Les Hors nature/02-06

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 300-317).
◄  V
VII  ►

VI

— Et le médecin, Marie ?…

— Il a dit, monsieur le baron, que ça ne marquerait pas.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! comme c’est long ! Marie, je ne vis plus !… Et lui ? que dit-il ?…

— Rien, Monsieur. Il ne parle pas beaucoup. Il se lamente souvent pour des bêtises… il pleure, je le console, mais ce n’est que des nerfs.

— Tu es une admirable fille, Marie.

— Oh ! Monsieur le baron, je ne suis qu’une pauvre malheureuse, seulement, j’avais raison, vous voyez, fallait pas le battre…

— Et aux offices, Marie, aux offices ?… Que dit-on ?

— Tantôt une chose, tantôt une autre ! Ils racontent (elle s’interrompit) je peux guère vous répéter ça, Monsieur le baron, c’est pas mon affaire.

— Dis tout ! Je veux tout savoir.

— Ils croient que vous l’avez battu rapport à moi, parce que…

— Ils croient que tu es sa maîtresse, hein ? C’est ridicule !

Reutler se promenait de long en large dans la serre, fébrilement. Il froissait un journal et déplaçait le léger mobilier de bambou. Depuis un mois, il piétinait ainsi sur place comme un aliéné. Non, il ne pouvait se confier à personne. Jorgon le regardait avec une terreur croissante. Les autres domestiques passaient trop loin de lui, ensuite, ils n’approchaient pas du malade. Seule, Marie lui donnait des nouvelles, et ce médecin était si laconique, tellement indifférent :

— … Petite fièvre nerveuse… Rien de grave… Se dorlote… Un enfant gâté…

Et le médecin parti, Reutler reprenait sa promenade en rond de fauve prisonnier, n’osant ni sortir, ni surtout aller lui tendre la main.

Mais quand Marie arrivait, la chambre obscure s’éclairait ou la serre fleurie sentait plus fort les roses… Ah ! le paon perché mélancoliquement sur le rebord de la terrasse, regrettant l’autre prince Mes-Yeux si détesté et si adorable !… Marie, de servante devenait complice, l’entremetteuse de leurs deux âmes… Reutler caressait le beau paon fatidique et il faisait parler Marie pour endormir son chagrin.

Ce matin-là, Marie se révolta.

— Monsieur, ils disent aux cuisines ce qu’ils veulent ! Moi, j’ai pas d’amoureux, vous savez bien, j’en aurai jamais.

— Marie, je préfère qu’ils croient cela. C’est-à-dire, tôt ou tard, cela doit te brûler à ton tour ! Tu aimeras Paul, j’en suis convaincu.

— Vous voulez rire ?

— Je n’en n’ai guère envie, gronda le maître. Écoute… n’oublie pas les journaux et les revues… les volumes, tous les (ivres… il est entendu que c’est Jorgon qui les achète. N’oublie pas les parfums… tu diras que tu les as trouvés, par hasard, sur sa table de toilette. Ah ! Et puis, les fleurs. Les nouvelles orchidées que j’ai fait venir… Dis-moi, qui a veillé, cette nuit ? Toi ou Jorgon ?

— Non, c’est Célestin. Il est très attaché à mon sieur Paul, vous savez !

— Je ne veux que Jorgon ou toi autour de lui, je ne veux pas de ce groom dont le regard est faux… Enfin, on ne m’obéit plus. J’avais défendu de laisser entrer ce garçon chez mon frère !

Reutler brisa le dossier d’une chaise d’un involontaire mouvement de rage.

Il reprit, la voix plus sourde :

— Est-ce qu’il se plaint de moi ? Parle-t-il toujours la nuit, en rêve ?

— Monsieur Paul se réveille quelquefois et me sonne pour que je lui raconte des choses parce qu’il a peur, tout seul, alors je lui dis l’histoire…

— Quelle histoire, mon Dieu ?

— Monsieur ne se fâchera pas ?… Celle de l’église… comment j’ai mis le feu… ça l’amuse.

— Ah ! dis-lui tout ce qu’il voudra te faire dire à ce sujet… C’est effrayant pour une jeune fille de rester, la nuit, si près d’un jeune homme… Cela ne te cause aucun… souci ?

— Oh, Monsieur Reutler, j’aurais point osé coucher dans votre cabinet de toilette, mais lui, c’est comme si j’avais… une sœur !

Et ses yeux noirs se levèrent tout rayonnants.

Reutler prit ses petites mains, ses petites pattes brunes, devenues douces, car elle ne s’occupait plus des vilaines besognes de la cuisine, elle n’était plus que l’esclave qu’on laisse libre, la mystérieuse servante-maîtresse pour laquelle on se battait à se tuer.

— Je te pardonne ce mot-là, murmura-t-il, je le crois sincère. Regarde-moi bien en face, Marie !

Elle baissa tout à coup les paupières et rougit.

Vêtue gentiment en soubrette, parce que Monsieur Paul l’exigeait, sa modeste robe de deuil se fanfreluchait d’un tablier de dentelles blanches aux pochettes nouées de rubans rouges. Elle avait des rubans… une misère d’un autre genre, et elle se contemplait dans les hautes glaces du cabinet de toilette avec la terreur de celle qui s’éprend de la vie malgré la mort qu’elle porte en elle. Ce jour-là, plantée droite devant Reutler qui l’observait froidement, elle parut dangereuse.

— Tu deviens sournoise, toi, fit-il le ton tranchant. Pourquoi baisses-tu les yeux ?

— Monsieur Reutler, vous fâchez pas ! Je ne sais plus l’existence que je mène, ici ! Je suis, des fois, pire qu’un chien et des fois comme une dame. Monsieur Jorgon me bouscule et il dit que je ferai tuer du monde ! Bien vrai, si vous le permettiez, je m’en irai…

— Tu aimeras mon frère, ajouta-t-il l’œil illuminé.

Elle eut un beau geste de dégoût.

— Ah ! pour ça non, Monsieur, et si j’avais le droit… ce serait pas celui-là que je choisirais…

— Je suis donc véritablement infâme vis-à-vis de cette enfant, songea Reutler, et j’abuse bien réellement de son cœur… Marie, dit-il plus haut, vous êtes toujours libre. Allez-vous-en. Je veux qu’on soit libre chez moi.

— Vous me chassez ! s’écria la pauvre servante éperdue.

— Non ! non ! Si tu t’en vas, qui me parlera de lui, mon Dieu ?

— C’est juste, soupira-t-elle d’un accent très doux.

— Ma petite Marie ? Auras-tu la force de porter cette croix jusqu’au sacrifice ? Alors, tu… n’aimes pas mon frère… c’est étrange ! Tu ne l’aimeras jamais ?

— Jamais, Monsieur, puisque… vous voulez que je vous le jure.

— Merci, j’ai confiance en toi. Tu as l’âme noble. Écoute encore : tu diras au médecin que je désire le voir. Cet homme a des allures louches… il me déplaît. Ah ! Tu retournes chez mon frère ? Eh bien, je veux que tu lui portes cette rose… je sais qu’il aime celle-là entre toutes ! (Il cueillit une rose du Japon aux pétales presque noires.) Tu lui raconteras que tu l’as volée en passant, dans la serre, et que je te l’ai… permis.

— Non, je lui dirai que c’est vous qui la lui envoyez. Pas la peine de mentir pour si peu, monsieur Reutler.

— Une leçon ? soit !…

Et il se mit à rire en attachant la rose au corsage de la jeune fille.

Elle se sauva tout émue.

— Pauvre petite, murmura Reutler la suivant des yeux. Combien de temps pourra-t-elle rester sa sœur ?

Et il reprit sa promenade en cercle. Que pourrait-elle deviner de cette situation anormale ? Est-ce que ce cerveau trouble ne s’éclairerait pas brusquement à la lueur de l’incendie de l’amour ?

— Elle m’aime, moi, c’est absurde !

Le temps était lourd, on avait recouvert la serre, clos les vitrages de la terrasse et l’âme des roses s’exhalait plus intensément brûlante ; le grand hercule prisonnier se grisait de ce parfum en tournant dans le cercle magique de sa passion. Reutler avait toujours vécu de la présence de son frère, mais il le voyait moins en le voyant trop. Maintenant, la chimère grandissait, débordait de son cœur sur ses sens, elle emplissait son cerveau et l’espace, elle noyait le soleil et la fameuse vision de l’honneur — autre chimère ! Seul, son orgueil demeurait immuable. Il n’aurait pas fait un pas vers lui, vers ce lit soyeux où dormait, humiliée profondément, l’effrontée princesse de Byzance !

— Non ! je ne m’abaisserai point jusqu’à demander pardon. J’ai agi justement. Quand les petits garçons se mutinent, on les fouette ! J’ai eu tort de frapper si fort… pourtant…

Et il revivait ce moment horrible, il avait encore dans l’oreille le son mat du bois sur les chairs, sa voix douloureusement poignante, répétant ce mot navrant, toujours le même : « Tu vas m’abîmer, m’abîmer !… »

Et puis la sensation effroyable, quand la canne fut brisée sur ses épaules, d’une esquille du bois se déchirant dans la peau et perforant les plaies bleuâtres !… Ah ! On disait que c’était fini… que rien ne marquerait. Allons donc ! Cela recommençait tous les jours, au moins pour le bourreau !…

Dehors, la campagne demeurait tranquille. Les moissons ondulaient sous une brise chaude qui les séparait, les épandait comme des chevelures.

Quelqu’un entra dans la serre d’un pas ferme, très égal. Le médecin, que Reutler avait totalement oublié.

— Monsieur, dit celui-ci avec un bon visage d’homme vulgaire, vous m’avez fait demander et j’en suis bien aise. Notre malade n’est pas raisonnable. Ou plutôt sa maladie est en train de changer de cours…

— Il n’est pas guéri ? fit Reutler, en blêmissant. Pourquoi disiez-vous le contraire, Monsieur ?

— Soyez calme, répondit le docteur de son accent jovial, très désagréable, car il était irrémédiablement gai. Votre joli cadet joue à la petite maîtresse, Monsieur de Fertzen. Il se porte comme vous et moi, seulement, il ne veut pas quitter ses appartements. Il devient monomane, comprenez-vous ? L’air de certaines chambres luxueuses est malsain pour les jeunes gens un peu infatués de leurs qualités physiques…

— Je ne comprends pas, dit Reutler s’adossant au vitrage de la serre qui craqua sous le poids de sa haute taille.

— Vous tenez à ce que je vous mette les points sur les i ? Entre gens de même métier, le secret professionnel n’existe plus. Je pense que vous n’ignorez pas que votre frère est un névrosé… très spécial… Inutile de m’avouer pourquoi vous lui avez servi cette magistrale correction, moi, je le sais, cher Monsieur, et je vous félicite…

Reutler se redressa, subitement calme, retrouvant toute sa morgue.

— Il s’agit bien de Paul-Éric de Fertzen, mon frère, Monsieur ?

Le médecin éclata de rire.

— Ah ! Mon cher baron, si nous nous la faisons à la noblesse, nous ne le guérirons jamais ! L’honneur du nom, la gloire des ancêtres et toutes les balançoires fin de race, je connais ça ! Seulement, ce que vous espérez cacher à l’ombre de votre donjon, enfouir sous les vieilles murailles d’un château dont l’accès n’est pas facile, je le déclare, c’est un mal dangereux… qui gangrène jusqu’aux innocents. Il y a toujours les domestiques et, eux, personne ne les protège. Moi, ce sont les pauvres diables qui m’intéressent, là-dedans ! Je vous respecte parce que je suis convaincu que j’ai affaire à un honnête homme, mais je ne tiens pas à vous remplacer dans l’exercice de la correction. Je viens vous dire, simplement, que si vous persistez à l’enfermer chez vous… je ne le soigne plus. J’en entends de trop raides ! Sans compter que pour ma propre satisfaction, tant que la spécialité du cas n’est pas classable, ou mis sous les verrous de nos hospices, je n’ai nul besoin qu’on m’adresse ces sortes de petites plaisanteries.

— Vous exagérez, docteur, il n’y a aucun cas spécial chez moi. Mon frère aime les parfums, les fleurs et les miroirs. Les jeunes hommes riches ont bien le droit de dépenser leur fortune… selon leurs goûts.

— Vous êtes sûr, Monsieur, que les caprices de votre frère ne vont pas plus loin que les parfums, les fleurs et les miroirs ?

Le médecin vrillait les yeux sombres de Reutler de ses yeux clairs. Reutler crispa les poings.

— Ah ! sortez, Monsieur ! C’est vous qui êtes un monomane, c’est vous qui vous amusez du cas spécial ! Que je sois médecin ou non, je ne laisserai pas rire de mon frère devant moi. Sortez… je ne veux plus rien entendre !

Le brave homme comprit immédiatement qu’on lui brûlerait la cervelle s’il ajoutait un mot, et il sortit.

Reutler, lorsqu’il fut loin, ouvrit une des verrières. Il étouffait.

— Leurs secrets professionnels ? Je les sais par cœur ! Ils en font des cours de clinique et ils classent les sentiments, quand ils peuvent les saisir du bout de leurs pinces, sous des étiquettes obscènes ! Moi, l’honnête homme ?… Et comment me traiterait-il, s’il pouvait vider ma poitrine ? Oui, je suis le plus fort des deux, le plus adroit… non pas le meilleur. J’ai martyrisé par orgueil encore plus que par devoir… Qu’on ne me félicite pas, mon Dieu, ce serait trop bête, à la fin ! Idiot ! Imbécile ! Mais il a raison, Éric, nous vivons entourés d’imbéciles ! La névrose, la monomanie ? Cela n’existe qu’en faisant dévier une créature de sa ligne. J’ai voulu donner des femmes à mon frère et j’ai augmenté sa rage de l’impossible. Au contact de ces sales bêtes, j’ai corrompu l’âme et le corps. S’il a des habitudes maladives, c’est moi qui suis le coupable. Je l’ai précipité moi-même dans la boue. Moi seul mérite d’être frappé, corrigé, foulé aux pieds !… Que je souffre ! Mon Dieu, que je souffre… ces roses ! Ah ! l’odeur de ces roses ! Où les fuir… je deviens fou !…

Les mains crispées sur une touffe de fleurs, il les écrasa et les porta à sa bouche en criant.

Jorgon accourut, l’air terrifié.

— Que me veux-tu, toi ? Tu m’ennuies à me surveiller de tes regards de chien craintif. Non ! reste ici ! (Allant au vieil homme, il lui mit la main sur l’épaule, durement.) Vois-tu, là-bas, au tournant de la route, derrière la troisième terrasse, ce coupé qui descend ? Il faut que les garçons d’écurie prennent mes chevaux et qu’ils aillent me culbuter cette voiture dans les fossés ! Quoi que vous en disiez tous, je suis encore le maître à Rocheuse et il faut qu’on me tue ce médecin ! Il emporte mon âme !… Tuez-le ou je ne dormirai plus !

— Oh ! fit Jorgon reculant, oui, vous êtes fou !… Nous sommes déjà si malheureux ! Vous prenez donc la rage du meurtre, Monsieur le baron ? Après avoir massacré cet enfant si aimable, si gentil, toute la joie de Rocheuse, faut tuer le médecin qui l’a guéri, maintenant !… Votre petite servante, c’est une gredine, j’ai l’honneur de le répéter à Monsieur ! En voilà une qui peut se vanter d’avoir fait aigrir du bon vin. Deux frères qu’on n’aurait jamais pu brouiller sans ce jupon-là…

— Je le hais, ce médecin ! Je le hais, Jorgon ! hurla Reutler se pressant les tempes, je vous hais tous !… toi qui l’a élevé dans tes bras, le slave qui l’a convoité, le groom qui entre chez lui malgré mes ordres, et tous ceux que je ne connais pas, que je ne verrai pas, qui viendront, le soir, plaisanter autour de son lit ! je vous tuerai tous ! La mort et le feu sont seuls purificateurs. Je devais l’enfermer dans une maison hermétique, une tour d’or vierge ou d’ivoire que j’aurais murée sur nous deux, où personne, entends-tu, n’aurait pu l’atteindre, pas même le soleil !… Jorgon ! Qu’est-ce que je dis ? Je ne sais pas ce que je dis et je te défends de m’écouter !

— Monsieur, vous ne dites rien… mais, fallait lui céder la petite servante tout de suite, dès le premier jour, si vous l’aimez sans jalousie ! À présent, il ne tient pas à vos restes, ce pauvre enfant ! Elle est laide, elle est sotte, par-dessus le marché. D’honnêtes Messieurs s’enflammer pour ce torchon, ça indignerait des soldats saouls, voilà ce que je pense ! Je me retire, Monsieur le baron, oui, je me retire…

— Va me chercher Marie ! cria Reutler se bouchant les oreilles.

Reutler se mit à saccager tous les rosiers, en attendant, et il éparpilla les fleurs aux quatre vents du ciel.

— Ma foi, il n’y a que les gestes ridicules qui soulagent les nerfs, décidément ! Au diable la lecture, les analyses scientifiques et les études sérieuses !

Il sema les dernières feuilles de roses, à poignées, sur le paon qui le regardait faire en s’épluchant l’aile.

Marie vint. Elle semblait inquiète.

— Marie, ferme la porte, je te prie, qu’on ne nous espionne pas ! j’ai des choses à te dire… D’abord comment est-il ?

— Bien, Monsieur. Il a pris les journaux, les revues et les livres. À présent, il mange des bonbons…

— La rose rouge n’est plus à ta ceinture, Marie !

— Je la lui ai donnée, il l’a jetée par terre, disant que vous l’aviez souillée en la posant sur moi.

— Il est toujours jaloux.

— Vous croyez. Monsieur Reutler ?

— Certainement, il t’adore, fit Reutler en éclatant d’un rire cynique.

— Ah ! Monsieur ne riez pas ! Ça vous fait mal, et moi, ma pauvre tête se fend quand je vous entends rire. Je vous aime mieux triste.

Il l’attira plus près de lui, lui caressa ses cheveux courts frisés comme un petit bonnet de fourrure.

— Écoute encore. Sois patiente, car il paraît que je deviens fou… rends-moi un peu de raison, Marie. Voici mes ordres et tâche qu’on t’obéisse mieux qu’aux maîtres : je veux que nul autre que toi ne le serve. Tu as dit ce mot charmant : comme une sœur ! J’ai confiance en toi. Tu es vierge : j’en suis sûr, vois-tu, rien qu’à respirer l’odeur de tes cheveux sans parfum. Ah ! tu aurais tellement tort de mettre autre chose sur tes cheveux que ta vertu, ma chérie ! Tu as commis un grand crime, je le sais, mais tu ne feras rien de vil ou de méchant… Dis-lui qu’il sorte de cette chambre où l’air est empoisonné, où toutes ces soieries, ces velours, ces mollesses lui font des marques plus affreuses que mes coups. Qui est-ce qui peut bien lui rappeler son frère dans cette chambre maudite ?

— Moi, Monsieur, je lui parle de vous tout le temps !

— Chère enfant ! Tu es ravissante… Défends au groom de le veiller, il est très dangereux pour une jeune fille, ce rustre… et je le renverrai puisque tu t’en plains.

— Et… habiller Monsieur Paul ? Vous ne voulez pas que ce soit moi qui l’habille ?

— Si je le veux… Tu as bien pansé ses plaies ! Tes mains sont pures… et elles sont les plus douces. Il rêvait d’une femme de chambre, autrefois.

Marie leva le front, et sourit, stoïque :

— C’est-y que vous voulez aussi que je couche avec ? Faudrait s’entendre ?

— Non, je n’ai pas dit cela ! Je ne plaisante jamais, moi.

— Dame !… il prétend que nous serions, au lit, comme deux petits garçons bien sages !

Reutler bondit :

— Il a osé te parler de choses pareilles, Marie ?

— Oh ! Il n’y a pas de mal, je ne vous écouterai ni l’un ni l’autre ! Quand on veut rester sage… on n’a qu’à rester seule. (Elle pleurait.)

Reutler s’exaspéra.

— Marie ! Je suis tellement malheureux ! Efface tout cela de ta mémoire… je te dis de le servir, et non pas de l’aimer bêtement, de le servir comme une sœur. Je te fais de la peine. Aime-le comme moi, son frère, je dois l’aimer, comprends-tu ?

— Ah ! Monsieur le baron, je suis bien sotte et je connais rien aux gens riches, pourtant, vous l’aimez trop, là, ça me sort du cœur malgré moi ! Si encore il n’avait pas l’air d’une femme ! (Elle éclata en sanglots.)

— Maintenant, je me mets à la merci d’une servante, pensa Reutler, d’une héroïne de cour d’assises qui, un jour, traînera mon honneur devant ses juges. Cette folle est encore plus redoutable que le médecin. Marie ?…

— Monsieur ?…

Elle s’essuyait les yeux de son petit tablier en dentelles.

— Marie, fais tout ce que tu voudras, c’est-à-dire ton devoir, pas plus que ton devoir, au nom de ton amour, si tu aimes quelqu’un. Va ! Tu as la croix sur ton épaule et tu es ma conscience ! Où tu iras, je t’aurai précédée. Je te donne mon honneur en garde. Mon honneur, c’est Paul-Éric, et je ne veux pas qu’on me le prenne…

Marie joignit les mains.

— Ah ! Monsieur Reutler, quand vous me parlez ainsi, je m’imagine que vous êtes le bon Dieu ! Je ne comprends pas bien, mais je sens que pour vous, je ferais toutes les choses possibles. Je ne sais ni lire ni écrire, je serais peut-être capable d’apprendre pour vous mieux écouter.

Reutler tressaillit.

— Ni lire ni écrire ? dit-il la voix sourde. Voudrais-tu lui porter une lettre ?

— Volontiers, Monsieur, et personne ne la lira que lui… je vous en réponds.

Reutler courut au grand salon, il écrivit quelques lignes. Marie, religieusement, emporta la lettre.

— … Les choses possibles ? Je lui demande l’impossible, hélas ! soupira Reutler en détournant la tête.

Paul-Éric vivait depuis un mois comme une femme de harem. En entrant chez lui, on était saisi à la gorge par l’odeur de l’éther et de l’ambre mélangés, une mixture de sa composition dont il se servait pour surexciter ses nerfs, ou les détruire, il ignorait lui-même le résultat. Quand il avait dépouillé le courrier de midi, griffonné quelques vers, qu’il trouvait géniaux, il s’étendait dans les coussins de son divan oriental et rêvait. Si Mica rôdait autour du divan, époussetant des étagères, disposant des fleurs fraîches, lui, roulant ses perpétuelles cigarettes de thé, essayait de compléter son éducation, mais, plus il torturait la jeune sauvage, plus elle lui devenait nécessaire, et après lui avoir fait des propositions abominables, il se bornait à la prier de le chausser, cela, vingt fois par jour. Il espérait l’humilier, en la jetant à genoux devant l’idole, et elle le chaussait soigneusement, ne pensant point que ce fût ridicule d’obéir. Guéri, sans autre cicatrice que le pli d’orgueil qui barrait son front dès qu’on prononçait le nom de son frère, il s’estimait fort heureux de rompre avec les fameuses habitudes de l’hygiène, les chevauchées de cinq heures du matin et les bains froids. Le mâle agonisait peu à peu en lui. Paralysé par la vie cérébrale, exagérant tous ses anciens vices de petit garçon sensuel, il ne supportait plus le tabac, dévorait les sucreries bizarres et préférait, de beaucoup, la présence de son groom, dont les racontars malpropres le faisaient rire, à celle de Mica, une jeune fille triste. Célestin lui amenait des odeurs d’écurie qui renouvelaient celles de sa chambre trop pompadour. Ce voyou, agréablement stylé, possédait une santé de cheval qui lui permettait de boire le vin de Bourgogne comme de l’eau, et son jeune maître l’admirait pour ses capacités vraiment anglaises. Bien moulé dans sa livrée bleue, il portait la tête haute, en affectant de regarder les tapis, et proférait les syllabes les plus atroces du bout des dents, comme on croque des pastilles délicates, n’oubliant pas d’ajouter un : s’il plaît à Monsieur ! de l’effet le plus irrésistible. Il plaisait énormément à Monsieur qui n’admettait point les timides réclamations de Mica sur ce chapitre. Quand la petite servante grondait d’une voix un peu gutturale, répétant que les remueurs de fumiers doivent être rendus à leurs occupations quotidiennes, Paul soupirait, très doucement, d’une voix chantante :

— …Et les incendiaires aux travaux forcés ! Oui, chérie, tu as raison. Embrasse-moi !

Cependant, Paul, malgré ce phénoménal couple de domestique, qu’il appelait mon ménage, n’était pas sincèrement heureux.

Marie, couchant dans son cabinet de toilette, l’entendait pleurer au fond de ses oreillers, la nuit, et les mordre pour étouffer ses sanglots. Prise d’une pitié infinie, elle s’habillait furtivement, se glissait à son chevet :

— Monsieur Paul ? Vous êtes malade ?

— Non ! laisse-moi ! Va donc retrouver l’autre, tu en meurs d’envie, n’est-ce pas ?

Elle savait, par expérience, que c’était l’heure de la pénitence commune, l’heure où les croix pèsent plus lourdement sur les épaules, elle s’agenouillait devant la barque chinoise, le berçait, ou joignait les mains en jurant qu’elle était honnête et que, si elle mettait le feu aux églises, elle ne serait pas capable de brûler pour son propre compte.

Il l’embrassait, pleurait, le front sur ses seins, et exigeait l’histoire, le conte merveilleux de l’église qui flambe. Elle la récitait, comme une leçon, terminant toujours par la même phrase :

— … Alors, j’avais des allumettes, un petit paquet de chez l’épicier de la rue du Fer, je les ai toutes craquées, dans la paille ; une grande flamme blanche a venue… et je me suis sauvée, tout droit, car j’ai eu bien peur !…

Paul pouffait.

Seulement, une nuit, comme il exigeait des consolations un peu moins littéraires, elle lui administra un soufflet vigoureux, et Paul, tout penaud, n’insista pas, car, si elle s’en allait, qui lui parlerait de Reutler ?

Le jour où Marie remit la lettre de l’aîné, le cadet faisait de la mélancolie. Il faillit se trouver mal en épelant les lignes suivantes :

« Pour votre santé, sinon pour votre bonheur, il faut que vous viviez d’une vie plus normale. Choisissez vos instants et descendez dans la serre. L’air de la terrasse vous est plus utile qu’à moi. Réfléchissez avant de répondre. »

Il grimaça un mauvais sourire.

— J’ai perdu l’habitude de l’air comme celle de la réflexion. Son hygiène m’assomme !… Petite, ce qu’il faut pour la réponse ?

Il répondit, tout d’un trait, cassant la plume sur le dernier mot :

« Je descendrai… quand les terrasses de Rocheuse monteront jusqu’à moi, Monsieur ! »