Les Hors nature/02-05

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Mercvre de France (p. 277-300).
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V

Sur la balustrade, le prince. Mes-Yeux faisait de petits sauts et frappait le marbre lisse de ses pattes comme une femme élégante frapperait du talon sous sa jupe. Sa tête bleue, ornée d’une aigrette de cinq émeraudes, sa tête serpentine dont les prunelles, royalement stupides, avaient l’immobilité des pierreries, se tendait, agressive, et selon son habitude, il poussait des cris furieux. Trop lourd pour voler, il se précipitait par bonds, gravissait les terrasses en s’accrochant aux aspérités des murailles, et, dès qu’il apercevait Paul-Éric, se jetait sur lui dans une fièvre d’oiseau rancunier. Il haïssait Paul. Chose étrange, Paul tolérait toutes ses colères. C’était tellement le plus beau paon du monde ? Ce jour-là, du milieu des pelouses, le prince Mes-Yeux venait de monter jusqu’au jeune homme, les ailes frémissantes, l’œil fixe, son bec de pourpre prêt à la cruauté. Entre les deux rois de Rocheuse, la bataille s’éternisait, et malgré l’offre des meilleures friandises, l’oiseau rageur battait belliqueusement de l’éperon sous les soyeux volants de sa robe.

Reutler, assis à l’autre extrémité de la serre, contemplait cette scène de grâce et rêvait. Le livre qu’il lisait avait depuis longtemps glissé de ses mains molles, il respirait voluptueusement l’air tiède, admirait la féerie de la campagne, que des nuages, passant vite, couvraient de caresses légères, et le jeune rieur, planté droit, le front haut, comme épanoui en fleur d’or.

Calme ! douceur ! est-ce que l’air ne sentait pas la vanille ?

Ah ! cette heure divine ! l’heure de la sieste ! Pour se laisser vivre une heure dans ce paradis, ou cet enfer, sans penser, sans parler, sans lutter, il finissait, quelquefois, par croire à la bonté de la nature… Surtout, quand il entendait le pas de Paul-Éric franchissant le seuil du grand salon, ce pas souple qu’il entendait toujours parce que son frère ne faisait aucun bruit en marchant. Ce pas de félin rôdeur ! Quelle joie secrète il lui donnait, joie plus intense de tout son mystère !… Oui, le vent qui semble rouler sur elles-mêmes les lointaines routes poudreuses, embaume la vanille… et ce n’est pas la chevelure blonde que l’on secoue dans l’air ! La nature est bonne. Rien n’est autrement que naturel. Pourquoi ne pouvait-on s’aimer noblement ? Et quelles chimères zébraient le ciel fulgurant d’ombres noires ? Pourquoi pas l’espoir du bonheur au lieu de l’espoir de la mort ? La volupté qui cesse d’être un supplice demeure-t-elle la volupté ? Seul, celui qui l’a inventée, en inventant le monde, doit être maudit.

Calme ! douceur ! Son Éric, un enfant ! On ne tue pas les enfants malades. Il se guérirait. Et Reutler, l’index sur ses lèvres frissonnantes, le contemplait, récapitulant toutes les chances qu’on avait encore de vivre.

Le jeune homme lui obéissait, depuis quelque temps, avec une docile promptitude d’élève qui désire plaire au maître. Le matin même, il s’était levé dès l’aube pour aller à l’étang de Rocheuse prendre ce bain glacial que prescrivait la sinistre hygiène de l’aîné, dans une pièce d’eau perdue en forêt, cernée de basses branches vertes la faisant sombre, presque couleur d’encre. Tableau charmant… mais que Reutler ne voyait qu’imaginairement, car il refusait d’accompagner son frère. Il le confiait à Jorgon, les yeux clos, regrettant de ne pouvoir aveugler tous ses gens, le groom, ce garçon dont le regard faux suivait Paul-Éric à travers les halliers, comme un vil braconnier suit les ébats d’une bête merveilleuse qu’il convoite, n’osant pas encore lui tendre un piège. Non, ce serait trop lâche, cette jalousie sans objet ! Reutler, le maître, était trop haut… mais l’étang de Rocheuse était bien loin ! Il rêvait d’entourer ce petit lac de murs énormes ou de palissades impénétrables… et quand Paul-Éric lui revenait, le teint éclatant, les yeux humides, un peu les tempes bleuies par le sang plus vif battant les veines, on se promenait le long des terrasses en causant chevaux anglais ou poèmes inédits très correctement. Ah ! ce regard mouillé d’une onde, qui le lui avait volé un moment tout entier ? Ce regard ironique et cependant si câlin ! Comment faire pour ne pas lui poser une de ces questions folles avouant tout un nouvel état d’âme ? Jaloux de qui et de quoi ? On n’est pas jaloux de ses domestiques ! On n’est pas jaloux d’une eau froide !… Et, de bonne foi, Reutler se disait qu’il ne fallait plus supporter l’enfantillage des bracelets d’or. Là-bas, ses gens devaient s’étonner de voir des bijoux à ses bras nus. Toutes ses mièvreries le tyrannisaient, lui, le tyran, d’une manière abominable. Il avait cédé pour demeurer d’apparence indifférent, mais il finirait par les lui réclamer, les lui arracher, d’un mouvement involontaire. Non ! Non ! Pas cela ! Ces mystérieux anneaux d’une chaîne féroce, il les avait forgés lui-même, et sa belle statue d’Adonis ne pouvait pas aller là-bas si complètement dépouillée de son amour. D’ailleurs, lui, le maître, ignorait l’esclavage et ses soupçons seraient trouvés ridicules.

Au déjeuner, le matin de ce jour calme, on avait fait des projets pour l’hiver. L’Impossible, ce poème interminable, s’annonçait, prétendait le jeune homme, comme une œuvre géniale. Beaucoup moins modeste que jadis, l’auteur se découvrait du génie maintenant, chaque fois qu’il écrivait une ligne. Après les chasses, chez les de Preuille où les deux jeunes filles s’alanguissaient au souvenir du poète, on retournerait à Paris et on y publierait des volumes, on se sacrerait grand homme. Reutler souriait. Être un grand homme, c’est prendre l’habitude de jouer un personnage très ordinaire devant les déférences de la foule. En se sentant regardé, Paul-Éric ne consentirait-il pas à être plus simple ? et n’y aurait-il pas moyen de lui faire épouser, un soir de gloire, où les attendrissements de la vanité satisfaite vous tiennent lieu de morale, une de ces deux jolies filles des de Preuille, celle qui avait bien voulu échanger un cheval anglais qu’elle adorait contre une jument arabe un peu vicieuse ? L’union sage, philosophique, un de ces mariages précoces qui sont comme un remède à toutes les mauvaises passions. Raisonnant, analysant, daignant sourire, Reutler se sentait néanmoins très inquiet. Aurait-il le courage de préparer cette union et d’essayer de le guérir par un remède imbécile, quand lui, le philosophe, préférait la mort ? Il songeait, le regardant s’amuser avec un oiseau, que son enfant ne méritait pas un sort aussi sérieux, puis il détournait la tête en murmurant :

— Je fais trop de musique, mon orgue m’exalte. C’est une distraction profane qui me rend nerveux. Je la supprimerai. Je n’arrive plus à penser juste. Je n’ai aucune raison de mourir. On ne meurt pas pour la félinité d’une taille qui ploie ! C’est absurde ! je me dois à lui et je vivrai. Seulement il faut que son regard câlin cesse de m’insulter, il le faut ou je m’abaisse moi-même en tolérant ce regard ! Mon Dieu ! Comme tout est mensonge et comme je devine la nature plus vraie de toute la fausseté de mon bonheur présent !…

— Coco ! déclara Paul de sa voix chantante. Coco, tu es méchant ! Tu me mords comme un chien ! Voyons, Coco ! Fais donc la roue !

À distance, il lui offrit un morceau de biscuit que l’oiseau goba goulûment dans un furieux coup de bec.

— Éric, dit doucement l’aîné, il finira par te crever les yeux, ne l’irrite donc pas ainsi !

— Tu entends, Coco, poursuivit Paul en protégeant son visage de son coude, notre estimable frère prétend que tu as envie de le priver de son plus cher trésor. Prince Mes-Yeux, ménagez-moi. Je ne suis ici qu’un platonique bouffon de cour, et si je perds mes grelots, je ne sers plus à rien. Je vous défends de nous aveugler, nous sommes déjà passablement louches… Si cela devenait de la nuit… sacrebleu ! il faudrait marcher à tâtons, et de cette manière, j’ai entendu dire, quand j’étais petit, qu’on allait toujours trop loin… Fais la roue tout de suite ou je te tue !…

Reutler l’écouta, fronçant peu à peu le sourcil.

— Envoie-moi cet oiseau-là au diable ! fit-il impatienté et redoutant une scène dont l’animal pourrait être la victime, car, décidément, le temps sentait l’orage.

— J’ai une idée, mon grand ! Cet oiseau-là est une bête et je vais te le prouver. Attends une seconde…

Il partit en courant, se jeta dans le salon, revint tenant un immense éventail de satin vert et se planta devant l’oiseau, l’éventail levé.

— Regarde, Coco ! Je suis un paon, je suis un prince Mes-Yeux, mais je suis le plus beau ! N’est ce pas, Coco, que tu es jaloux parce que je suis le plus beau ? Regarde-moi bien !

Et d’un coup sec du poignet, avec une habileté toute féminine, il déploya l’éventail derrière sa tête dans un si beau geste de grâce que l’oiseau, par esprit d’imitation, fit la roue. On entendit le bruit de la détente soyeuse de toutes ses plumes, et, sur la splendeur des émeraudes en fusion, le soleil répandit sa pluie d’or, pendant que Paul renversait la tête sur le satin vert de l’éventail où ses cheveux mirent du jour.

— Il me rendra fou ! songea Reutler.

— Hein, fit Paul triomphant, quel est le plus sot de nous trois ?

— … Lui donner des gifles, pensait l’aîné, je crois le moment venu… et je ne peux pas… je crois que, désormais, c’est la seule chose que je ne puisse plus faire !

Il répondit tout haut :

— La nature ne devrait pas se tromper.

— Merci ! dit Éric, saisissant l’oiseau qu’il envoya tourbillonner dans l’espace. Tiens, Reutler, vois-le qui recommence là-bas pour ses paonnes… un dérivatif à ses colères ! Il est idiot, cet oiseau.

Paul s’assit sur la balustrade, se prit le pied, continua du même ton détaché :

— As-tu des nouvelles de la petite servante ? On ne la rencontre plus ? Est-elle partie ? Est-elle arrêtée ? Les journaux de la localité se sont-ils mis en frais d’un fait divers pour elle ? Réponds, mon grand ? Je veux savoir. Les questions d’office m’intéressent, de temps en temps.

— Elle est toujours aux cuisines, mon ami, bien que tu lui aies offert un peigne de nacre. On lui a coupé les cheveux. Pauvre petite ! La misère… et nos gens ont des répugnances étonnantes. C’est ton aimable groom qui l’a engagée à ce sacrifice, selon le rapport du fidèle Jorgon.

— Oui, je lui ai donné un peigne, mais je ne lui ait pas dit de couper ses cheveux… Elle les a coupés elle-même… tu es sûr…

Paul souriait tranquille.

— De quoi puis-je être sûr ? On m’obéit si mal depuis que tu commandes ! murmura Reutler. D’ailleurs, on ne coupe pas les cheveux d’une femme sans son autorisation, que je sache, et surtout, chez moi ! On n’oserait.

— Reutler, tu es un dieu… et comme tel, tu as le front dans les nuages.

Paul s’éventait d’un geste lent, les regards calmes.

De la campagne monta une bouffée de brise chaude qui enfla les stores et fit vibrer harmonieusement, sous des branches fouettantes, le cristal des marquises.

— Je trouve cette journée divine, en effet, soupira Reutler, mais un peu énervante. Je commence à être las… de tes épigrammes, cher petit.

— Pas besoin de ménager les gens très forts ! objecta le jeune homme dont les yeux cillèrent, malicieux.

Ils se turent. Dans le grand silence éclata, de loin, le cri discordant, le cri d’horreur joyeuse du paon qui s’ébrouait.

— Ah ! fit Reutler se prenant les tempes.

Puis, après le cri de l’oiseau, une note aiguë, une autre note discordante, des sons de flûte.

— Non ! pas cela ! c’est faux ! c’est écœurant ! Qui se permet, ici, chez moi, de me menacer de cette ignoble musique ?

Reutler gagna la terrasse et, abritant ses yeux, il explora la route de Rocheuse. Paul ondula comme une couleuvre le long de la balustrade et se pencha.

Les deux frères aperçurent, très loin encore, un curieux groupe : cinq petits hommes, à peine des pantins. Le premier jouait de la flûte, les quatre autres emboîtaient le pas et ils allaient militairement.

— Oh ! les jolis grotesques ! s’écria Paul battant des mains. On dirait des singes. Ce n’est pas une noce et ce n’est pas un enterrement. Cela tient des deux. Reutler, cela vient ici ! Non ! je ne céderais pas ma place pour une loge aux Folies-Nouvelles.

— Que tu es enfant, murmura Reutler ! Ne te penche pas ainsi dans le vide. Tu vas tomber. Tu me donnes le vertige. Descends, je t’en prie.

Paul, au lieu de descendre, pirouetta et laissa pendre ses jambes en dehors de la balustrade.

— Je t’affirme qu’ils viennent… chez toi, dit le cadet, moqueur.

— Chez nous !… rectifia l’aîné, un peu confus d’avoir parlé plusieurs fois au singulier.

Paul examinait les petits bonhommes et sifflotait, balançant les jambes à donner en effet le vertige.

Reutler perdit la tête. Il le saisit à pleins bras et l’emporta jusqu’au salon.

Sortant de la lumière, ils pénétrèrent dans une profonde obscurité, se sentirent soudain très effrayés d’eux-mêmes, oubliant les petits hommes grotesques qui montaient de la vie ordinaire.

— Mon grand, dit Paul la voix tremblante, j’ai très peur de mourir sans m’en douter. Avant que je meure, il faut renvoyer cette fille. Elle m’inquiète.

— Quelle fille ? Je n’y suis plus, mon pauvre Éric. Tu as le délire ?

— La servante : Machine… j’ai oublié son nom.

— Cesse ce jeu, il est absurde. Nous ne pouvons pas faire le bien à moitié, nous, les monstres. Nous n’avons plus le droit de juger les crimes des autres… ce serait lâche.

— Reutler, je suis lâche parce que cela me plaît. Si tu t’imagines que je n’oserai pas la faire souffrir… tu te trompes.

Les sons de flûte se rapprochaient. Il écoutèrent un instant, horrifiés tous les deux par cette irruption de la réalité dans l’ombre de leurs âmes.

— Enfin, quels sont ces gens-là ? dit Reutler s’exaspérant.

— Une députation du village qui vient nous remercier. Je le devine rien qu’à la tension de mes nerfs ! On va nous féliciter de nos courages réciproques… et nous sommes tous les deux tremblant ici comme des poltrons. (Éric éclata de rire furieusement.) Ils y ont mis le temps, hein ? Une chose spirituelle que cette députation ! Allons, payons encore de nos personnes et tâchons d’éteindre le feu de leurs discours par notre sagesse. Moi, je vais m’habiller pour les recevoir… tu verras, je leur présenterai un de Fertzen qu’ils ignorent, les bons petits singes.

Et il s’échappa des bras de son aîné, tout pâle de colère.

— Les gens du village ? Ah ! ils choisissent bien leur heure ! Où sont les énergies d’antan, mon Dieu ? Mourir ? Le tuer ? Je ne comprends plus… sinon que j’ai presque envie de renvoyer la fille qui le tourmente. La jalousie, c’est tellement douloureux.

Accablé, Reutler se jeta dans un fauteuil.

— Le maire de Rocheuse demande à parler à Monsieur le baron, dit le second valet de chambre soulevant une portière.

— Faites entrer, murmura Reutler, et redressez tous les stores, on n’y voit pas, ici, je veux y voir clair, entendez-vous !

Monsieur Joviot entra, d’un pas ferme. Il était vêtu d’une blouse bleue, très raide, et s’épongeait la figure, car il avait marché trop militairement le long de la côte. Le musicien suivait, sa clarinette à la main, et, derrière le musicien, le forgeron, deux conseillers municipaux, très rouges et très solennels. Il se rangèrent en demi-cercle, le maire toussa. Reutler s’était avancé vers eux. Sa haute taille droite les dominait, mais il inclinait la tête avec politesse. On ne visitait pas les louveteaux de Rocheuse sans une raison grave, ou le besoin d’une aumône. Vraiment, il se sentait disposé à leur donner tout son or pour se débarrasser d’eux !

— Monsieur le baron de Fertzen, commença le maire, soufflant et suant, nous venons, comme il est de notre devoir, vous présenter nos compliments d’honneur pour la bonne conduite que vous avez tenue en présence du feu, un ennemi qui n’a pas l’habitude d’être le vôtre, tellement vos courages furent au-dessus de tout éloge… Nous venons aussi offrir à Monsieur Paul-Éric le sentiment de notre gratitude, et lui soumettre un projet qui nous est cher et que nous caressons ensemble, ces Messieurs et moi, leur maire, au nom de la patrie d’abord, et du village de Rocheuse ensuite…

— Oui’, fit le forgeron, coupant le discours, Monsieur Paul-Éric serait notre homme, si c’était votre idée. Ces Messieurs ont bien fini par me croire. On s’est chamaillé… Maintenant, on tombe d’accord, quoi !

Les autres opinèrent du haut de leur bonnet. La clarinette, modestement, se tut, ayant tout dit en sa marche triomphale.

— … Si le tonnerre pouvait tomber, lui, avant qu’Éric n’arrive ! Il va tout gâter par ses plaisanteries. De braves gens, seulement ils sont encombrants malgré leur bonne volonté, songeait Reutler perplexe.

— Je vous remercie, Messieurs, dit-il courtoisement. Je n’empêcherai point mon frère de devenir… votre homme. Ses volontés sont généralement les miennes. Je ne demeure l’aîné que pour la forme et, encore, je n’abuse jamais d’aucune formalité. De quoi donc s’agit-il ?…

Pendant les présentations, Paul-Éric descendait aux cuisines. Il bondissait de marches en marches, s’étant déjà trompé trois fois de couloirs. Il pénétra comme une bombe dans la grande salle dallée où les gens de sa maison contemplaient leurs ongles… une mode à Rocheuse ! La cuisinière eut un geste d’effroi. Les garçons d’écurie sursautèrent, et, du fond de la vaste cheminée, du milieu des cendres, une tête brune de pauvre petit garçon souffrant se dressa.

— Où est la petite laveuse de vaisselle ? demanda le jeune homme de son accent bref.

Le groom s’empressa, obséquieux.

— La voici, Monsieur Paul.

— Oh ! C’est drôle ! Elle a vraiment coupé ses cheveux… elle est gentille tout plein ! Je viens te chercher, petite, de la part de Reutler. Tu sais, le bon Dieu ! Prends un plateau, des bouteilles de Lunel et des verres. Il y a là-haut des gens qui ont soif. Un peu de toilette, c’est-à-dire, lave-toi les mains… Compris, n’est-ce pas ?

Médusée, elle restait debout, oubliant de poser la marmite qu’elle récurait.

Paul, envoyant un signe aimable au groom, se sauva pour aller s’habiller.

Depuis trois semaines, chaque soir, la jeune condamnée, comme celle qui attend la décision suprême en respirant le vent d’avril à travers les barreaux de sa prison, s’accoudait sur la dernière terrasse des pelouses et elle regardait dans la direction du château. Elle se trouvait cachée par les ombres du bois, se blottissait sous l’anse d’une des grandes urnes fleuries, et, personne ne pouvant l’imaginer là, elle guettait l’apparition du maître, de cet homme grand et doux, toujours vêtu de deuil, qui rêvait sur la plate-forme de la serre. Souvent, elle le voyait, un bras passé aux épaules de son jeune frère, s’incliner vers lui, léger comme un sylphe, de tout le poids de sa force. Il lui semblait, de loin, que l’homme noir se penchât pour respirer une branche de rose, ou la cueillir. Ah ! ces deux frères s’aimaient bien ! Elle avait presque du bonheur à le savoir. Elle ne pensait pas, elle ne souffrait plus, elle était vaguement heureuse, en fidèle gardienne de ce feu sacré qui est l’amour très pur d’une femme pour un homme qu’elle n’a pas le droit de désirer. Le jeune frère serait toujours méchant, mais on le gâtait trop ; il y a de ces Benjamins dans les familles riches, qui sont moins coupables parce qu’ils sont les plus choyés ! Oui, elle se ferait propre pour servir leurs hôtes et surtout pour servir le maître… Elle ne se souvenait plus d’aucune injure…

— Monsieur le maire, dit gracieusement Reutler, me ferez-vous l’honneur de vous rafraîchir ici ? Sur le terrain des réconciliations, on a toujours très chaud, vous le savez.

Et il sourit. On venait de lui rappeler, en s’expliquant un peu longuement, qu’il était prussien, tout de même.

On salua, du front, l’air fier, comme il convient chez l’étranger. Enfin, cela n’engageait à rien. On boirait. Reutler se dirigeait vers un timbre, lorsque Paul-Éric rentra. Reutler s’arrêta, rebroussant chemin, le sang figé.

Paul avait endossé une robe de chambre 1830, qu’il affectionnait particulièrement pour ses petits levers. Au lieu de s’habiller, il s’était déshabillé. Délaissant la coupe anglaise, il portait une ample redingote, cintrée à la taille par une cordelette de soie, d’étoffe grise, très plume de colombe, odieusement fade. Le col, ouvert selon le style tendre de l’époque, avait des revers de velours bleu et sa chemise, garnie de dentelles anciennes, bouffait en jabot. Pour compléter la gravure, le jeune homme s’était lissé les cheveux sur le front comme les bandeaux de la dame aux camelias et froissait un éventail blanc dans ses mains pâles.

— Bonjour, Messieurs, fit-il de son ton chanteur des grands jours. Il paraît que vous avez l’intention de me nommer capitaine de pompier, si je daigne opter… ? (Il leur tendit la main en éclatant de rire.) Voyons ! Regardez-moi bien ! Mes pauvres amis, vous ne voudriez pas me forcer à porter un casque ? Ça ne m’irait pas… À peine celui d’Achille du temps où il l’essayait chez Déidamia ! Et encore ! Donnez-moi Déidamia pour m’applaudir… Monsieur Joviot.

— Je n’ai pas l’honneur de connaître cette dame, Monsieur Paul ! répondit le maire, la figure absolument congestionnée.

Lissant ses bandeaux, Paul s’affala sur un canapé.

— On prendrait volontiers un verre d’orangeade, n’est-ce pas ? Quelle chaleur !

Et il s’éventa.

— Mais oui, ou du madère, balbutia Reutler qui voyait, en un rêve atroce, le blason se couvrir de boue devant des rustres.

— Ne te dérange pas, mon grand. J’ai tout prévu, dit Éric avec une grâce exquise.

Le forgeron regardait Paul, les bras gourds. Les conseillers municipaux se regardaient entre eux. Monsieur Joviot soufflait comme un cheval de laboureur. Quant au musicien, il ne s’étonnait guère, parce que ce jeune fou, c’était peut-être une autre personne de la famille, et il rentrait ses pieds sous sa chaise.

Il fallut l’irruption des rafraîchissements pour calmer les révoltés. La petite servante, marchant menu, droite, les yeux rivés à ceux de Reutler, apportait des flacons couleur d’ambre et des verres légers comme des bulles. Elle posa le plateau devant le maître d’un geste doux d’offrande.

— Qui a demandé cette enfant ? s’écria Reutler, dont le regard sombre fulgura.

Marie dressa plus haut sa petite tête brune.

— Monsieur Paul est venu me chercher de votre part, lui répondit-elle anxieuse. Elle s’était faite belle et avait des mains propres.

— C’est bon ! Ne servez pas. Je vous remercie.

Effrayée de son ton dur, elle alla se blottir contre un meuble, n’osant plus sortir.

En buvant, on parla des récoltes, s’annonçant superbes, du matériel des nouveaux pompiers (frais d’équipement à la charge du capitaine) et la générosité du Lunel aidant, on refit, timidement, la proposition brûlante. Puisque le cadet avait fait ses preuves, il était libre de s’habiller selon les modes parisiennes, il était chez lui partout.

— Messieurs, répliqua-t-il de son ton languissant, je ne désire pas le moins du monde opter. J’ai une maladie de cœur qui m’empêcherait, du reste, d’être soldat. Regardez donc pâlir mon frère … Vous lui causez une immense peine en me forçant à vous révéler cela. Je ne dois pas vivre longtemps, alors, laissez-moi vivre en paix ; je vous jure que je possède toute la bravoure qu’il faut… pour mourir.

Tous eurent un mouvement de pitié et se levèrent, les larmes aux yeux.

Ce diable de Lunel chauffait la poitrine. Le forgeron, spontanément, lui serra les mains à les lui briser. Voilà donc pourquoi on le choyait tant ! C’était là le secret des loups-garous !

— Pauvre Monsieur Paul, dit-il ému, c’est pas possible, Dieu de Dieu ! Y a toujours de l’espoir ! Tonnerre ! que je puisse pas vous flanquer une pinte de mon sang dans les veines !…

Paul pouffa derrière son éventail.

Joviot prit Reutler à part :

— … Toujours de l’espoir quand on est jeune, affirma-t-il.

— Aucun, déclara nettement Reutler dont le regard flambait.

Maintenant, on lui dictait ses répliques ! Quelle épouvantable comédie et comme ils sont tous gens de théâtre, ces spéciaux tentateurs, inlassables dans leurs perpétuels changements à vue… Oh ! oui, le tuer, dès qu’on le prendrait en flagrant délit de tentation plus directe… s’en débarrasser… Reutler, pour s’étourdir, fit des dons au village.

Il donna des pompes, il donna des costumes et il nomma même un capitaine.

— Tenez, ce brave garçon qui a démoli le toit ? Qu’en pensez-vous, Messieurs ?…

Le forgeron devint cramoisi et on le salua d’une acclamation unanime. On prévoyait déjà qu’au retour celui-là marcherait le premier, suivant la clarinette ; et, délivrés de l’obsession des Prussiens, les conseillers municipaux burent à la France, comme ils auraient lâché un juron au milieu de ce grand salon triste…

Reutler, les reconduisant, leur demanda si on attribuait l’incendie à la malveillance.

— Non, dit Joviot d’un air suffisant, c’est une meule de paille, vous savez, la combustion spontanée…

— Dans le foin qui fermente, cher Monsieur, objecta doucement Reutler, mais de la paille sèche…

— Vous n’êtes pas chimiste, vous, Monsieur le baron. Moi, je tiens la chose du médecin de l’endroit. Eh bien, figurez-vous que le soleil, en tapant sur une verrière de l’église, a réflexionné du côté de la meule et l’a incendiée. Je voulais pas le croire, on me l’a prouvé clair comme je vous vois…

— On apprend tous les jours des choses merveilleuses, Monsieur Joviot, dit Reutler qui salua, très grave.

Paul, durant ce colloque, avait mis ses pieds au-dessus de sa tête, sa position favorite, et buvait son sixième verre de Lunel en attendant la scène du grand.

— Ça ne vous fait pas mal au cœur ? murmura une voix douce, peut-être terrible.

La petite servante s’approcha, pour le service, cueillit les verres vides à droite et à gauche.

— Dis donc, toi, espèce de météore, est-ce que tu veux que je te prouve ma bonne santé ? D’où sors-tu ?

La fille recula.

— Je m’en doutais ! Vous leur avez menti.

— Comme une femme, oui, ma chère, ça te scandalise ?

— Oh ! ce ne serait pas la première fois !

Elle était toute sombre, presque en deuil, et ses cheveux noirs, courts bouclés, lui donnaient une physionomie dure, étrangement ironique. Elle ne comprenait rien à ce jeune homme, cependant, elle le redoutait moins. Et puis, elle venait de frôler le danger de si près qu’elle se sentait aguerrie. Elle avait vu les gendarmes ! On avait voulu la faire se livrer, sans doute. Seulement lui, le véritable maître, ne tolérait pas cette nouvelle fantaisie.

Reutler rentra, fermant la porte à double tour.

Il bondit sur Paul-Éric, le saisit aux poignets et le dressa, debout, ne voyant rien. (Elle était si noire, dans leur ombre, la petite servante !)

— Expliquons-nous maintenant, gronda-t-il les lèvres blêmes ! Quand on m’insulte, moi, je n’ai pas l’habitude de me faire venger par mon fière. Tu le sais ! Alors que signifie cette mascarade et l’apparition de cette fille servant… ses ennemis… qui sont aussi les miens ! Sacredieu !… Non ! Tais-toi ! J’ai horreur du mensonge, j’ai horreur du vice et je ne trouve que cela dans l’atmosphère que je respire ici ! Je me moque de l’insulte quand elle vient d’irresponsables ou de pauvres gens mal élevés, mais je repousse toute défense de ta part comme une injure autrement sérieuse. Je ne suis pas ton complice, tu m’entends ? je ne permets pas à la créature détestable que tu es de protéger mon honneur en public. Je veux, j’exige qu’on respecte le nom que je porte, d’abord dans ma vie privée. Opte ou n’opte pas, cela m’est égal !… Tu n’es pas de ma race ! Où que tu ailles, tu seras vil. Ah ! Je te ferai enfermer ! je te ferai enfermer… pour ne pas devenir fou moi-même… j’en ai assez ! Oui, tu es un malade… et tu mourras… je te tuerai !

— …Devant les domestiques ? c’est abuser de ton genre de folie, mon cher ! fit Paul dédaigneux.

Reutler, apercevant la jeune fille, eut un cri rauque où tout son orgueil éclata.

— Vous m’écoutiez, vous ? Mais c’est elle que je vais tuer ! La misérable !…

Il marcha sur elle, prêt à la broyer. Elle joignit les mains, le regarda de son regard fixe, implorant :

— Monsieur Reutler, vous ne m’aviez pas commandé de sortir. J’ai attendu, pour les verres… Vaudrait mieux me tuer, je mérite la mort… lui, c’est qu’il est malade, bien sûr !

Reutler s’arrêta, chancela, et s’appuya au dossier d’un fauteuil.

— Oh ! Ces yeux ? Où donc ai-je vu ces yeux !

Il se mit à rire, défaillant d’une horreur superstitieuse, car il était certain de ne jamais les avoir vus.

— Je plaisante, petite ! Ne t’épouvante pas de mes gestes ; quand je suis en colère, je menace tout le monde et je ne tue personne… Rassure-toi ! Ah ! il est malade ! Prends garde ! Il a une maladie qui se communique. Si tu tiens à rester pure, il te faudra fuir ma maison. Ici, on ne respire que le vice, je te le répète. Malade ? Et tu le défends ? Un comble ! Non ! Il est simplement ridicule avec ses bandeaux de vierge blonde, et tu me parais presque plus nature, toi, avec tes cheveux courts de diablesse ! Parole d’honneur, tu es presque plus belle en face de sa hideur morale !

Paul-Éric frissonna. Le vent de la rage courbait la flamme droite et l’envoyait lécher les pieds d’une autre idole. Reutler désertait le temple ou prouvait qu’il était capable de changer de religion.

— Mon orgueil, à moi, ne m’a jamais permis d’attendre qu’on choisisse ! Adieu, Reutler, je m’en vais ! dit le cadet des de Fertzen d’un ton sourd.

Il se dirigea vers la porte. Là, l’ivresse lui monta brusquement au cerveau. Il eut peur de pleurer, poussa un cri faible, et ne voulant pas orner le triomphe de la servante, il sortit.

Tombée aux genoux de Reutler, la petite Marie lui baisait pieusement les mains.

— Monsieur le baron, vous tourmentez pas ! Il va revenir. Ce n’est pas sérieux des brouilles de frères ! S’il est fâché à cause de moi, c’est moi qui m’en sauverai. Je suis rien du tout et j’ai fait trop de dégât dans la vie ! Monsieur Reutler, vous êtes tout pâle, parlez-moi ! Mon Dieu ! Vous si bon, il ne faut pas vous faire tant de chagrin ! Voulez-vous que j’appelle quelqu’un ?… Bien sûr, c’est une drôle de maladie qu’il a, sa méchanceté ! Enfin, tuez-moi de bon cœur… j’aime mieux, que de vous voir, vous, comme un agonisant !

Reutler n’écoutait rien. Il suivait, de loin, la marche de son frère. Il allait dans sa chambre ou dans l’observatoire, il prenait du poison, la jolie mort qui ne défigure pas, et c’était fini… et lui, Reutler, enchaîné par son honneur — une chimère très indistincte — il ne bougerait point, il se devait de demeurer là !… Oh ! ce visage adorable de princesse byzantine qu’il avait cru ridiculiser en le reniant, ce cher visage de prince décadent faisant claquer l’éventail derrière ses cheveux d’or ! Est-ce que c’était possible que l’impossible échappât ? On se séparait pour toujours au seul nom d’une femme, et quelle femme ?… Il eut l’idée de l’étrangler, la petite servante si humble.

— Monsieur Reutler, cria la jeune fille, je l’entends qui revient !… Oui… je l’entends !… Le voilà !… Il saute les marches de l’escalier… Monsieur Reutler !…

— Moi, je l’entends toujours, râla Reutler désespéré, parce que ses pas ne font aucun bruit ! Je l’entendrai toujours et il ne sera plus.

Ses bras se tordirent. Il ferma les yeux.

Paul revenait. Il riait d’un rire féroce, un rire d’ivresse, et ce n’était pas de poison, certes, qu’il était ivre ! Avant d’en arriver à de telles extrémités, il voulait se venger. La petite avait dû causer. Il allait lui rendre son trésor. Une dernière générosité de cynique ! Quand il lui plaisait d’être lâche, il aimait, lui, à le faire savoir.

Épouvanté, Reutler le vit dérouler une grande chevelure, toute la crinière de la lionne !…

— Tiens ! cria Paul lui fouettant la face de ce sinistre fouet de soie, je te rends les cheveux de ta belle… je me les suis offerts parce que c’est encore ce qu’elle a de plus présentable ! Tiens ! Tiens ! Embrasse, mon grand ! J’ai couché avec… Quant à la femme, tu peux la garder… m’intéresse pas du tout.

Reutler se dégagea violemment du flot parfumé, saisit le poignet de son frère.

— Toi ?… Tu as coupé ces cheveux, toi ?…

— Comment ?… Elle ne t’a rien dit ? C’est vraiment très fort de sa part ! Oui… je les ai coupés, avec mes ciseaux à ongles ! Me suis bien amusé !

Reutler perdit toutes notions des distances pour la première fois de sa vie, car le dégoût le soulevait.

— Va me chercher un fouet plus solide, ordonna-t-il à la petite servante, qui le regardait en extase.

— Non ! Vous l’aimez trop pour le corriger, Monsieur Reutler.

— Je ne suis donc pas le maître chez moi ? rugit l’aîné. M’obéiras-tu, espèce de folle ? Es-tu ma servante, oui ou non ?

— Monsieur, je m’en irai aux cuisines… c’est ma place… je ne peux pas vous aider pour ça…

Alors, Reutler traîna Paul jusqu’à l’antichambre. Là, il ne trouva ni cravache, ni fouet, mais une canne, dans un coin.

Paul se roidit. Il pensait qu’il n’oserait plus dès que la jeune fille se serait éloignée. Malheureusement le maître de Rocheuse était ivre aussi d’avoir respiré, de force, ce parfum d’ambre dont la chevelure semblait ruisseler. Et il massacra toute cette jolie grâce 1830, déchira les étoffes soyeuses, les chairs blondes, jusqu’à ce que la canne fût brisée, encore frappa-t-il avec l’un des morceaux…

Marie s’enfuit, les mains sur ses oreilles.

Paul ne se défendit pas. Il s’évanouit doucement comme un enfant s’endort.

Reutler le laissa étendu au milieu du salon, ne tourna pas la tête et gagna sa chambre.

— En vérité, dit-il, se jetant sur son lit pour y sangloter tout à son aise, je crois que je ne l’ai jamais plus aimé qu’aujourd’hui !