Les Hors nature/02-08
IX
Toute la muraille, du côté de la serre, avait été remplacée par une immense verrière, couleur d’ambre, d’où l’on voyait la campagne comme perpétuellement baignée de soleil, et le jour pouvait entrer, maintenant, jusqu’aux plus noirs meubles de ce sombre salon, le jour aussi blond que Paul-Éric. Une tige de glycine tordue, des grappes en cabochons d’améthystes, formait un cadre au tableau de la vallée adoucissant la vision du désert de l’automne par une lueur d’éternel printemps. Dans la transparence dorée passait un vol de cigognes, les ailes planantes, poussant leurs cris muets de bêtes trop lointaines.
Le cadet des de Fertzen disait, quelquefois, le front mélancoliquement appuyé à ce faux décor irisant le vrai :
— Nous habitons une maison de cristal ! Rien n’est plus pur… que le fond de nos fenêtres !…
Et ce soir-là, dans le fond des fenêtres, à Rocheuse, le rouge soleil d’octobre, semblant mourir de honte, ruisselait en flots pourpres, flambait d’une colère divine…
Reutler, le coude sur le clavier de son orgue, le menton pris entre ses doigts frissonnants écoutait fuir le dernier sanglot de son âme.
Oh ! la lueur blonde qui jouait sa gamme à travers les ondes sonores, cette chevelure fée qu’on nouait et dénouait derrière son épaule, qui le caressait d’une invisible main dont les ongles étaient des étincelles… Comme il se sentait seul… et double ! Il leva la tête pour que ses larmes, retombant dans sa poitrine, eussent enfin le droit de brûler son cœur. Il savait très bien l’impression terriblement sensuelle que lui produisait la musique et ne tentait plus de s’y soustraire. À quoi bon les luttes et les scrupules vis-à-vis de sa propre conscience ? Désespéré, jaloux, malheureux de ses victoires comme de ses défaites, il demeurait certain de son état avec la lucidité du médecin qui, depuis longtemps, s’étudie et Se condamne. La catastrophe se Rapprochait ; il la sentait venir, fondre sur lui dans le vent d’ouragan ou dans la brise légèrement froide, embaumait les fleurs expirantes de cette fin de belle saison… si morne ! Il n’y échapperait point et, ce Soir de solitude, il était descendu, à pas furtifs, redoutant les rencontres, pour se griser, ouvrir cet orgue, y plonger les doigts comme un voleur qui touche à un trésor. Il ne sortait presque plus. Renonçant aux courses en forêt, il délaissait ses chevaux et n’exigeait aucun service de ses domestiques, car il avait remarqué de singuliers sourires parmi la valetaille. Jorgon, le dévoué, arrivait toujours au premier coup de timbre, mais il roulait des prunelles hagardes pour le moindre geste, se reculait, défiant. Alors, Reutler s’enfermait, montait à son observatoire, cherchant l’air qui lui manquait, là, composait des poisons, le cerveau peu à peu paralysé par la folie de cette idée fixe : mourir dès qu’il serait libre.
Il ferma le clavier en respirant péniblement
— On étouffe ici, murmura-t-il. Je suis donc prisonnier chez moi ? J’ai peur de faire du bruit ! Cette femme… ah ! Aurai-je le courage de m’en aller, à présent ? Toute une semaine sans le voir… Que font-ils ?… Mon honneur… en échange de l’honneur d’une servante !…
Il se promena, tournant sur lui-même les poings serrés.
— Quel silence !… J’ai eu tort de chanter mon âme… Il ne faut pas réveiller les démons qui cherchent à s’endormir… Non ! non ! La femme est une volonté de qualité inférieure ! Je ne puis me tromper… Je suis le dieu… elle est la bête… mais je suis seul. Oh ! comme je suis seul ! Et un jour… Dieu s’est ennuyé d’être seul ! Je ne verrai pas Éric !… Il ne descendra pas !
Il heurta un de ces petits meubles de laque encombrant tous les passages, un de ces petits bibelots sans raison d’exister qui lui causaient les plus vives impatiences ; et l’émietta fiévreusement.
Jorgon parut. Le vieux domestique apportait des livres qu’il replaça, silencieux, le long des rayons d’une bibliothèque. Ses épaules se voûtaient, l’une plus que l’autre, son infirmité s’accentuant depuis qu’il assistait aux désastres de la maison. Il se courbait d’horreur, toujours très respectueux.
— Monsieur Éric est sorti, tantôt ? questionna Reutler malgré lui.
— Non, Monsieur le baron. Il avait donné l’ordre d’atteler. Après son déjeuner il a changé d’avis, je crois.
— Pourquoi la voiture ?
— Je pense qu’il voulait promener Mademoiselle Marie en ville.
Reutler recommença le tour du salon, les mains derrière le dos, n’osant pas insister. Le verrait-il au repas du soir ?… Jorgon ramassa les débris du petit meuble et se retira.
— Si je la chassais… ou… tous les deux ! pensait Reutler. Ma vie pour savoir ce qu’ils font là-haut ! Et je suis à un étage de distance de ce mystère… je n’ai qu’à prendre l’escalier extérieur… aller voir ! Je n’irai pas ! Je suis prisonnier chez moi, prisonnier de ma volonté… quel bagne ! En exaspérant ce désir d’enfant, va-t-elle en faire naître une passion d’homme, une passion normale ? (Il eut un frisson, chancela.) Le possible, est-ce bien intéressant ? Ah ! j’ai eu tort de jurer cela… on a tort d’être un honnête monstre… les lois ordinaires ne sont pas faites pour les monstres… Je n’aurai donc pas la force de rester debout jusqu’à ce qu’elle vienne me réclamer ses droits… Ah ! monter… les empêcher, là-haut, de me marcher sur le crâne et savoir… S’il avait seulement la bonne idée d’en finir en la tuant ! Oui, cette maison est une maison de cristal, tout y est fragile… moi aussi, j’ai la fêlure, et je vais me briser, me briser irréparablement…
Reutler s’affaissa sur un canapé, enfonça sa tête dans une soierie japonaise dont les chimères d’or lui meurtrirent la face.
Une heure de silence passa, lourde, morte, et au milieu de cette agonie un éclat de rire sonna. Cela tomba d’en haut, des appartements qu’habitait Marie, la servante-maîtresse ayant quitté la chambre où régnait le portrait du maître.
Ce rire, un beau rire de triomphe, semblait descendre des nuages. La verrière entière trembla et répondit par un écho harmonieux.
Comme tous les fauves aux aguets, Reutler possédait une ouïe très fine ; il perçut, avec le son de sa gaîté, le bruit des pieds souples du rieur, il l’entendit courir de la chambre de la jeune fille à la sienne, puis, Éric n’ayant pas trouvé celui qu’il cherchait, retraversa des salons, s’arrêta, sans doute devant une glace pour refaire le pli de sa stuart, s’enfuit, et le rire sonna de nouveau, sur le perron du ciel, descendit le long de la galerie extérieure, tournoya comme le vol d’un oiseau, s’abattit enfin sur la verrière parmi les grappes de glycine.
Reutler se dressa, le cœur dilaté. Il le voyait et il ouvrit les bras.
Le jeune homme portait ce costume sobre très digne, très anglais qu’il avait adopté pour son nouveau masque de séducteur. Sa tête blonde resplendissait sur sa silhouette sombre avec une telle cruauté de tons clairs qu’il paraissait encore plus artificiel et plus troublant que ce faux jour, couleur d’ambre. Il riait à se tenir les côtes. Il vint se jeter dans un fauteuil, Se renversa.
— C’est trop drôle ! Ah ! mon grand, l’étonnante idée qu’elle a eue là ! Je ne devrais pas te dire, mais je ne peux pas garder cette histoire, elle est trop amusante… et puis, toi qui joues de l’orgue à faire pleurer les roches, il faut te distraite… Non ! J’ai vingt ans pour de bon, aujourd’hui ! Pas d’erreur ! Et je commençais à me faire si vieux ! Cette petite garce… elle a eu beaucoup d’esprit… Pour une vierge, elle est diablement rosse, tu sais ! Mon grand, laisse-moi rire, dis. C’est plus fort que moi !…
Il riait si bien, l’abominable gamin, il y avait, au fond de la merveille de ses yeux, Une si voluptueuse humidité, une telle joie de vivre que Rentier n’eut pas le courage de se fâcher, lui qui ne riait jamais aux éclats. Il était heureux, l’enfant ! Le monde pouvait crouler !
— Voyons, gronda doucement l’aîné, caressant les cheveux du cadet, qu’est-ce qu’il y a ? Et qui as-tu tué pour que tu sois dans Un état pareil ? Hier, tu étais triste, aujourd’hui, tu ris… est-ce naturel, ou nerveux ?
— Mon grand, rien n’est naturel… Tiens, par exemple, peux-tu t’imaginer… (Il pouffa.) Sacredieu ! c’est trop bête ! Tu ne vas pas comprendre du tout, si je ne peux pas t’expliquer mon aventure… Enfin, suppose une femme qui — qui a les cheveux verts… (Et il se tordit.) Oui, mon grand : verts.
— La résistance de cette fille l’aura rendu fou ! songea Reutler épouvanté.
— Chéri, insista-t-il plus affectueux, raconte, explique, mais Calme-toi… je suis très effrayé, je n’ai nulle envie de rire.
Paul-Éric se releva un peu plus calme.
— C’est que… je me défie de ta gravité, mon grand ! Est-ce que tu as toujours ton vilain joujou ? Le fameux revolver ? Je n’aime guère me frotter à toi pour te raconter des blagues quand tu es armé ! (Soudain, montant sur le fauteuil, il sauta sur le clavier de l’orgue, dominant Reutler de toute sa frêle stature d’adolescent. Là, il se cambra en arrière et mit les pouces dans les entournures de son gilet.) Regarde-moi bien ! (Il eut un joli mouvement de défi, se mordit les lèvres pour ne pas rire.) Me vois-tu ?
— Je te vois ! je te vois… Mon Dieu, je ne te vois que trop. Descends ! Tu vas m’abîmer cet orgue… Descends tout de suite et parle-moi de la femme qui a des cheveux verts.
Au lieu de descendre, Paul répondit, d’un ton emphatique :
— Eh bien, mon cher bon, tu vois quelqu’un qui vient de sauver notre honneur !
Reutler ne put y tenir. Lui aussi éclata d’un rire nerveux. Que Paul-Éric de Fertzen eût sauvé un honneur quelconque, c’était, en effet, du dernier bouffon.
— Allons, tant mieux ! Me voilà débarrassé d’un fameux souci ! Veux-tu descendre ?…
— D’abord, rends les armes… ce revolver m’agace !
— Je te rendrai tout ce que tu voudras. C’est cruel de me prendre pour un assassin chaque fois que tu viens me demander la réalisation d’un caprice.
Éric alluma une cigarette, tranquillement.
— J’ai plus de caprice… du moment que je connais le moyen de violer les femmes. Reutler, je te livre le système, en attendant que je le fasse breveter… Tiens-toi bien, mon grand : quand on a des intentions… et pas de ressort, on s’arrange de façon à ce que la jeune personne ait les cheveux verts… Alors !… Oh ! alors… (Il lui envoya un baiser et se révulsa les yeux.)
Reutler perdit patience.
— Je t’en prie, Éric, si tu as toujours vingt ans, saute… avant que je ne te force à descendre…
— Tu rends le revolver ?.
— Non !… J’ai assez de cette comédie.
— Gare ! je vais me jeter dans tes bras…
Et il s’y lança, gaiement. Reutler reçut une commotion terrible. Il referma les bras et se laissa ceinturer par ceux d’Éric.
— Je le tiens, ton joujou qui tue… pas besoin de me le rendre ! Tu n’es pas malin, l’hercule, de te laisser désarmer par un petit garçon !… Maintenant, viens causer… je te dis que mon histoire est extraordinaire…
Il l’entraîna vers le canapé.
Reutler eut la sensation douloureuse d’être tout-à-coup chargé de chaînes. Il balbutia :
— Éric ! mon pauvre Éric, je ne veux pas te tuer, je t’assure… Quelles ridicules plaisanteries ?… Ce revolver est pour moi la superstition de la liberté, rien de plus… Tu es donc lâche… Voyons… tu as donc peur de moi, c’est bien réel ? Ah ! si je te savais lâche, moi, qui ai quand même confiance en ton cœur…
— Tu m’étranglerais, hein ?
— Je crois que oui…
— Le choix entre l’étranglement ou six balles ! Penses-tu qu’il faut être lâche pour demeurer pendu à ton cou, espèce de sale soldat prussien ?
Reutler blêmit et ferma les yeux.
— Éric, vous êtes atroce.
— Mais non, j’ai le revolver à mon tour.
Il y eut un silence.
— J’écoute, dit enfin Reutler, se cachant la face dans les coussins du canapé, dis l’histoire de la femme aux cheveux verts, ce doit être plus drôle…
— Certes ! fit Éric retrouvant un éclat de rire ingénu… C’est idiot et c’est drôle tout plein !… Reutler, j’ai violé ta petite vestale…
Reutler ne fit pas un geste. C’était épouvantable, mais c’était fini, du martyre de l’incertitude.
— Imagine-toi, mon grand, continua le cadet, fumant avec flegme, que nous nous promenions, ce matin, sur les terrasses et que nous faisions tout autant de folies qu’il en fallait pour scandaliser nos gens. Tu comprends, il est nécessaire de scandaliser nos gens ! pour le bon motif. Ils y perdent leur latin de cuisine dans nos tergiversations… poétiques, nos gens. Quand on se décide, ça va, mais quand on ne sait pas ce qu’on veut, comme toi… hum !… ça devient très louche !… Je m’évertuais à expliquer notre situation… avec Mademoiselle Marie. Agréable métier… lorsqu’on se porte bien… Par exemple, quand on a des idées sur la pudeur des filles… c’est plus gênant…
— Tu as des idées sur la pudeur, toi ! s’écria Reutler se révoltant.
— Oui, je trouve que la pudeur est une chose encombrante ! (Et il le regarda sous le rideau de ses cils baissés.) Depuis Jane Monvel, je me défie beaucoup des vierges ! Ça ne sait rien et ça vous à des prétentions stupides… Donc, nous nous affichions sur les terrasses de Rocheuse. Elle me disait des choses dans le genre de celle-ci : « Et si vous m’épousiez, puisque vous m’aimez ? » La douche, quoi ! Je la contemple ébahi. Une servante, une incendiaire ayant un pareil toupet, c’était admirable ! Le coup de la promesse en mariage et du grand chambardement des familles, à moi, un mineur !… Très froidement, je m’éloigne. Elle me rattrape et s’humanise naturellement. Je le traite de… je passe l’expression, t’aimes pas ces mots-là ! Elle se fâche et me déclare le dernier des misérables. Je prends de plus en plus mes distances. Nous rentrons, elle m’embrasse à pleins bras devant Jorgon, qui tousse pour ne pas voir, et elle me confie, à l’oreille, que puisque je lui ai coupé ses cheveux, je dois les lui remplacer par une couronne. (Il pouffa.) Non ! la vois-tu, à Paris, dans le salon de notre hôtel, recevant la comtesse de Crossac et lui disant : « Ma chère ? » Nous arrivons chez elle où j’ai la bonté de lui expliquer qu’un tortil n’est pas une couronne, puis je lui demande si on se mariera à l’église ? Enfin, elle me montre ses seins. (Reutler tressaillit.) Je l’attendais là. Moi, les histoires de mariage, ça ne m’excite pas du tout. Je lui réponds en imitant la voix de mon ancien groom. Célestin était délicieux quand il scandalisait les filles de chambre et je l’imite très bien, tu sais ! Jolis, les seins de Mica, mais je ne les vois guère allaitant mes héritiers… Un jeune homme sage doit se garer de ses machinations ! Est-ce que mon histoire t’amuse, mon grand ?
— Où est le viol ? C’est toi qu’on voulait violer, ce semble ! interrompit l’aîné dont les poings se crispèrent convulsivement.
— Attends un peu ! justement, moi je ne voulais plus. C’est effrayant ce que je suis fantasque. Elle me reparle de ses cheveux, je dis que je n’y ai jamais tenu et que j’ignore, l’endroit qu’occupe ce noir trésor, j’ajoute, pour le dandysme : « Je leur préfère la queue de mon paon… au moins ils sont verts ! » Tout en désignant la dépouille de ce pauvre coco que j’ai eu la bêtise de laisser chez elle. Sacrebleu ! j’aurais dû me mordre la langue. Elle se met à rire et elle se coiffe, s’auréole de toutes les plumes. (Éric se leva, subitement enthousiasmé.) Ah ! mon cher ! C’était splendide et je ne te ferai pas grâce du tableau. Elle était debout, près de son lit, toute nue, aussi nue qu’une jeune Ève, et perverse comme une tentation enfantine ; elle ne faisait que jouer, sans malice, elle pleurait même un peu, de dépit, ses cheveux courts avaient disparu sous le duvet moiré du col de l’oiseau, qui lui formait un bandeau de reine sur le front, et derrière elle s’épanouissait la longue traîne étincelante, le feu d’artifice de toutes les pierreries vertes ! C’était bien coco méchant qui ressuscitait, plus méchant et plus superbe, avec des jambes moins fines mais plus blanches, et deux rubis sur la gorge ! Non ! non ! ce n’était pas la dinde qu’est généralement la fille, c’était la paonne orgueilleuse et folle, et féroce, regardant de tous ses yeux magiques la petite souris qui tremble ! Un monstre, enfin, un monstre qui avait des cheveux verts, des cheveux très naturellement verts !… Ah ! mon grand ! Ce n’est pas l’homme qui a sauté dessus, c’est le poète !… et elle a bien de la chance, parole d’honneur, car un poète ça ne viole pas tous les jours… (Éclatant d’un rire canaille, Paul se renversa dans les bras de Reutler.) Elle est drôle, mon histoire, hein ? Tu ne t’attendais guère au dénouement ! Félicite-moi, je le mérite !… je te dis que j’ai sauvé l’honneur !…
— Elle est horrible ! horrible ! murmura Reutler frissonnant de dégoût, et tu aimes cette fille à présent ?
— Nigaud, riposta le cadet, j’en suis guéri, au contraire !… Les chimères, même celles qui ont des crinières d’émeraudes, ça ne se monte jamais deux fois… ou ça devient des femmes. Tu sais bien que je n’aime pas les femmes ! Tu vas être un frère très solennel et tu vas me débarrasser de cette fille, je garde les plumes, ça suffit !… Oh ! ne roule pas des yeux de Jupiter tonnant, ne fais aucun discours, flanque-moi ça tout de suite à la porte avec des tas de billets de banque dans le corsage et la paix !… du moment qu’on me séduit, c’est moi qui suis la victime… Elle a voulu s’offrir une couronne à la place d’un tortil : comme j’ai la terreur de l’impair héraldique, je renvoie mon incendiaire au feu de ses fourneaux. Qu’est-ce que tu as, mon grand ?
Reutler pleurait.
— L’honneur ! Ah ! l’honneur ! L’autre chimère !… cria-t-il.
— N’en doute pas, fit Éric raillant, seulement, faut pas l’avouer devant ses domestiques, c’est dangereux ! La petite servante s’est cru tous les droits parce que tu l’as chargée, un jour, de m’apporter des roses…
— Que t’a-t-elle dit !… questionna Reutler levant son beau visage bouleversé.
— Quoi ? Avant, pendant ou après ? Diable ! tu aimes les détails ! Eh bien, après je l’ai laissée riant comme une petite folle et je suis venu rire ici ! Ce n’est pas sérieux, ces dénouements, et tu n’as pas besoin de contempler ton revolver !…
— Oh ! je suis au bout de mes forces ! Éric, j’ai peur de ce que tu vas penser… Je croyais que tu l’aimais davantage. Qu’elle pourrait te guérir de… toutes les névroses. Tu es venu me la demander si impérieusement… Ne te moque pas, mon Éric… ne ris plus, car c’est bien pour une couronne qu’elle a joué ce rôle de prostituée ! Le véritable amour qu’on exaspère peut aller jusqu’à l’auréole… du martyre ! Éric, à quel supplice ne nous condamneras-tu pas, mon petit Éric !…
Éric examinait son frère attentivement. Il pâlit.
— Mais, dit-il, tu es très honteux ! Qu’est-ce que tu as donc fait ?
— Oh ! Rien !… j’ai promis notre nom et c’est moi qui épouse !
Paul-Éric ouvrit des yeux immenses où passa une lueur.
— Toi ! Toi ! hurla-t-il, Reutler de Fertzen ! Toi, le baron de Fertzen ! épouser une fille salie par ton cadet ! Toi, le grand, le maître, le mari de ta servante ! Attends ! Ton joujou va être enfin utile… Non ! non ! je le garde ! j’aime mieux régler ça moi-même… Laisse donc, sacredieu ! Moi aussi, j’ai la monomanie du meurtre, maintenant ! Laisse… que je monte la tuer !… Et c’est qu’il le ferait comme il l’a dit, cet imbécile ! Elle t’a volé ta parole, hein ! Ah ! je tuerai tout le monde ! Quand on veut donner une poupée à son frère, on l’achète, mais pas avec son cœur : ton cœur, c’est mon bien, et pour oser me le reprendre, il faut que cette fille te paraisse plus précieuse que ma personne. Tu dois l’aimer sans t’en douter. C’est elle qui t’a jeté un sort. Laisse-moi la rejoindre tout de suite, laisse-moi la tuer… ou je me tue !
Le tigre était dans une telle colère, il avait une figure si rose de fureur, et miaulait sa rage si terriblement, que Reutler se remit à genoux.
— Je t’en prie, mon Éric, ne crie pas ! Elle ou les autres vont venir… et ces scènes, devant les domestiques, c’est dangereux !
Il eut le courage de sourire.
— Épouseras-tu ? s’exclama le jeune homme, plaçant le canon du revolver sous son menton.
Reutler eut un geste désespéré. Il rampa.
— Non ! Non ! Jette cette arme !… Je t’adore… Jette-la… Je suis ton esclave !
— Jure que tu ne l’épouseras pas !
— Oh ! Éric ! tu me demandes l’impossible… tu me demandes de manquer à ma parole… aie pitié de moi !
— Je ne te demande que l’impossible. Le reste m’est égal. Jure que jamais tu ne te marieras, que jamais aucune femme n’entrera dans ton lit, jamais, jamais… ou je meurs devant toi, puisque tu as soif de me voir mourir !
Il ne jouait plus la comédie, cette fois, il était bien décidé à tout détruire, même l’idole.
— Je jure, dit lentement et gravement Reutler, toujours à genoux, que jamais aucune femme n’entrera dans mon lit, cela, je t’en donne ma parole d’honneur.
— Ouf ! ça y est ! fit Éric courant ouvrir la verrière et envoyant le revolver à travers l’espace. Je dois avoir un rond sous le menton ! Me serais pas raté, tu sais ? J’y allais de toute mon âme… (Il s’appuya contre le mur de cristal où ses cheveux prirent une nuance d’ambre et son teint devint presque transparent.) Ah ! c’est très mauvais, ces baisers-là. Je n’aurais pas dû tâter de cette vilaine gueule de fer. J’ai mal aux reins ! Non ! je crois que je ne violerai plus personne. Mon grand, c’est fini d’être un homme ! Bonsoir !
Ses mains délicates, tout agitées comme celles d’un vieillard, se portèrent à sa nuque, il ferma les yeux et s’évanouit.
Reutler, entendant marcher dans le corridor qui conduisait au salon, n’eut que le temps d’étaler sur le jeune homme la grande soierie japonaise.
Jorgon se précipita effaré.
— Ah ! Monsieur, Monsieur le baron… si vous saviez… Mademoiselle Marie !
Et il leva les bras.
— Ne me raconte rien, dit Reutler de ; sa voix sourde, mon frère est malade… et puisque c’est toi… tiens, regarde, dans quel état elle me le rend…
— La gueuse ! gémit le pauvre simple penché sur son enfant.
— Écoute ! murmura Reutler. Il faut qu’ils ne se revoient plus. Emporte-le là haut, dans l’observatoire ; referme la trappe au verrou. Mets auprès de lui tout ce qui pourra l’amuser, et dis-lui qu’il dorme ou qu’il se grise… j’irai le voir dès que je serai… libre. Seulement, il y a cette femme… Ah ! Jorgon, depuis longtemps, il aurait fallu l’enfermer dans une tour… loin de toutes les femmes !…
Jorgon, respectueusement, reçut le dépôt sacré, ce corps tout enveloppé de soie, merveilleux et léger comme celui d’une jeune morte.
Reutler monta par la galerie extérieure, cherchant sa fiancée.
La chambre de Marie était déserte. Il n’y trouva plus qu’un lit en désordre, un violent parfum de musc, car la petite servante pervertie aimait cette odeur.
Il s’en alla, écœuré, marchant sur des plumes de paon. Il appela, au seuil de chaque chambre, le long de tous les corridors. Marie avait disparu.
Jorgon, revenu de sa mission, croisa son maître, tout anxieux.
— Monsieur, grommela-t-il enfin, ce n’est pas croyable… pourtant je dois dire ce que j’ai vu. (Il baissa le ton.) J’ai vu passer sur la dernière terrasse de Rocheuse la nourrice de Monsieur Paul-Éric.
— Autre désastre, songea Reutler, voici ce vieux qui divague…
— Oui, continua Jorgon, l’air absorbé, c’était une femme avec des yeux pareils, elle riait du même rire, la bouche tordue… Vous vous souvenez, Monsieur ? C’était elle… à part que mademoiselle Marie est une personne plus jeune !
Reutler descendait le grand escalier, il faillit tomber et se pencha au-dessus de la rampe.
— Marie ? cria-t-il d’une voix tonnante, Marie, où êtes-vous ?
Un silence grave pesa. Jorgon n’osait plus regarder son maître dont les prunelles s’illuminaient Il sentait qu’il révélait, malgré lui, une chose abominable.
Reutler en trois sauts rentra dans le salon.
— Tous les domestiques ici, vite, ordonna-t-il. Je veux qu’on me retrouve cette jeune fille. Il faut qu’on me la ramène vivante ! Elle est allée mourir de honte en quelque coin de nos bois !… Elle se dirigeait peut être du côté de l’étang… Jorgon, elle est notre honneur, entends-tu ! Ah ! la revanche… la belle revanche de ce Français !… Non ! Ce serait trop cruel ! Jorgon, appelle tout le monde.
Et un moment, Reutler oublia le Français, son frère, emporté par la furieuse tourmente de son orgueil, il oublia son amour pour ne se souvenir que de la dignité de sa race.
Un à un les domestiques arrivèrent, épouvantés de la voix du maître qui se brisait en rauques sanglots. Il était évident que le baron de Fertzen perdait la raison et ils se rangèrent, silencieusement, le plus loin possible du fauve.
— Mademoiselle Marie vient de fuir ma maison, dit-il scandant ses phrases avec violence. Vous allez tous vous mettre à sa recherche. Vous irez dans la forêt, vous visiterez les buissons, les taillis, et le petit étang. Vous descendrez la colline, vous irez au village, vous ferez sonder les puits, les mares, vous irez partout où il y du danger, partout où une femme peut se précipiter pour mourir. Sellez mes chevaux, je vais en prendre un et je vous précéderai. Mademoiselle Marie a eu peur, quelqu’un lui a fait très peur chez moi, elle est sortie en courant comme une folle, comprenez-vous ? Maintenant, si on vous demande pourquoi le baron de Fertzen tient tant à retrouver cette servante, vous répondrez (et Reutler éleva la voix impérieusement) vous répondrez que Mademoiselle Marie est ma fiancée. Allez, je vous défends de rentrer sans elle.
Une stupéfaction profonde s’empara des gens de Reutler. Hésitants, ils se consultèrent du regard, mais le geste de cet hercule ayant encore toute sa puissance magnétique, ils jugèrent plus prudent d’obéir.
Au galop, Reutler se rendit sur les bords du petit lac limpide où le bel Éric trempait, l’été, ses bras cerclés d’or et où il venait rêver d’apparition païenne. Reutler n’y trouva aucune trace de suicide. On voyait le fond de l’eau pure se tapisser de feuilles pourries, la moirant de reflets bleuâtres, et rien ne ridait cette onde froide, unie comme un miroir ancien. Il laissa ses gens fouiller l’étang et courut le bois. Il courut jusqu’à la nuit close, interrogeant les gardes, les paysans ébahis. Un qui ramassait des branches sèches lui dit qu’il avait vu passer, oui bien, une femme, seulement elle remontait la côte, vers le château et il ne se rappelait pas qu’elle eût des cheveux bouclés. Exténué, Reutler rentra pour interroger Jorgon demeuré l’unique gardien de Rocheuse.
— As-tu des nouvelles ? cria-t-il dès le seuil.
— Monsieur, répondit Jorgon tout tremblant de joie, il va mieux ! Il s’est grisé, puis il s’est endormi, après s’être fabriqué une robe de chambre avec l’étoffe chinoise, vous savez ? Il est très sage, ne demande pas à sortir de sa prison, seulement il voudrait bien vous embrasser ! (Jorgon s’attendrit.) Quand il est gris, voyez-vous, Monsieur, c’est un amour, il redevient caressant comme un gamin. Il m’embrasse, moi, un pauvre homme… Ah ! Monsieur le baron… cette personne, espérons qu’elle ne se retrouvera jamais !
Reutler n’eut pas le courage de protester.
— Est-ce que Monsieur désire souper ? questionna Jorgon toujours ému et s’essuyant les yeux.
— Non ! Pas faim. Je suis trop fatigué. Je vais essayer de dormir. Tu m’éveilleras… lorsqu’il y aura d’autres nouvelles. En attendant, toi, tu coucheras au pied de l’escalier de l’observatoire. Je ne veux pas que l’on monte chez mon frère, ni qu’il puisse descendre. Garde-le.
— C’est heureux que vous n’ayez pas d’appétit ce soir, Monsieur le baron.
— Pourquoi Jorgon ?
— Parce que j’ai dû renvoyer la cuisinière… c’est-à-dire, Françoise est sortie tout d’un coup comme… cette personne.
— Et de quel droit mes domestiques s’en vont-ils avant que je leur donne congé ?
— Monsieur le baron ne se fâchera pas… la cuisinière est partie quand elle a entendu que vous appeliez Mademoiselle Marie votre fiancée, elle a eu peur !
Reutler éclata d’un rire exaspéré et gagna son lit sur lequel il se jeta tout vêtu. En vérité, la folie régnait à Rocheuse. Finirait-elle par l’atteindre, lui, le maître ?…
Le baron de Fertzen se réveilla péniblement. Il aspira l’air qui lui parut lourd, car il sortait d’un affreux cauchemar. Oui, on venait lui annoncer quelque chose ! Il avait encore dans le cerveau, le pas des cavaliers… de beaucoup de cavaliers s’approchant au galop… et des bruits de hourrah frénétiques, le bruit d’une foule, d’une armée qui passe en trombe ! On lui rapportait cette malheureuse, elle était morte… Puis une obsédante idée le hanta : le rêve comme la réalité, n’existait pas. Il vivait un double cauchemar. Ensuite, il songea que cette fille était partie en lui volant son frère. Elle avait pénétré dans le donjon, malgré le chien fidèle qui veillait, et elle s’était sauvée, le tenant aux cheveux !… Ah ! La folie ! Cela débutait ainsi, on ne débrouillait plus ses pensées de la brume des rêves… Reutler chercha sa montre, près de lui, une grosse montre à cristal bombé, et il examina la lampe… Il lui sembla que la lampe ne formait plus qu’un œil rouge clignant sans rien éclairer, et sur la montre il vit une singulière buée. Il n’y voyait plus nettement la nuit, il n’y voyait même plus du tout.
— J’ai une fièvre cérébrale, pensa-t-il, je suis fini. Où sont donc les flambeaux de la cheminée ? Et la lampe qui charbonne… Est-ce que mon lit aurait tourné ?
Il glissa, debout, s’épongea la figure.
— Je sue à grosses gouttes ! Allons ! voilà le scandale prévu, le dénouement inévitable ! Pour moi la folie furieuse et pour lui la monomanie, en y ajoutant quelques scènes de cour d’assises. Oh ! ne pas pouvoir crever avant la risée universelle ! Jorgon ! Jorgon ! hurla-t-il éperdu.
Sa voix s’étouffait. Peut-être ne criait-il même pas.
— Ils m’ont mis pieds et poings liés dans un cabanon… cela est certain… Non ! je ne suis pas lié… Alors, tâchons de raisonner, d’analyser, ou je suis mort, je sens que tout éclate au fond de ma poitrine.
Il heurta un timbre et attendit.
— Personne !
Son état s’aggravant, ne pouvant presque plus respirer, il se traîna vers la porte, les jambes paralysées par une espèce de demi-sommeil. Il releva les draperies, voulant ouvrir ; la porte résista.
Pour la première fois de sa vie, le baron de Fertzen ressentait la terreur physique, la peur noire. Il se dit que cela c’était vraiment l’enfer et il pensa passionnément à Paul-Éric.
— Il est prisonnier, là-haut. C’est moi qui l’empêche de venir à mon secours, mais je veux aller mourir auprès de lui. La folie n’est pas dangereuse tant que l’on peut savoir qu’on est fou. Je ne veux pas qu’on nous sépare encore… il faut, je veux aller le rejoindre ! Éric ! mon petit Éric ?
Il cria désespérément, à pleine voix.
Ce nom retentit en lui-même, d’une façon sourde, comme si on l’avait chuchoté.
— C’est le cauchemar qui continue, se dit-il, je dors !
Il se courba, toucha les ferrures de la porte, y incrusta ses ongles.
— Non ! Je ne rêve pas. Je touche ces objets, ceci c’est du fer, ceci c’est du bois, et il y a là une poignée de bronze ciselé ; ceci n’est pas un rêve.
Derrière la porte, il crut entendre un bruit de rires, un petit sifflement railleur, à la fois tout proche et très lointain, puis, une lueur filtra, le trou de la serrure scintilla, en étoile. Il écouta. On venait avec des lumières, on causait bas, mais on n’osait ouvrir. Ce fut ensuite un ronflement de bête pressée qui se frotte contre des meubles et fait joyeusement rouler des vaisselles, qui se dépêche pour on ne sait quelle curée mystérieuse. Reutler se rua sur la porte pour l’enfoncer. Il se rappela qu’une statue de saint, en bois, était à gauche de cette porte, sur une colonne de marbre ; il prit le saint et l’envoya, de toutes ses forces, au milieu du panneau qui résista.
— Je n’ai plus le don de la volonté ! Je suis éteint, je suis perdu ! J’aurais dû faire sauter la serrure d’un seul coup et… je demeure prisonnier !
Il s’aperçut qu’une haleine chaude lui caressait la figure à travers ce petit point lumineux, en étoile.
— Enfin, cria-t-il, vous êtes là, derrière, quelqu’un. Ouvrez-moi donc, mettez-moi donc en présence d’un danger plus réel, attachez-moi ou faites-moi complètement libre ! Si je suis fou ne me laissez pas mes mains, je vais m’en servir pour tuer dès qu’on entrera chez moi !
Il se tourna du côté des fenêtres, mais elles donnaient sur le gouffre de la vallée de Rocheuse.
De nouveau, il attaqua la porte qui se fendit.
— Ah ! un résultat… naturel ! Je vais être libre en face d’eux… et si je ne perds pas la faculté de me mouvoir, je pourrai les rejoindre en les massacrant. Tant pis !
D’une poussée furieuse, il renversa l’obstacle et demeura pétrifié. Il était seul sur la porte tombée. Il y voyait clair, trop clair. Son antichambre, le corridor, le grand escalier s’illuminaient comme pour une fête, et la clarté rouge de cette illumination, dont on n’apercevait, d’une manière précise, ni les lampes ni les lustres, montait des appartements d’en bas, une lueur énorme qui rasait le sol.
Autour de lui fusait la chose l’ayant paralysé depuis une heure, un nuage léger, bleu, fluide semblant s’échapper bien plutôt de son cerveau que de sa chambre. C’était de la fumée, et une odeur âcre, développée par une subite chaleur, lui chatouilla désagréablement les narines.
— Le feu ! rugit-il dans une explosion de joie sauvage. C’est le feu et non pas la folie ! Je suis libre ! Elle me rend ma parole, je peux rejoindre Éric ! Je le sauverai ou je mourrai près de lui, mais je suis libre, il est à moi, toujours, Éric, mon fils, mon frère, mon amour, mon bien-aimé… je ne suis pas fou… je passerai… Voici la pureté, voici l’apothéose !
Il se précipita dans le grand escalier et il aperçut, par les portes grandes ouvertes du salon, du fumoir, de la salle à manger un spectacle superbe qui le fit reculer, car il fallait traverser ce décor pour aller le rejoindre.
Des averses rouges tourbillonnaient du haut des plafonds où les caissons et les rosaces s’agitaient, doués d’une existence fantastique. Tout avait des gestes. Les meubles, d’or et de vermeil, sautaient en une danse bizarre, dérangés par des bras puissants. La verrière, au ton d’ambre, se craquelait, fondant, ondulait comme un rideau, et les cigognes, planant à son centre, s’enlevaient blanches, en poussant les cris véritables du cristal se brisant. Des tapis jaillissaient des spires de fumée rose et le grand carré de Smyrne, groseille et bleu, bouillonnait comme du sang frais, lançant des bulles, lesquelles crevaient, puant la laine de bête qui roussit sous la marque du fer. Les petits meubles de laque pleuraient leurs étagères à grosses gouttes noires, épaisses, gluantes, affreuses comme des larmes de bitume. Et des tentures, des soieries, de moelleux velours pâles devenaient couleur de soufre. Des statuettes, aux visages livides d’effroi, se levaient toutes seules, d’horreur, et tombaient en avant, la tête auréolée. Dans la salle à manger, un dressoir plein d’argenterie réverbérait les étincelles comme un immense bouclier s’écaillant de précieux métal, et, des panoplies, se détachaient des armes flamboyantes, brandies, sous la fumée sombre, par d’invisibles poignes.
— Ah ! La brave servante comme elle a bien, travaillé ! songea Reutler, cherchant un passage