du Siècle de Louis XIV n’a pas passées sous silence.

  1. Voltaire reparle de la Géographie d’Hubner dans ses Questions sur l’Encyclopédie ; voyez tome XIX, page 254 et suivantes.
  2. De l’abbé Pluche.
  3. Voyez tome XV, page 247.