Les Hors nature/01-06

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Mercvre de France (p. 86-111).
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VI

En descendant quatre à quatre l’escalier de leur hôtel, Paul-Éric de Fertzen semblait bouleversé., Il remonta dans son coupé tout pâle. Jorgon, tenant la portière, lui demanda, respectueusement, si Monsieur était souffrant.

Il haussa les épaules.

— Je n’ai rien, mon vieux terre-neuve, répondit-il s’affaissant sur les coussins de la voiture d’un air excédé. Je vais aux Folies et ça m’embête parce que je suis en retard. Dis qu’on presse…

Il ferma les yeux, tout en se gantant avec les gestes délicats de la mondaine, puis il murmura :

— Non ! Ça ne peut pas durer ! Ou je l’exècre… ou je l’admire. Ceci n’est plus une existence ! Mon frère est très au-dessus de moi. Pourquoi s’amuse-t-il à ramper et pourquoi, en s’humiliant, paraît-il heureux comme s’il buvait un élixir ?… Il s’agit, maintenant, de nous débarrasser gentiment de la petite femme et de nous cloîtrer à Rocheuse. Je verrai bien… Il doit lutter contre une haine féroce… Moi aussi, d’ailleurs. Mon aîné, c’est l’ennemi, je le forcerai comme un simple sanglier qu’il est. Je suis pour tous les genres de revanche, et je vaincrai à mon tour.

Emporté très légèrement par un excellent trotteur, Paul s’enivra deux minutes à cette pensée folle de vaincre son frère, puis, peu à peu, ses yeux se rouvrirent, il songea aux banalités de la vie.

— Comment se présenter chez un directeur de théâtre ? Vais m’exposer à un échec ! Ça me déplairait parce que Reutler se moquerait de moi. N’aura pas lu le manuscrit, bien entendu, cependant a eu Je loisir de s’informer et doit savoir que je suis un… favori de la comtesse de Crossac. J’ai mon portrait dans tous les salons nouveaux à côté du sien, et par les mêmes peintres. Puis, Marguerite Florane a bavardé dans tous les foyers de Paris : il n’ignore ni mes chevaux, ni mes maîtresses. C’est très confortable sous le rapport de l’entrée en matières. (Il bâilla.) Du diable si je ne lui fais pas l’effet d’avoir du génie avec tout cela. Du génie ? Mon Dieu ! (Il appuya sa main sur sa poitrine, à l’endroit où battait violemment son cœur, sous des billets de banque.) Je n’en aurai jamais… jamais… Et, entends-tu, Reutler, je crois que je m’en fous !…

Un frisson le secoua, pendant qu’il dressait devant lui, sur le store de soie bleue voilant la glace du coupé, un petit miroir à biseaux.

— Enfin, soupira-t-il rectifiant le pli de sa chevelure, je vais peut-être me distraire chez cet industriel.

Quand on lui annonça Paul de Fertzen, le directeur des Folies-Nouvelles eut un mouvement de curiosité. Il se leva et s’arrêta court dans sa première démonstration de politesse. C’était un homme trapu, noiraud, sur lequel semblait répandu quelque verni mou fleurant la graisse. Il se terrait en une pièce étroite, sombre, un tronçon de corridor illustré de cartes-album, très sale. Un divan rouge, constellé de taches, servait, pour le moment, de trône à un énorme chien danois de physionomie méchante. Sur un bureau s’étageaient des bocks et plusieurs canettes vides.

Paul ne fréquentait pas les bohèmes. Il fut intimidé par les canettes vides, hésita à s’asseoir.

— Monsieur, dit-il d’une voix sèche, car, pour dissimuler ses hésitations, Paul prenait toujours l’initiative de l’arrogance, je suis étonné que vous ne m’ayez pas répondu.

Le directeur se cala sur ses jambes courtes, se caressa la barbe.

— Eh bien, fit-il bonhomme, vous en avez, vous, un aplomb ! Heureusement que le ton me remet sur la piste. Le son de l’organe : vous savez, il n’y a que cela qui ne trompe pas. (Il ajouta, souriant :) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, cher Monsieur.

Il lui indiquait le divan rouge.

Paul fronça les sourcils, en serrant énergiquement la pomme du jonc qu’il tenait. Que voulait dire ce personnage méridional avec le son de l’organe, et pourquoi passait-il ainsi de la familiarité à la courtoisie, sans raison ? Un peu interloqué, le jeune homme demeura debout, le visage hautain.

— Votre manuscrit ? ronchonna le directeur continuant à le toiser curieusement. Je me suis bien gardé de le lire, je suis sûr qu’il est plein de talent ; mais ce n’est pas cette denrée qui nous manque, les manuscrits pleins de talent ! Moi, je ne lis rien de peur de me laisser attendrir. J’en possède quatre-vingt-cinq. dans mes cartons et signés de noms connus ! Oui, je suis sûr qu’il est très bien ; mon secrétaire va vous le rendre. Et puis, sans exagération, est-ce qu’on fait porter ça par son domestique, cher Monsieur ?

— Je suis d’un monde, Monsieur, riposta Paul fiévreux, où les corvées désagréables se font faire par ces sortes de gens.

Décidé à en finir, le cadet des de Fertzen prit le chien danois par la peau du cou ; de sa main souple, gantée comme une main de jeune femme, il l’enleva du divan et le reposa sur le sol, où l’énorme animal resta un instant à trembler, le mufle bas. Paul s’assit.

— Ah ! Bravo ! s’écria le directeur subitement enthousiasmé. Pour de la poigne, c’est de la bonne poigne : Ah ! non ! ça, c’est épatant ! Hé ! Duclerc ! Duclerc ! Viens donc, mon vieux.

Le secrétaire entra.

— Monsieur ?…

— Il y a, mon cher, que Monsieur que tu vois là, tu sais, le fameux portrait de La Gandara qui fit courir toutes nos petites femmes, il a empoigné César, César pesant son poids d’homme, et il l’a levé à bras tendu… Tiens ! comme ça…

Paul serrait de plus en plus la pomme de sa canne.

— Mais, pardon, Monsieur, je ne vois pas le rapport…

— Ah ! tant pis ! interrompit le directeur joyeux. Nous autres, nous boxons, nous nous escrimons toute la journée. Tenez, dans le Bain de la Sultane, c’est Duclerc qui double le grand esclave qui porte le lion vivant au deuxième acte. Un lion vivant, ça pèse, vous savez. Même lorsqu’il est apprivoisé. Il est très fort aussi, mon secrétaire, ce charmant garçon que je vous présente. Duclerc, montre tes muscles !

Docile, Duclerc retroussa ses manches, en riant, et fit saillir des muscles répugnants de grosseur.

— Mes compliments ! dit Paul désarmé.

Les deux hommes s’assirent en face de lui, tirèrent des cigarettes et lui en offrirent. Du Bain de la Sultane on se répandit sur les succès des théâtres voisins, on déclara, clignant de l’œil, que la littérature ne faisait jamais cent sous de recette à elle toute seule. Les réflexions de coulisses étaient entremêlées de mot de salle et de vigoureux coups de poing donnés sur le bureau où sautaient les canettes vides. Mis à l’aise par une raillerie de Paul qui ne reparlait plus de son manuscrit, ils en vinrent à démonter l’homme canon, membre à membre. Tout cela, c’était du truc. Avec de l’adresse, de l’exercice constant, on réussissait ce qu’on voulait. Mais la force, la véritable force… oh ! c’était toujours une belle chose. Miss Clary, l’Anglaise, ne soutenait-elle pas, du bout des dents, un gaillard bien plus gros qu’elle et sans filet ?

— Oui, Monsieur, sans filet ! On n’a pas l’idée qu’elle le lâchera. Si j’avais pu me l’offrir, pour un des tableaux de la Sultane ! C’eût été un solide clou !

Paul se leva pour sauver son poème des mains velues du secrétaire.

— Ne me gardez pas rancune, gouailla le directeur. Nous ne recevons jamais personne, et j’ai fait une exception en votre faveur. Heureux de vous connaître, tout de même. Marguerite Florane m’avait tant parlé de vous ! Oui, vous êtes un gentil garçon, mais la poésie, ça nous ferait fermer boutique ; les foules sont des brutes, vous savez, nous travaillons pour les foules, nous autres.

Écœuré par le mauvais tabac et l’odeur de chenil qu’exhalait le divan, Paul ne désirait plus que fuir ; cependant, il se ravisa parce que le secrétaire ajoutait :

— Une petite féerie, n’eût-elle que quatre rôles et pas de ballet, vous ne vous imaginez guère ce que ça coûte à monter, cher Monsieur.

— Si, je sais. Une trentaine de mille francs, jeta Paul reboutonnant son pardessus avec flegme.

Les deux hommes se regardèrent et eurent un haut-le-corps.

— Écoutez-moi, à mon tour, fit Paul rompant un silence pénible. Je ne suis ni poète ni boxeur, je suis amoureux ! j’ai une petite fée, sinon une petite féerie, à caser chez vous. Le manuscrit n’est pas mon œuvre. Supposez que ce soit écrit par le domestique qui l’a portée. Je suis comme vous, l’ai pas lue, ou si peu. Très persuadé que c’est suffisant pour abrutir les foules. Seulement, bien monte, avec des costumes, des décors originaux, et je m’entends à jouer du paillon, je crois que ça marcherait. Au premier acte, le rêve de Berthilde, cela se passe dans un jardin de roses rempli de cygnes vivants. Facile à dresser les cygnes et à transporter. — Je regrette que ce ne soit pas plus lourd, pour Monsieur dont les muscles préfèrent les lions ! — Il faudrait des rosiers nature et des bêtes superbes de blancheur. On parfumerait les jets d’eau pour que le rêve déborde sur la salle. Quant au costume de la petite femme, je m’en charge, elle aura des bijoux à faire pâmer les premières loges. Dois-je affirmer que je me charge de tout le reste, est-ce compris ?…

— Jolie, votre petite femme ? interrogea le directeur devenu grave.

— Une brune exquise, des yeux à fondre les chairs, répondit Paul souriant.

— Des cygnes vivants, reprit le directeur, il en faudrait au moins douze. On les attacherait sous l’eau avec des chaînettes un peu espacées, de sorte qu’ils auraient l’air d’être libres. Ils ne risqueraient pas de blagues, ces bêtes, et encore, un qui ficherait son camp au beau milieu de la lumière électrique, je vois d’ici l’écho de seconde que ça nous vaudrait : « Hier, à l’entrée de Mademoiselle… ?

— Jane Monvel !

— … de Mademoiselle Jane Monvel dans son royaume fleuri, l’un des gracieux animaux qui l’entourent s’est échappé malgré les efforts de la sympathique artiste et est allé se poser sur l’avant-scène du prince de S. » Suivraient des détails, plus les rappels, une ovation au courageux volatile, ou à la sympathique artiste. (Il se gratta l’oreille.) Tenez, j’ai bien envie de faire quelque chose pour la poésie. Vos trente mille francs, vous les rattraperez rien qu’avec le cygne, si on s’emballe là-dessus !

— Et la musique ? objecta le secrétaire pour la forme. Et la presse ?…

— Je m’en charge également, riposta Paul qui se promettait, du fond de l’âme, d’étouffer toute espèce de canard aux allures de cygnes.

— C’est en vers, hein ? dit le directeur ressaisissant le manuscrit.

— Mais non… c’est en prose un peu rythmée, voilà tout.

— Bon… ça me décide. Je vais piocher ça… Nous pourrions répéter la semaine prochaine. J’aimerais assez joindre quelque exercice de force au tableau gracieux du jardin de roses… Par exemple, une entrée de laboureurs se gourmant ! Est-ce que vous permettriez ?…

Je consulterai l’auteur, murmura Paul dont l’estomac se soulevait ; et il salua.

— Mes respects à Madame ! cria jovialement le directeur du haut de la rampe.

Paul, descendant l’escalier fumeux des artistes, songeait :

— Les exercices de force, les exercices d’adresse !… Byzance, aussi, a crevé de sport !

Quelques minutes plus tard, pénétrant chez sa maîtresse, il lui annonça la nouvelle :

— On répète la semaine prochaine. Es-tu contente ?

Jane, qui était couchée, bondit hors du lit, les bras ouverts.

— Oh ! que je t’aime ! Tu es mon sauveur… je pensais au suicide ! je vais enfin devenir quelqu’un…

— Et moi, donc ! fit Paul pouffant. Je suis déjà le monsieur qui a trouvé la douzaine de cygnes.

— Dis ! Raconte ! répétait Jane l’étouffant sous ses baisers. On accepte ta pièce ! je crois bien, elle est si belle ! Mais, parle, comment tout cela s’est-il passé ?

— Ma foi, déclara Paul, cette aventure est des plus simples : on accepte ma pièce (il allait dire : parce que mon frère m’a donné trente mille francs ; il se mordit la langue, et, fermant doucement les yeux de Jane sous ses lèvres, il murmura :)… parce que j’ai pris un danois par la peau du cou !

Les répétitions furent menées rondement. Le directeur, entre deux séances de boxe ou de savate, arrivait en claquant les portes, le front suant, les mains rougies et les jarrets distendus. Il déployait une activité merveilleuse, surveillant à la fois les répliques des acteurs et les gaffes du metteur en scène. D’une voix fausse, il imitait à ravir toutes les intonations des femmes. Silencieux, dans leur loge noire, Jacques-Reutler de Fertzen et Paul-Éric suivaient ses gestes d’ogre en goguette tout en échangeant des sourires de dégoût. Pour Jane seule, l’ogre se montrait plein de respect, avec un tact d’homme qui sait son monde. Il disait : « Mademoiselle, vous devriez bien élever la voix », se tournant vers elle avec une demi-courbe des épaules très caractéristique, tandis qu’il criait à la petite Hubert, chargée du rôle de la sœur de lait : « Toi, faudrait gueuler moins fort. » Au milieu de ce théâtre coquet, pimpant comme un boudoir, où les hommes en habit avaient déjà l’aspect de chevaux de corbillard se promenant dans des fleurs, il représentait le buffle, le bon buffle adroit, levant les pattes pour ne rien abîmer. Reutler, traîné là par son cadet, y ressentait plus lancinante son intolérable névralgie, et Paul se tordait en les affres d’un mauvais rire.

Quant à Jane Monvel, elle exultait. Plus de pressentiments, plus de tirades patriotiques, elle nageait en pleine félicité sentimentale. Les ouvreuses, les machinistes commençaient à la saluer en disant, se poussant du coude : « La débutante… celle qui a le sac ! » Elle avait une façon étonnante de leur faire voir ses dessous de Valenciennes, en sautant du coupé de Paul sur le trottoir, et elle n’oubliait point les pièces blanches. Le jour où elle proféra, parlant des acteurs jouant avec elle : « Ces sales cabots ! » Paul la jugea définitivement classée. Cabotine comme les autres, ni mieux ni plus mal, elle finirait comme les autres, demi-mondaine respectable, celle dont on peut vanter le premier métier en pensant au second. Ce serait la faute de Paul encore plus que la sienne, mais Paul se réjouissait de rompre si correctement… Les ruptures, ce n’était pas drôle, on ne pouvait pas les transformer toutes en nuits nuptiales ; et dès qu’il se sentait une pointe d’amertume, pour passer le temps, il l’aiguisait sur son frère.

— Oui, ta faute ! appuyait Reutler très sombre au fond de la loge noire.

— Allons donc ! Ma faute ! Elle est née pour le vice, grondait le cadet. Tous les sentimentaux, c’est vicieux naturellement. Elle m’a bien avoué que lorsque Mme de Crossac changeait de costume, dans leur théâtre intime, elle était saisie d’un frisson bizarre à la vue des pots de rouges et finissait par lui baiser les bras, que la dame a d’ailleurs fort beaux. Sa mémoire d’oiselle reflète des choses terribles qui ne demandent qu’à prendre corps. Je suis sûr que quand elle entend les trois coups, elle s’imagine son père l’artilleur tirant le canon. Sois tranquille à son égard, elle se jouera toutes les comédies… sans les savoir et par conséquent sans succès.

Reutler, échoué dans un fauteuil, se tenait les tempes.

— Tu es incapable d’entendre, mon grand ? questionna le jeune homme.

— Oh ! je n’entends plus quand on crie, tous ces gens-là m’ont l’air fou. Encore plus fou que toi. Il y a des choses délicates et charmantes pourtant dans cette pièce que tu qualifies d’idiote, et ils noient tout dans le même torrent d’inflexions furieuses. Je ne suis qu’un piètre juge, seulement, cela me navre.

— Le convenu pittoresque ! Le mot souligné ! L’effet qu’on lâche en jet de fronde au nez du spectateur, c’est du bon théâtre, mon grand ! ricanait Paul. Tu ne veux pas revenir à la Comédie Française sous prétexte que les plus fameuses vedettes y font sonner les r comme des charretiers qui jurent ! — Entre parenthèse, ils ont à la Comédie une vraie vierge de vitrail comme celle que je rêvais pour ma moyenâgeuse. Il y a bien Mlle Lyriano, tu sais ?… celle dont le teint d’hostie donnerait à l’amour un ragoût sacrilège, la si étrange fille au profil de madone ; seulement, on la condamne au Racine, elle n’est pas pour poète libre ! Elle est dans les fers de la royauté sociale. — Mais ici, mon grand, tout se corse ! Les moindres répliques ont l’air de boucliers lancés sur Tarpéia. Ce sont des avalanches de bronze. Ici, le convenu, on le met au point, on l’aligne, on le tend, jusqu’à ce qu’il résonne comme un tambour. (Paul s’interrompit pour crier :) Bravo ! Jane ! Bravo ! (Il se retourna vers son frère.) As-tu entendu ? « Et des roses se meurent qu’on ne respire pas. » Elle dit cette pauvre phrase de prose comme elle réciterait le songe d’Athalie ; j’ai envie de l’étrangler !… Bravo ! Bravo ! Jane, je suis très content !

Et, se penchant au rebord de la loge, Paul envoya des baisers à la jeune fille, laquelle, fière de son approbation ironique, reprit la phrase sur un ton de mélodrame à la Crossac.

— Enfin, quoi ? disait Reutler étourdi par la verve méchante de son cadet. Est-ce que cela t’amuse ou est-ce que cela t’ennuie ? Retire la pièce ! Tu en as tous les droits.

— Et mon émotion de première ? J’y compte ! C’est mon bénéfice d’auteur anonyme. Je le veux ! J’y tiens ! À dix-neuf ans, une émotion de première, ce n’est pas banal. Puis, je ne mérite pas davantage.

— Toujours tes orgueilleuses modesties ?

— Sincèrement, est-ce bon ?

— Ce n’est pas ce que tu feras plus tard, tu es encore jeune, Éric, et tu mettras du vin pur dans ton eau de roses !

— Non, Reutler, je ne ferai jamais rien de pur, ou de forme ou de fond, car je n’aimerai jamais rien purement, ni maintenant ni plus tard.

Et la voix dure de Paul s’éteignit dans une sorte de hoquet sanglotant, peut-être un rire.

Ce jour-là, les deux frères se retirèrent avant la fin de la répétition.

L’émotion de première que le jeune homme désirait, il l’eut, sinistre et atrocement perforeuse de moelles, beaucoup plus dramatique, certes, qu’il n’osait la rêver.

Lé soir du début, Paul s’appuyait sur le bras de Reutler dans les coulisses. Ils étaient tous les deux du côté cour, et du côté jardin, Jane Monvel s’avançait, grave, recueillie, tenant un lis d’argent à la main, traînant derrière elle, avec une enfantine majesté, la longue queue de sa robe de damas blanc. Des manches, largement pendantes, lui faisaient autour des bras comme le repliement de deux chastes ailes, et son front baissé sous une ferronnière de perles fines, ses bandeaux à la vierge, le fard dont elle avait su miraculeusement se servir, la rendaient vraiment séduisante d’un genre de séduction qui touchait, malgré sa factice ordonnance. En avançant, elle leva les yeux, aperçut son amant ; baisant son lis, elle lui envoya de loin une caresse qui triomphait. Ses yeux scintillèrent de vrai bonheur. Comme elle était très émue, elle eut l’air, cinq secondes, d’une jeune mariée un peu folle, attendrie, mais espérant l’époux avec une ardeur presque sauvage et certaine, enfin, d’entrer de plain-pied dans son rêve nuptial… elle fit un faux pas, ne poussa aucun cri, étendit seulement d’instinct ses deux bras blancs qui ouvrirent ses larges manches et la firent tout à coup planante au-dessus de la terre, surhumaine, puis elle disparut, tandis que le lis d’argent roulait jusqu’au milieu de la scène vide.

Reutler eut un soubresaut. Il regarda Paul, stupéfait. Paul, d’un geste machinal, se frottait les yeux.

— Ah ça, qu’arrive-t-il ? murmura le jeune homme. Elle était là, elle n’y est plus ! Et dans l’ombre du portant, je crois la voir encore. Reutler, fais-moi donc le plaisir de me pincer. Est-ce que je suis ivre ? J’ai bu du champagne pour me monter… J’en aurai trop bu ! Reutler !

— Non, répliqua Reutler inquiet, tu n’es pas ivre et nous ne rêvons pas. Ce qui vient de se passer est anormal.

— J’y suis ! fit Paul se frappant le front. Un nouveau truc du directeur. Il aura changé l’entrée, la trouvant pas assez exercice de force ! On va la voir regrimper ou redescendre sur un trapèze. Il me paiera cela, le misérable !

Paul, nerveux, Reutler, toujours calme, avancèrent un peu, de leur côté, en effaçant le plus possible les épaules. Alors, ils aperçurent toute la grâce du jardin des roses s’étalant en corbeilles parfumées, sincèrement, délicieusement vrai dans sa prodigieuse richesse fleurie. Des buissons entiers de rosiers disposés avec un art magique lançaient dans l’atmosphère blonde des herses leurs mille corolles, dont les nuances s’opalisaient jusqu’à la transparence du rayon, des jets d’eau bruissaient sur les vasques de marbre, semblaient offrir des bouquets de pierreries odorantes, car on les avait mêlés à d’énormes vaporisateurs d’essences, et le chantonnement des violons de l’orchestre s’harmonisait à leur musique douce, en frôlis d’insectes butineurs. Les douze cygnes, ahuris, les yeux brusquement dessillés par la fulguration d’un jour incompréhensible pour leur pauvre entendement de bêtes royales, se balançaient sur l’eau des vasques avec des roulis effarés qui pouvaient donner la sensation d’une printanière allégresse. Battant le fond des bassins de zinc de leurs palmes enchaînées, ils faisaient ruisseler sur les moires de cette onde, sage comme une étoffe, un peu de la vie animale de la grande nature, et l’un d’eux, mi-dressé dans l’épanouissement d’une colossale gerbe de diamants liquides dont la fraîcheur commençait à pénétrer ses plumes, déploya la splendide envergure de ses ailes ; tout effrayé par l’intensité de cette apothéose du faux, il poussa un cri discordant, son terrible cri de réalisme.

Un applaudissement frénétique lui répondit. La salle, d’abord muette, enchantée, explosait tout à coup sous la rupture du charme. Il n’en fallait pas plus pour l’emballer et gagner la partie. Elle avait humé l’odeur des roses ; les femmes, surprises par la véhémence du parfum, trépignaient de joie, brisaient leurs éventails ; les hommes, redevenus enfants, comptaient tout haut les cygnes et cherchaient vaguement du pain dans leur poche comme au Jardin d’Acclimatation.

Ce n’était ni compliqué, ni littéraire, mais cela embaumait la poésie, celle des formes et celle des couleurs, celle des fêtes sensuelles où l’on peut s’endormir dans la sécurité naïve de tous ses appétits, Il n’était pas besoin de paroles sur cet air-là. Ce qui allait venir les laisserait désormais très indifférents. On se reposait d’avance des phrases plates sur l’heureuse harmonie du décor, et le fond bleu des toiles peintes demeurerait vraiment le ciel, même si les acteurs restaient aphones… Pourtant, il fallait que quelque chose vînt !

En attendant l’apparition prévue de la débutante, la scène était déserte, Corps sans âme, elle déroulait sa beauté physique sans plus de mystère et les cygnes donnaient, seuls, des répliques faciles, à longs coups d’ailes.

Les violons, habitués aux tracs multiples des nouvelles venues, recommencèrent le prélude, une mélopée tendre, durant laquelle Jane devait soupirer les premières phrases de son rôle. À la fin du morceau, un léger murmure s’éleva du fond de la salle. Dans la fluide irradiation des lumières et des essences vaporisées, on perçut le malaise de toute cette foule de bonnes volontés entassées devant ce paradis rose, béant comme un four.

Paul n’y tint plus. Aucun truc de féerie ne surgissait, ni des planches, ni des frises. Suivi de son frère, il fit le tour, derrière le théâtre, et trouva le directeur en conversation vive avec le chef machiniste.

— Alors, imbécile, ce n’est pas vous qui avez sifflé au fond ? disait le boxeur, les joues suantes. Je vous répète que j’ai entendu siffler !

— Moi, Monsieur, répondait l’homme abasourdi, j’ai pas sifflé. Pourquoi que je l’aurais fait puisqu’il n’y a pas de truc de fond avant le trois ! Je sais mon métier, peut-être ! Voyons, patron, c’est pas raisonnable de croire ça !

Reutler tressaillit ; ses lèvres se plissèrent, torturées de leur involontaire frisson. Il revit, comme dans un éclair, le regard fixe, subitement inexplicable, de Jane étendant ses bras. Lui, qui observait tout sans s’intéresser à rien, il eut la prescience d’une fatale aventure, et, laissant le directeur demander à Paul ce que devenait sa débutante, une petite pécore qui allait exaspérer un public si bien en forme, il s’élança du côté où il pensait voir encore la jeune fille.

Là, juste à l’endroit de sa dernière apparition, il y avait un espace sombre dans le plancher, une sorte de bouche noire ouverte en rond, ombrée davantage par l’arête d’une haie d’églantiers artificiels, un trou de citerne d’où montait un vent glacial, puant.

Le directeur, voyant de loin Reutler se pencher sur le gouffre, ne fit qu’un saut et hurla, de tous ses poumons :

— Au rideau ! Baissez le rideau ! Une annonce, n’importe laquelle !

Il avait compris.

Reutler, très pâle, supplia d’une voix émue :

— Empêchez mon frère d’avancer, Monsieur !

De mauvaise humeur, tous les nerfs tendus vers cette salle bondée qui éclatait en transports de rage, Paul se jeta furieusement sur son frère.

— Elle a donc manqué son entrée, cette sotte ?

Reutler l’arrêta d’un mouvement autoritaire.

— Je te défends de regarder. Elle… s’est trouvée mal… on l’a rapportée dans sa loge… dans sa loge… entends-tu !

Mais Paul regarda, pendant que le directeur, dont le visage cramoisi avait l’aspect d’une flamme, sifflait tout le personnel, ajoutant une note aiguë au concert offert par les spectateurs.

— Allons donc ! Elle n’est pas tombée dans ce trou, je présume. Ce serait trop bête !

Peu habitué aux dessous d’un théâtre, Paul ne pouvait pas s’imaginer qu’une chose extraordinaire ne fût pas naturelle sur la scène. Ce trou-là ne devait pas communiquer avec l’enfer. On allait vivement l’en tirer et la remettre d’aplomb. Une histoire de trac. Elle vibrerait moins les passages dramatiques, mais c’était le costume… pourvu que la robe fût intacte, mon Dieu !

— Jane, cria-t-il impérieusement, ce n’est rien, je suis là, on fera une annonce…

Autour de lui, les machinistes, les habilleuses se bousculaient, semblant sortir de terre ou tomber des cintres, les acteurs, les actrices dégringolaient des escaliers, à moitié nus dans des maillots sales, l’enchanteur, son grand bonnet orné de constellations brillantes posé de travers sur une face désolée de vieil homme, la fée portant une traîne de cour sur un jupon d’orléans gris, les petites paysannes, toutes, encore, en costumes de ville, se pressaient, poussant des exclamations d’horreur ou fondant en sanglots — on eût dit une pension pleurant l’institutrice — et, dominant le tumulte, la haute taille de Reutler masquant le trou, d’où s’échappait, se mêlant aux senteurs exquises des roses vivantes, une odeur fétide, une abominable odeur de mort.

Les pompiers de service et le directeur se firent obéir tant bien que mal, la grande trappe des dessous glissa dans ses rainures huilées, découvrant un paysage blafard de poutres, de treuils, de boiseries enchevêtrées, ignobles, au milieu des buissons fulgurants des rosiers. Des échelons parurent, et l’on descendit.

Paul, épouvanté par cette soudaine irruption de la réalité dans son rêve, s’appuya frémissant sur le bras de son aîné,

— Oh ! comme c’est profond ! Où est-elle ? C’est impossible ! Je ne veux pas, moi, qu’elle soit là-dedans.

— Du courage, répondit doucement Reutler le serrant contre lui, elle n’est peut-être pas morte. Sois un homme, voyons !

— Ah ! Monsieur le baron, glapit l’habilleuse de la jeune fille se tordant les mains, ce serait un miracle, faut pas l’espérer. Elle est tombée dans le grand dessous ! Songez donc ! C’est le truc par où on monte les arbres !

Paul eut un cri déchirant. Il se précipita derrière les pompiers qui élevaient des torches, cherchant à illuminer ces cavernes.

— Jane ! Ma Jane ! s’exclama-t-il descendant par bonds désespérés, aux risques de se rompre les reins. Je veux ma Jane, il faut qu’on me la rende ou je vous fais tous jeter en prison ! Assassins ! Vous êtes des assassins !

Cette fois, il la tenait, son émotion de première.

La descente fut effroyable. À chaque palier, les gémissements de Paul devenaient plus rauques, il se mordait les poings tandis que Reutler, le saisissant par les épaules, l’empêchait de se lancer en bas pour aller plus vite. Le directeur, suant à grosses gouttes, se lamentait, jurant comme un forcené, et l’habilleuse, qui avait voulu les suivre pour chercher Mademoiselle qu’elle aimait bien, alternait avec des petits cris d’enfant malade. Très anxieux, les pompiers prêtaient l’oreille aux entrebâillements sombres des boiseries, d’où pendaient de colossales toiles d’araignées, rideaux funèbres qui ne se levaient pas. On n’entendait rien. On ne rencontrait rien. C’était sans doute encore plus bas, toujours plus bas ! La spire des échelles semblait avaler goulûment les chercheurs. L’air était lourd. On n’y voyait presque pas, et en haut, quand on levait les yeux, on apercevait un rond de lune d’une clarté d’eau, une espèce de soupirail plein de lueurs jaunes dans lequel s’agitait un petit homme falot, coiffé d’un bonnet pointu de magicien : l’enchanteur, demeuré curieusement penché sur cet immonde abîme.

On y arriva, cependant, aux grands dessous, une cave suintante, un véritable fond de citerne, et là resplendirent la robe de soie blanche, puis les ailes étoilées de gemmes, les manches gracieuses, étendues en croix, la longue chevelure dénouée, frisante et fluide, toute poudrée d’étincelles ! Ce fut à peine si on put s’apercevoir qu’il y avait un corps dans cette robe somptueusement étalée sur cette fange, aplatie, incrustée comme un bijou qu’un marteau a enfoncé brutalement.

Les pompiers firent le cercle, tâchant d’écarter le jeune homme. Ils essayèrent de ramasser la petite femme, mais, vraiment, elle n’y était plus, la petite femme, il n’y avait plus rien d’elle que sa belle défroque d’actrice, son superbe manteau de jeune reine envolée définitivement pour le pays des songes mélancoliques. Cela craqua, sec et net, comme une effigie de carton. Il n’y avait ni sang, ni blessure hideuse. C’était propre, très correct, la figure d’ange était devenue toute brune, aussi brune que les cheveux, et les jolis bras blancs, sous le blanc des fards, avaient verdi, se changeant en un jaspe strié de veinules bleues. Elle donnait l’impression d’une image, quelque créature-objet tenant à la fois de la momie et du bas-relief.

Reutler, dépassant les pompiers de tout son front, voyait très bien. Il détourna la tête.

Paul lui échappa, glissa à quatre pattes. En examinant la singulière image, il eut l’air de rire, puis perdit connaissance.

— Tant mieux ! tonna le directeur s’essuyant les joues du revers de sa main. Je préfère ce dénouement-là, car, parole, il y a de quoi devenir fou pour un garçon qui aimerait ! Heureusement, Monsieur Paul n’est qu’un enfant ! Un enfant comme elle, la pauvre mignonne ! Ah ! nom de Dieu ! Dans mon théâtre, chez moi !…

Reutler emporta son frère pendant que, respectueusement, un pompier prenait cette petite poupée disloquée qui avait la coquette pudeur de ne pas perdre de son. Il n’avait jamais fait de si propre besogne. Elle embaumait les poudres et les fards. Elle sentait la rose, elle sentait le luxe ! Avoir tout et, brusquement, à un coup de sifflet du diable, n’être plus rien, devenir un chiffon. Le brave homme tremblait.

— Monsieur, déclara Reutler très durement au directeur, vous allez ordonner une enquête. Vous ferez fermer les portes de votre théâtre s’il le faut, mais nous saurons pourquoi une femme a été tuée ici ce soir ! Je désire savoir la vérité, vous m’entendez ? Les trappes ne s’ouvrent pas toutes seules ! Cet accident a l’apparence d’un crime, et je vous en fais responsable.

Le directeur des Folies-Nouvelles secoua sa hure avec découragement. Il devinait que celui-là n’était pas un enfant et qu’il se trouvait à sa merci. — Oui, Monsieur le baron, oui, hoqueta-t-il.

L’habilleuse sanglota :

— Ça, c’est une vengeance ! Monsieur le baron peut m’en croire, j’en mets ma main au feu.

— Écoutez ! reprit le directeur, vous commanderez à ma place et vous chambarderez tout, si vous y tenez. Je vous jure que c’est la bouteille à l’encre pour moi. Je connais mon théâtre, je connais mes machinistes, tout ça fonctionne au doigt et à l’œil, je n’ai jamais eu d’accroc pareil dans le service d’une première. Pas besoin de vous dire qu’on aimait la gamine, ici, elle était généreuse et elle n’a volé l’amant d’aucune de ces demoiselles ! Non, ce n’est pas un accident venu de chez nous ! Je suis de votre avis, ça sent de l’assassinat, Seulement, je me creuse le cerveau pour savoir qui aurait eu de l’intérêt à tuer cette mignonne, à la siffler de cette façon, car, ça, j’en suis certain, on a sifflé, je l’ai entendu, c’est même cela qui m’a fait descendre du pont où j’étais pour venir voir. Quand je devrais être guillotiné, j’affirme qu’on a sifflé, Monsieur.

Reutler se pencha sur l’épaule de son frère, se fendit compte qu’il ne tarderait pas à revenir à lui. Il suffirait d’un peu de brise respirable.

Il questionna, d’un ton moins dur :

— Est-ce qu’un soir de première des étrangers au service ne peuvent pas s’introduire chez vous ? Est-ce qu’un maladroit… ou pis… un malintentionné… (Reutler s’arrêta, regarda le directeur en face, mais sans le voir ; il entendait une voix lointaine, une voix dolente de jeune sentimentale répétant : « J’ai peur de Madame, j’ai peur de Madame ! ») ou, pis, un complaisant largement payé qui… (Il s’arrêta de nouveau.)

— Votre frère vous pèse ? Voulez-vous que je vous aide, murmura le directeur hypnotisé par ce regard noir de Reutler soudainement illuminé dans les ténèbres ; je ne vous propose pas de le porter à moi tout seul parce que je ne suis pas un géant. Mâtin ! quelle poigne vous avez, Monsieur le baron, ajouta-t-il, son admiration pour les exercices de force lui revenant en dépit la gravité de la situation.

— Un misérable payé, c’est cela, scanda Reutler sans s’occuper des réflexions du bonhomme, bien payé, ayant étudié les lieux et les usages depuis plusieurs jours ; un de ces êtres louches qui suivent les voitures des femmes pour ouvrir leur portière et ignoré de tous se substitue, ne fût-ce qu’une minute, à un chef machiniste, occupé ailleurs, jette ce coup de sifflet mortel… en réponse à un autre coup de sifflet étourdi lancé dans certain salon. Vous avez entendu réellement ce coup de sifflet, Monsieur ! répondez-moi, selon votre conscience !

— Je vous le jure ! fit le directeur. Et il baissa le ton. Est-ce que votre frère n’a pas eu… dans la haute… (Il souffla péniblement.) Ce sont, du reste, des choses qui ne me regardent pas.

Effaré d’en avoir déjà trop dit, le bonhomme devint blême.

— Prête, la doublure ? demanda Reutler d’un accent bref, subitement très calme.

— Sans doute, on ne s’embarque pas sans doublure, chez nous, mon cher Monsieur.

— Eh bien, pas d’enquête et pas de scandale, jouez la pièce avec la doublure en déclarant un accident. Au besoin, affirmez que Jane Monvel est vivante. Moi, je m’occuperai du reste.

Rattrapant le groupe qui transportait la petite morte dont la chevelure balayait les échelons en semant des perles fines, Reutler donna quelques ordres, de son ton sourd, presque tranquille. Le grand Monsieur dédaigneux des répétitions leur parlait, maintenant, à tous, d’un étrange accent de volonté qui indiquait que c’était peut-être lui le véritable auteur. En vingt secondes il déblaya le terrain, comme un général sur un champ de bataille, écartant les mourants et les morts. Le directeur évoluait passivement, les actrices s’essuyaient les yeux, les machinistes couraient à leur poste. Pendant qu’on expédiait du côté de la rue de Verneuil le coupé contenant le cadavre sous la garde du vieux Jorgon, la doublure anima la somptueuse toilette, où ne se révélait aucune trace de boue, tant l’habilleuse avait fait merveille en piquant, çà et là, des roses fraîches, la somptueuse toilette de la reine morte, qui, retrouvant ses plis droits d’étoffe impériale, fit une entrée sensationnelle.

Surexcités par l’annonce, les spectateurs huèrent la débutante, mais ils réapplaudirent frénétiquement le décor.

Et durant que la vie des illusions charmeuses reprenait son cours, la petite âme de Jane Monvel, au bruit sinistre des huées, traversait les inextricables dessous de l’infini, roulait d’abîmes en abîmes, plus bas, toujours plus bas ! Ayant laissé sa jolie chrysalide chez les hommes, le pauvre papillon fou, éperdu, nu, fuyait, sans savoir, sans comprendre, en pleines ténèbres. Il descendait et descendrait encore plus bas, toujours plus bas, beau coup plus bas, éternellement plus bas !…