Les Hors nature/01-05

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 71-86).
◄  IV
VI  ►

V

Sous le plafond bas de leur chambre d’amour, les amoureux, étendus tout de leur long dans les étoffes qu’ils déployaient fiévreusement, disputaient au sujet des nuances et de la qualité des soies.

— Moi, disait Paul de Fertzen, je choisirais ce damas de Lyon blanc-rosé où les fleurs de perce-neige et les pétales de lis, jetés en fer de lance, donnent l’illusion d’une aurore vue à travers la grille d’un jardin ducal. Je ne comprends que le blanc, le blanc teinté dans sa trame… Une vierge ayant de mauvaises pensées !

— Moi, répondait Jane Monvel, j’aime bien le blanc, mais je suis brune et je trouve que le blanc durcit les traits des brunes. Pourquoi pas du rose ? Tiens, ce velours bengale rebroché d’or vert. Un vrai manteau de reine ! Ou encore oser le jaune, cette armure de satin paille brodée de grappes de lilas ! Quelle étonnante jupe de princesse ! Ce serait riche, très éclatant, tout en demeurant fort distingué. On ajouterait une queue de velours violet uni afin de rendre la robe plus moyenâgeuse.

Riche ! Éclatant ! Distingué, chantonna Paul ! Les traits des brunes qui durcissent… et, aussi : moyenâgeuse ! Tu viens d’étiqueter ton bagage de femme en partance pour la vie. Tu n’iras pas loin, toi !… Ce velours bengale rebroché d’or vert ? Es-tu la reine, la reine indifférente, couleur de rose gloire qui, des tigelles d’herbes aux ongles, les sème une à une sur son manteau en songeant qu’on peut faire tuer le même nombre d’hommes ! Oser le jaune soufre fleuri de lilas ? Es-tu la fille cruelle effeuillant des guirlandes d’âmes printanières ? Non ! Tu es leur pauvre copie, une jolie suivante aux ambitions bourgeoises. Tu étoufferas, là-dedans, comme un oiseau pressé par les trop lourdes reliures d’un livre. Puisque le blanc ne te va pas… alors du vert pâle, cette modeste mousseline de soie couleur d’eau. Ce ne sont point les étoffes qui sont faites pour les femmes. Ce sont les femmes qui sont destinées aux étoffes. Tu es perfidement simple et tu es légion comme les vaguelettes d’un fleuve uniforme. Prenons ces roseaux d’argent, ces libellules d’émeraude, tout ce bord d’étang que je vois là-bas, un velours de Gênes, je crois, et sous ce manteau, d’une richesse distinguée, arborant tes espérances, ruissellerait l’eau bavarde, monotone, cette mousseline si coulante dans les mains !…

Paul, vautré sur des pièces d’étoffe, faisait filer la mousseline de soie verte entre ses doigts nerveux, très habiles à manier les plus délicats tissus, et il drapait ses plis flous pour le seul plaisir d’en rêver tout haut.

— Oui. Du vert ! Ce ne serait pas mal. Tu t’y connais, décidément, mon cher poète, quoique tu deviennes insupportable ! (Elle se releva d’un bond.) Est-ce que c’est ta place, dis, au milieu de ces chiffons ! Voilà une heure que tu les caresses comme tu me caresserais moi-même !…

— Mieux ! objecta Paul.

Ils se regardèrent, boudeurs. Le jeune homme, plongé dans la factice fraîcheur de ces reflets verdâtres, le corps noyé, perdu, ne sortait que sa tête et représentait bien le serpent à face de sphinx de cet Eden de modiste, au ciel bas, capitonné, s’écrasant sur eux de tout le poids de son luxe voluptueux, les forçant à ramper en des poses équivoques. Leur chambre d’amour se tendait de cachemire bleu-sombre souligné de larges bandes de fourrures grises, comme une nuit de printemps l’est quelquefois de nuées d’otage. Les meubles, encombrés de pièces d’étoffes roulées ou dépliées, n’apparaissaient plus qu’en écueils affleurant un torrent. Des bibelots surnageaient : statuettes polychromes aux petits gestes fous, vases de cuivre persan, objets de toilette ou ustensiles de fumeur, avec tout le désordre d’un bazar oriental entraîné par une inondation. On devinait que chaque Ève nouvelle avait apporté là un échantillon de sa fantaisie, et l’ensemble de ces diverses perversités féminines ne constituait pas précisément une œuvre très artistique. Le lit, phénoménal divan qui bavait l’écume de ses draps ourlés de dentelles presque au ras du tapis, se recouvrait d’une avalanche momentanée de velours et de peluches, grossissant toujours, accrochant déjà, vers le plafond, les croissants de la veilleuse turque, dont les cabochons luisaient sournoisement comme des regards criminels.

Jane Monvel, la dernière Ève de l’Éden, vivait depuis trois mois dans ce charmant capharnaüm, heureuse mais pas gaie. Elle ne croyait pas à la durée de son bonheur. Toute ravie et tout épeurée par les multiples éblouissements de sa somptueuse prison, elle s’y était blottie, fermant les yeux, perdant son rire espiègle, en pauvre écureuil étourdi qui finit par trouver que sa cage tourne trop vite. Son existence de créature-jouet, passée chez une bienfaitrice, lui avait appris qu’il ne faut point compter sur l’affection des maîtres capricieux, et, souvent, dans ce doux nid, ouaté, calfeutré, les jeunes gens se disputaient durement pour peu de chose. Paul-Éric de Fertzen cherchait à oublier certaines secrètes humiliations de son amour-propre en humiliant l’amour-propre de sa compagne.

Ne goûtant, du reste, le plaisir qu’à l’état de tourment, surtout pour les autres, il aimait les larmes comme un petit empereur romain. De son côté, Jane Monvel joignait toutes les ordinaires maladresses des femmes éprises aux plus pitoyables imitations de la grande Française. Elle roucoulait sans raison, débitait la tirade sentimentale d’un ton de pensionnaire punie et risquait des allusions touchantes à la mémoire de son père, le capitaine d’artillerie, mort, jadis, pour le drapeau. Comme il arrive parfois aux jeunes filles devenant femmes, elle avait laissé son ton de gamine pour prendre un accent pathétique et des allures de vierge martyre ; se doutant, d’instinct, qu’elle n’était pas destinée aux gloires de l’amour, elle boudait, souvent, devant lui, en mignonne exilée regrettant le pays de l’innocence. Au fond, Jane éprouvait de vagues terreurs. Le silence de Mme de Crossac lui pesait. Elle se sentait guettée, de loin, espionnée par une ennemie qui ne pouvait lui pardonner sa fugue. Son bonheur ne durerait pas dans ces conditions mystérieuses, et pour qu’elle fût heureuse normalement, il était nécessaire de subir la vengeance de sa rivale. Elle expliquait cela, des journées entières, au jeune amant qui commençait à trouver que le châtiment en question se trompait de victime.

Lorsque l’idée d’un début théâtral s’empara de la craintive toquée, Paul y applaudit, s’écriant :

— Mais oui ! Tu me parais née pour doubler les Geneviève, toi !

Et ce nouveau jeu leur fournit les plus âpres sujets de discussions.

— Quand j’aurai un métier, que je pourrai vivre du fruit de mon travail, comme avant, disait Jane d’une voix fébrile, tu me respecteras. Tu songeras que, si je l’avais voulu, j’eusse été digne de porter ton nom. Et puis, je ne serai plus ton chien, ta chose, l’objet que tu viens prendre en passant, je vivrai enfin de ma vie à moi, et cette femme n’aura pas le droit de prétendre que je n’ai fait que changer de maître !…

Cela continuait, sur ce mode mineur, pendant de longues après-midi, et se terminait, généralement, par une crise de nerfs, assez semblable aux crises de nerfs de Mme de Crossac, quoique moins violente.

On dépliait donc des étoffés, dans le nid des amoureux, et on choisissait le costume du début, mais ce n’était qu’une suspension d’armes, les deux jeunes gens s’observaient, de l’hostilité plein les prunelles.

— Enfin ! il faudrait se décider, murmura Paul repris d’un accès de mauvaise humeur.

Jane était vêtue d’un léger peignoir de dentelles, sans corset, sans dessous, comme en chemise et très petite fille malgré ce déshabillé de femme prête au plaisir. Elle conservait de gauches mouvements d’écolière voulant vivre et ne sachant de la vie que ce qu’elle en a lu dans les romans, son ancien métier de lectrice pour grande dame amoureuse lui remontant toujours au cerveau.

— Vois-tu, Paul, soupira-t-elle tristement, j’ai, aujourd’hui, l’idée que tu ne me laisserais pas entrer au théâtre, si tu m’aimais…

— Allons, bon ! je te fais un rôle, je t’invente un costume, je te prépare un de ces triomphes dont on garde le souvenir, même sur les boulevards, et tu me reproches de ne pas t’aimer ? (Du ton d’un collégien qui se fâcherait avec un autre collégien, Paul ajouta :) Tu sais, Janette d’Arc, pas de blague, je déplore la plainte de la colombe blessée encore plus que le discours patriotique. Ne complique rien…

— Ce n’est pas de ma faute ! Il y a un moment j’étais très, gaie, et je suis triste, tout d’un coup, horriblement triste sans savoir… Je voudrais mourir !

— Nous aurions là de jolis linceuls, si la mort venait… Quel genre de mort, hein ?

Paul la regardait, de bas en haut, demeuré roulé à ses pieds en serpent tentateur.

— Il me semble que je suis sur le sommet d’une montagne et que je vais tomber, Paul, me briser en mille miettes. Au couvent, chaque fois qu’une religieuse devait me punir, j’avais de ces vertiges. Pourquoi ?

— Parbleu !… les petites filles sont toujours coupables et méritent toujours le fouet !…

Jane joignit les mains, se pencha :

— Je t’en supplie, dis-moi que tu m’aimes ? dis-moi que je suis tout pour ton cœur et que si je mourais tu continuerais à porter ma bague ?

— Très volontiers, car elle est jolie, ta bague !

Et Paul regarda complaisamment son annulaire où brillait une opale sertie dans une chevalière d’or mat.

Jane, la sentimentale, la lui avait donnée parce que c’était la seule fortune qui lui vînt de son père, et l’orpheline pensait que ce cadeau, sacrilège un peu, lui attacherait davantage le jeune inconstant.

— Si nous choisissions ce velours fleuri de glaïeuls ? proposa Paul, voulant opérer une diversion à tout prix. Une robe droite plissée, des manches en voile, brodé de gemmes ?…

Jane s’appuyait, rêveuse, au monceau d’étoffe jeté sur le lit. Elle hocha la tête, indifférente.

— Ou, poursuivit Paul s’animant, cette moire d’argent à ramages de perles, pluie de verglas sur la glace ? Elle est pourtant moins extraordinaire que le damas de Lyon avec ces pudiques perce-neige et sa teinte rosée d’Alpe effleurée par le soleil levant. Qu’en penses-tu ? Oh ! ce damas épais comme un cuir de Cordoue et souple comme la peau d’un ventre de fille ! Rien n’est plus merveilleux !

Rampant pour atteindre le damas qui se drapait, en hauteur sur un fauteuil, comme vraiment une Alpe inaccessible et radieuse, Paul le tira du bas à pleine poigne, le fit choir, et l’étoffe, se cassant, s’effondrant, eut un bruit doux, un jurement de bête frêle qu’on étrangle, se tordit, sous les nerveuses mains du jeune homme, en chose vivante qui se plaindrait.

— Ah ! conviens, Jane, que cela est d’une splendeur inouïe !

Paul, à genoux sur l’étoffe qu’il froissait, sans songer qu’on devait en faire une robe pour sa maîtresse, la contemplait, s’abîmant dans sa blancheur de roses blanches où se diluait un insaisissable reflet de chair. Il porta cette soierie à ses lèvres, la baisa et la mordit, avec de singuliers transports.

— Paul ! Qu’est-ce que tu fais ? cria Jane épouvantée.

— Laisse !… Tu ne comprends rien à la volupté, toi ! Cela, vois-tu, c’est de la beauté artificielle, mais c’est réellement, suprêmement beau. Toute beauté naturelle a une tare. Il n’y a pas de teint de femme, d’épiderme de gorge ou d’épaule qui puissent me donner une pareille sensation au toucher. C’est un bien petit absolu, c’en est un, cependant. Et cela crie, entends-tu, cela proteste et s’affole comme une créature douée d’âme. Vraiment, cette étoffe a peur de mes caresses. Elle se sait belle et ne veut pas qu’on la pollue. Est-ce étrange que, vous autres femmes, vous aimiez cela pour vous en parer, alors que nous, nous aimons peut-être cela sur vous, sans vous voir… De l’étoffe ?… Regarde ! deux caresses l’ont faite personne vivante et frémissante. Je l’ai si bien emplie de ma volonté que la reine est entrée dans cette jupe de reine !

En deux gestes savants, à la fois gestes de sculpteur et gestes d’amoureux, Paul avait creusé et arrondi la mollesse du damas, le serrant au milieu comme une taille et le déroulant de chaque côté comme une robe longue à plis bouffants…

— Paul, supplia Jane Monvel, finis donc !

— Chère illusion d’une illusion, murmura Paul ne l’écoutant plus et se berçant dans la soie, forme vague de l’impératrice qui est mieux que l’impératrice, apparence de femme mille fois meilleure que la femme, très pure courtisane dont les froids enlacements donnent le vertige à la courtisane, amante des amantes qui n’as pas de bouche pour dire leurs noms et qui les appelle de si loin, traîtresse qui fuis les doigts et les envenime, peau de panthère blanche qui aurait l’odeur de la neige si la neige pouvait embaumer, je t’adore…

— Relève-toi, Paul, ordonna Jane scandalisée, je te défends de te moquer ainsi de moi, devant moi ! Où as-tu l’esprit, mon Dieu ?

Elle pleurait, et, n’essayant pas de retenir ses larmes, elle les laissait couler de ses joues, toutes pourpres de révolte, sur l’étoffe immaculée dans laquelle lui se pâmait, oubliant complètement sa présence humaine.

— Non, c’est ignoble ! déclara-t-elle se cachant la face.

Pris au piège qu’il s’était tendu, Paul sombra jusqu’au spasme en pleine illusion, et la superbe soierie eut comme un râle sourd. Jane sanglotait éperdument.

— Eh bien ! fit le jeune homme revenant enfin du pays des mauvais songes les yeux cernés, tes lèvres pâlies, nous choisirons la moire aux ramages de perles, puisque tu la préfères ! Moi, maintenant, ça m’est égal ! À propos : n’ai-je pas rendez-vous à quatre heures avec le directeur des Folies-Nouvelles pour le manuscrit ? Je crois que j’allais l’oublier.

Il se releva, s’étira et partit d’un éclat de rire nerveux.

Jane pleurait toujours.

Entre eux demeurait étendue la belle étoffe ravagée, froissée, ressemblant assez aux vêtements, désormais inutiles, d’une beauté morte.

— Non, dit Jane hoquetant, c’est cette soie que je veux !

Pour en prendre à son tour possession, elle marcha dessus, d’un mouvement de fureur jalouse.

— Tiens ! Tu n’es qu’une femme ! gronda le jeune homme en lui tournant le dos.

Le coupé s’étant arrêté devant leurs fenêtres, Paul alla s’habiller, et une heure après, ayant abandonné Jane à ses mélancolies, il s’introduisait dans le cabinet de travail de son frère.

Reutler pesait de la glace.

— Tu as besoin de moi ? dit l’aîné dont la voix basse prit une inflexion amère.

— Oui, justement. Pourquoi me reçois-tu sur ce ton ?

— Parce que voici une semaine que tu oublies de me serrer la main.

Paul fit une grimace.

— Je vais t’expliquer : Jane entre au théâtre. Elle a cette idée fixe. C’est idiot, mais j’en suis fort aise, car cela relâchera un peu nos étreintes. Cette petite brune est charmante, seulement, si banale… Tu comprends, une fois lancée, elle finira par s’amuser sans moi… Sacrebleu ! Ce qu’il fait froid, ici… Reutler, je gèle…

L’aîné frappa sur un timbre.

— Ne te sauve pas. On va faire une flambée. J’étais en train d’examiner les différentes puretés de la glace.

— Prodigieusement divertissant ! railla Paul.

— Moins coûteux que de lancer des femmes ! railla Reutler.

— Nous y voilà bien, j’ai besoin d’une somme très ronde, mon grand, soupira Paul s’accoudant au bureau de son aîné. Une somme que mes petits calculs de poète arrondissent tous les jours.

Jorgon entra. Un instant, il couva les deux frères de son morne regard affectueux, puis prépara la flambée.

— Énonce ton chiffre, dit Reutler très calme.

— Attends ! Il y a des détails… seulement, ta glace fond…

Reutler la lança dans un seau, s’essuya les mains, remit de l’ordre autour de lui et fit signe à Jorgon d’emporter les restes de l’opération. Paul poussa le canapé pompadour devant la cheminée.

— Je vais lui confier un rôle que j’ai écrit, naturellement. Ma pièce ne vaut pas mieux et je ne tiens pas à la signer, mais je tiens à ce qu’on la représente. Risquer un refus de la part du directeur des Folies-Nouvelles me donnerait des nerfs, et de plus je me verrais menacé d’un éternel amour ! Alors, je pense qu’il n’y a qu’à offrir la forte somme au directeur en question. Remarque, mon grand, qu’il s’agit d’une féerie sans ballet. L’ablation du ballet, c’est une grosse économie — Jane est jalouse et ne me permet pas les danseuses… — Combien crois-tu que ça puisse coûter, une féerie sans ballet ?

— Raconte un peu ta féerie.

— Ça s’intitule : Pygmalionne, et ça se passe au moyen âge, car Jane ne voit pas d’époque plus poétique : elle a si mal étudié son histoire de France !… Une damoiselle très pure… oh ! pure à faire vomir le diable, s’éprend, malgré elle, du seul homme qu’elle ait jamais aperçu, et encore cet homme est-il la statue de saint Georges qui se trouve en la chapelle de son château. Comme il sied, il est costumé en chevalier : cuirasse et casque d’or. Élevée entre sa tante, la chanoinesse, et sa sœur de lait, une naïve paysanne, la damoiselle ne sait rien de la vie ni de l’amour. Un jour que la pauvrette met les bras au cou de la statue, elle sent battre un cœur sous la cuirasse d’or et elle voit luire des yeux irrévérents sous la visière du casque ; la statue s’anime, le diable est là… et on baisse le rideau.

— Moralité ?

— Oh ! il n’y en a pas quand on s’éprend de l’impossible, fit négligemment Paul, tisonnant le feu ; j’ai ajouté, pour Jane et pour les badauds, que la sœur de lait, une autre ingénue, connaissait certain chevalier fort épris, de tout point semblable au seigneur saint Georges, dont il endosse, à l’heure voulue, la cuirasse d’or. D’un poème pas plus mal qu’un autre, j’ai fait un livret d’opérette que tout le monde a fait. Cela me dégoûte de ma conscience, seulement ça me débarrasse d’une femme ! Et comme je sens que j’ai de plus en plus besoin d’être libre…

— Est-ce écrit, au moins ?

— Si c’était une œuvre, te demanderais-je de l’argent pour la voir jouer ?

— Que ferais-tu ?

— Je te la lirais… ensuite, nous la brûlerions ! Reutler tressaillit.

— Éric, dit-il tristement, tu m’en veux de mes franchises passées.

— Non ! je souffre d’être si peu devant ma chimère. Nul juge ne doit être plus difficile que moi, pas même toi, Reutler.

— Tu es un bien singulier phénomène ! Je ne conçois pas cette modestie intellectuelle au milieu de tous tes orgueils. Dans tes inconsciences, une conscience s’émeut, en toi, qui me fait peur. On dirait que tu n’oses pas avoir du génie !

— Je ne sais pas ce que je suis… mais je sais tellement ce que je voudrais être !

Le jeune homme laissa tomber son front sur le marbre de la cheminée et reprit, d’une voix lente :

— Tout est l’impossible ! Tout !… La sincérité du plaisir comme l’intégrité du travail. Ah ! Reutler, je suis fatigué de vivre !…

— Et tu as dix-neuf ans ! Que dirai-je donc, moi, l’aîné ? ricana Reutler.

— Toi, s’écria Paul se redressant, l’œil assombri, je ne te plains pas. Tu es soutenu par une passion, j’ignore laquelle, mais c’est pour elle que tu respires. Noblement ou lâchement, tu peux te donner tout entier à ta folie. Toi, tu es heureux… ah ! si je pouvais t’arracher seulement la moitié de ton bonheur !

Reutler se leva. Armé d’un crayon, sur un coin de journal, il posait des chiffres, sa main tremblait, et il regarda par terre, les paupières presque closes.

— Trente mille, dit-il les lèvres serrées, oui, trente mille, cela doit suffire ; costumes, décors, et vénalité du directeur… n’ai pas l’habitude de ce genre d’opération, cependant… ne pense pas me tromper…

― Vingt-cinq me paraissaient plus que convenables, mon grand, répliqua Éric ramené à son idée de féerie. Peste ! Messieurs les hommes de science s’y entendent ! Et tu vas me flanquer encore une fois ta générosité à la tête durant que tu te divertis en alignant des petits morceaux de glace ?

Paul regardait fixement son aîné de tous ses yeux bleus, si merveilleusement durs.

— Ah ! Reutler, Reutler, proféra-t-il, hachant ses syllabes comme s’il eût coupé ses mots du bout de ses dents éclatantes, te mordre la poitrine jusqu’à ce que ton secret gicle… avec ton sang !

Reutler s’appuya, défaillant, au dossier de son fauteuil.

— Tu es un enfant terrible, mon pauvre Éric. Je n’ai pas d’autre secret que le tourment de te savoir… un homme de plaisirs.

— Il serait si simple de m’empêcher de m’amuser.

— De quel droit ? Du droit d’aînesse ? Non, va ton chemin. Nous nous rencontrerons sans doute, quand il en sera temps. (Reutler s’efforça de ricaner.) Alors ta bouche sera pure, et je lui livrerai mon cœur, si tu as toujours envie de mordre à la sagesse… Tu as bien tort de dire des choses affreuses. Tu devrais te souvenir que le verbe projeté a quelquefois la puissance de créer de nouveaux êtres. Un jour, le démon sortira de ton souffle !

Éric secoua la tête.

— Oui, oui, tu parles comme un prêtre, et tu ne crois à rien,

— Je crois à l’efficacité de la douceur contre la violence, je crois à la divinité de la tendresse. Je crois surtout qu’il ne faut pas que tu deviennes mon ennemi ! (Il suffoquait.) Si cela t’amuse de nous ruiner, n’hésite pas ! Je travaillerai pour te réédifier une autre fortune. J’ai, dans mes tiroirs, quelques vieilles paperasses qui se peuvent muer en métal. Si trente mille francs sont un sourire de plus, au cours de ta vie, disons tout de suite soixante mille et qu’il y ait deux sourires. Mon Dieu, j’étouffe ! Avant de t’en aller, rends-moi le service d’éteindre ce feu ; je ne suis pas habitué à me chauffer, tu le sais, cela me trouble.

Paul dispersa les tisons, de l’extrémité de sa botte. Il se fit un peu de fumée.

— Toujours admirable, ce cher aîné ! Toujours le dévouement, l’exemple, l’homme-grammaire. Travailler pour moi, c’est délicieux ! Ce que j’ai la démangeaison de m’engager à la seule fin de voir ta mine !

— Tu es libre.

— Sacredieu, non, je ne suis pas libre ! gronda Paul écrasant brutalement des braises sous son pied. Tu m’as, depuis longtemps, fait prisonnier de ta grandeur d’âme ! Tiens ! Ne discutons plus, ça se gâterait. Bonsoir.