Les Hors nature/02-07

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Mercvre de France (p. 331-351).
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VIII

Il prenait goût à ce jeu et se faisait humble. C’était un impossible séduisant, cette fille brune, si froide, que rien n’arrivait à distraire de sa passion mystérieuse. Elle aimait Reutler uniquement et elle ne se révoltait pas du rôle effroyable qu’on lui imposait. Elle ne se révoltait que sous les caresses. Qu’espérait-elle ? Il fallait le savoir ! Blotti dans ses jupes, il la regardait inquiet, très lâche, se sentant des envies de prier. Puisqu’on ne lui permettait plus que cette espèce de petit groom, ce dernier petit morceau de plaisir, il essayerait de s’en contenter, mais la féale avait des idées très nettes sur les droits de son seigneur. Ce jour-là, elle le repoussa si brutalement qu’elle le fit s’étaler dans le tapis de fourrure blanche qu’ils avaient choisi ensemble pour éclairer leur chambre de jeunes filles. Il y demeura étendu, les yeux clos.

— Ça finira mal, dit-il d’un ton las, je vous violerai, Marie !

— Vous vantez pas ! répliqua-t-elle cassant son fil entre ses dents pointues.

Elle cousait toujours, en femme qui n’a plus rien à faire. Elle montrait des dents éblouissantes, des ongles soignés, se poudrait, se parfumait selon les indications perverses du bel initiateur, et dès que Reutler paraissait, elle courait au miroir, oubliant la présence de Paul.

— Aimable serpent ! D’ailleurs, tu as raison !… Ce n’est même pas facile quand vous voulez bien ! soupira-t-il, et il se prit le pied, très satisfait de ce mot de vieillard. Voyons ? Est-ce que tu me trouves laid ! Ce serait crevant, dis ?

— Trop beau ! Beaucoup trop beau !

— Merci ! M’accable pas ! Tu rêves de poitrine velue, de cheveux noirs droit plantés, d’attitudes genre hercule Farnèse… Tu sais, Mica… Farnèse ? C’est le nom de famille de Monsieur Hercule, un roi qui régnait du temps où il n’existait que des imbéciles. Répète avec moi pour t’en souvenir. Que je serve au moins à meubler ton imagination.

Elle répéta, très sérieuse, car il daignait lui apprendre à lire :

— Farnèse, le nom de famille de Monsieur Hercule…

— Mica, interrompit confidentiellement le jeune homme, tu dis des bêtises. Hercule c’est un mot obscène, c’est infâme de répéter cela. Pourquoi n’as-tu pas deviné ?

— Je le pensais ! Vous êtes comme Célestin, vous ! Il faut que vous mettiez des mots d’ordures dans tout… Sale être, va !

Elle jeta son ouvrage, se dirigea vers la cheminée, s’y accouda pour pleurer. Voilà qu’il allait mélanger des choses impures au pur bonheur qu’elle avait de s’instruire et de se rapprocher ainsi du maître vénéré qui était, disait-on, toutes sciences. Paul rampa jusqu’à elle.

— Mica, balbutia-t-il lui enlaçant félinement les genoux, j’ai menti. Il n’y a qu’une vérité, c’est que je mens toujours. Je t’adore… là… me fais pas enrager. Les larmes sont contagieuses entre jolies femmes. Embrasse-moi donc au lieu de pleurer. Une pauvre petite caresse, ça compte si peu… Je te ferai lire ! Je serai sage… Enfin, m’énerve pas ou je déchire ce portrait que tu regardes !

— Oh ! Monsieur Paul… celui de votre père !

— Ça m’est égal. Si tu crois que tu ne passerais pas sur le ventre de ta mère, toi, pour aller rejoindre ton amoureux ! Oui ou non, veux-tu m’embrasser ?

— Oui… comme du temps que vous portiez des jupes !

Elle se pencha, prête à la gifle ; Paul prit ses lèvres. Elle poussa un cri étouffé, chercha, au hasard, des ciseaux… qu’elle lui darda dans les yeux.

— Bon ! Le début de l’histoire de l’église ? Je connais la suite par cœur, Mica. Je vais serrer toutes les boîtes d’allumettes. Fichtre ! Tu es vraiment intraitable.

— Embrassez-moi ! je m’en moque ! Je tiens les ciseaux et j’avertirai Monsieur Reutler, par-dessus le marché. Nous verrons s’il sera content… lui qui a chassé votre groom à cause de moi !

Paul eut un mauvais sourire ;

— Monsieur Reutler est très jaloux, Mica !

— De qui ? s’exclama-t-elle les lèvres pâles,

— …Te flanquera dehors ou te conseillera de me céder, selon la brise soufflant à Rocheuse, ma chère !

— Vous vouliez que je m’en aille… et lui m’a fait monter des cuisines ici ! Non ! il ne me l’enverra pas. Il est le maître. Quand il vous laisse poser des croisées de six mille francs dans son salin, c’est encore pas vous qui les payez ?

— Conclusion, Mica : nous sommes égales. J’ai une vague idée que nous pouvons faire, chez lui, tout ce qu’il nous plaira sans qu’il s’en mêle. Un harem, vois-tu, ça ne marche que lorsqu’on oublie d’y lancer son mouchoir.

— Vous n’avez pas honte de parler comme une fille ?

— Tu es bien intelligente, toi, pour une vierge. Mazette ! Quelle éducation de haut goût ! Tu vas m’empêcher de finir mon poème… Regarde-moi, dis ?

Elle contemplait, là-bas, le portrait sombre. Pourquoi Reutler prenait-il, à certains moments, le sourire de Paul-Éric ? Un sourire bizarre, si détaché de tout !… Ah ! Pourquoi fallait-il que ce fût l’autre, le grand, qui précisément ne voulût pas d’elle ? Le plus petit de ces tigres avait tellement l’air d’un joli chat joueur qui suit la jupe pour le seul plaisir de se rouler dans les tapis ! Était-ce dangereux de le laisser jouer ?

— Je t’aime énormément, Mica ! murmurait Paul de sa voix lasse. Tu es drôle, tu ressembles à un collégien en vacances chez une vieille cousine trop… jeune. Tu as des prunelles qui brillent et ta bouche est déjà toute fanée. Tu t’incendies toi-même avec ta sotte passion pour ton hercule Farnèse. Il est en marbre, en bronze ! Ne pleure donc plus. C’est idiot ! Tu te consumes, ma pauvre parcelle de femme ! Il mérite que tu lui prouves de quel bois on se chauffe quand on sait allumer le feu ! Envoie-moi ce bonhomme au diable ! Il est en pierre, entends-tu ? j’ai mes raisons pour te l’affirmer ! Et il a tort ! Tiens ! Tu me cajoles, à présent. Ce que ces sacrées femelles n’ont pas de mesure !…

— Écoutez, Monsieur Paul, dit-elle l’entourant subitement de ses bras, vous êtes gentil, plus gentil que lui, c’est vrai ! Seulement, lui, j’en suis folle… il m’a jeté un sort ! Est-ce que vous ne connaîtriez pas un secret pour se faire aimer de cet homme-là ? Je ne veux pas son argent, je vous le jure, je veux qu’il s’occupe de moi, qu’il me parle… il ne me dit plus rien et il ne s’arrête jamais devant ma porte lorsqu’il traverse le salon… Si ça continue, vous avez raison, je périrai de chagrin !

— Je ne connais qu’un système, fit Paul ironique : devenir ma maîtresse.

Elle éclata d’un rire forcé.

— Je le croirai… quand il me le répétera ! Il est le bon Dieu, lui, et il n’a pas la méchanceté de désirer ma mort !

Les yeux de Paul s’obscurcirent. Il se dégagea des bras joints de la jeune fille.

— Mica, ordonna-t-il de son ton bref qui commandait aux domestiques, va me chercher du champagne, j’ai soif ! Tu m’altères…

Elle courut lui chercher du champagne et rentra en disant d’un accent moqueur :

— Votre servante, Mademoiselle.

Au lieu de boire, il sortit brusquement.

Ce jour-là, il faisait noir et du vent, un temps d’ouragan qui secouait la vieille maison de Rocheuse comme un navire sur la mer. Autour de ses murailles, des lambeaux de nuages pendaient en haillons. Le cadet des de Fertzen traversa le grand salon, sans regarder du côté du ciel. Dans le corridor, il appela le sloughi qu’on attachait sous l’escalier de l’observatoire. L’animal, oublié depuis des semaines par Reutler — l’aîné ne caressait même plus les chiens — tirait éperdument sur sa chaîne en bâillant de joie. Paul, la mine préoccupée, le détacha.

— Toi, mon cher toutou, tu vas me servir à relever les brisées. Il s’agit de savoir où nous en sommes avec ton estimable maître que j’ai un peu perdu de vue.

Le sloughi ouvrit une gueule d’hydre et sa langue rose jaillit comme une flamme.

Paul gagna les terrasses, le tenant au collier.

— Tout beau ! j’ai mes nerfs aujourd’hui ! Nous allons nous amuser ! Tu aimes le paon ? je vais t’en offrir un ! Chassons le prince Mes-Yeux !

Ils le trouvèrent à l’extrémité de la troisième terrasse. L’oiseau, dès qu’il aperçut Paul, balaya les feuilles mortes de son manteau de cour, et bondit toutes ses plumes hérissées.

— Pille ! souffla Paul lâchant le chien.

Ce fut une lutte épouvantable et charmante. Le paon, trop lourd pour voler, rasa le sol, échappa dix fois, revint dix fois, le bec ouvert, dans une superbe vaillance de coq. Rampant sur l’herbe, les deux bêtes souples, velours contre velours, ne faisaient aucun bruit. Le sloughi déchira le manteau de cour, happa une aile et il y eut, seulement, un léger froissement soyeux. Alors le paon transperça une oreille sans daigner se retourner et ils virevoltèrent follement ne songeant plus qu’à s’écharper.

Paul debout, près d’une urne de marbre, les regardait, l’œil fixe, comptant les coups de becs et les coups de dents.

— Allez ! Allez ! Mes enfants ! C’est très bien ! Vous êtes presque aussi forts l’un que l’autre ! Prince Mes-Yeux, vous l’aveuglerez peut-être, mais il vous tuera ! Le vilain chien fidèle aura le dessus ! Hardi ! Gare aux ailes ! Gare à la jupe verte !… Ah ! pauvre prince, vous êtes trop beau !… et trop méchant, et trop entêté ! Il vous tient, le maudit chien féroce ! le chien si obéissant ! Ouf ! ça y est ! Patience ! son tour viendra…

Le jeune homme parlait à voix basse, d’une voix sifflant étrangement entre ses lèvres rouges. En un magistral coup de gueule, le sloughi éventra l’oiseau. Le prince Mes-Yeux, étendu sur le dos, sans pouvoir se relever du milieu de son manteau impérial, agita frénétiquement les pattes et, tordant sa petite tête de vipère bleue, il expira. On vit onduler, tout le long de ses plumes, un reflet d’azur clair, une teinte plus ciel et plus tendre, comme si la mort revêtait sa beauté d’une nouvelle robe plus précieuse, puis il redevint vert triste et ce fut fini.

— Mon imbécile de bon chien, soupira Paul, tu as exécuté là un tour de passe-passe qui va te coûter cher ! Apporte ! et prends un air modeste. C’est maintenant que nous allons chasser ma bête à moi.

Ils remontèrent les terrasses, le chien traînant sa proie, magnifique, et ils rentrèrent à Rocheuse, cherchant leur maître.

Celui-ci travaillait dans sa chambre, ayant abandonné son observatoire où Paul ne venait pas le soir, trop occupé par sa dernière œuvre de séduction. Leur intimité fraternelle n’était qu’une apparence pour les domestiques, et, très dignes, la lune de miel de leurs âmes ayant disparu devant le lever d’un autre astre, ils ne se rencontraient qu’aux repas durant lesquels, souvent, il n’échangeaient pas un mot. Ils ne se tutoyaient plus, et s’ils avaient supprimé d’un commun accord le ridicule vocable de : Monsieur, ils s’appelaient : mon cher ou mon ami, pour éviter de proférer leur nom. Paul, qui avait l’habitude du masque, ne souffrait guère de cet état de chose, Reutler agonisait. Il battait les campagnes, à cheval dès l’aube, visitait les villages lointains, sous prétexte d’aumônes, soignait les pouilleux pour se distraire, rêvait même de fonder un hospice de concert avec l’aubergiste Joviot, semait son or en roi qui ne sait ni ce qu’il fait ni ce qu’on lui demande, essayait de la philanthropie comme il eût essayé d’un narcotique et n’en dormait pas mieux !

Paul pénétra chez lui, accompagné du chien. Le pauvre vainqueur, flairant une semonce, s’arrêta, tout tremblant, sur le seuil et lâcha le paon. Un geste câlin de Paul le lui fit reprendre ; oreilles basses, l’animal se mit à ramper.

— Reutler, dit le jeune homme de son ton chanteur, de cette voix féminine qu’il dissimulait depuis sa transformation, Reutler, ton sale chien m’a pris mon joujou, il a tué le prince Mes-Yeux ! Je le fais monter pour que tu ne m’accuses pas de mensonge… et je n’ai pas osé le corriger parce que je sais que tu l’aimes… et j’aimais bien mon oiseau… je suis désolé !

Il fut obligé de se mordre la bouche pour ne pas rire, ce qui lui donna l’air d’avoir envie de sangloter, parce que Reutler, au seul timbre de cette voix, s’était dressé, les regards fous. Frémissant de colère et de bonheur, il écouta la plainte perfide comme il aurait écouté la musique de son orgue. Ah ! son frère, son enfant, le vrai, lui revenait donc tout entier quand il avait un chagrin ?

— Qui s’est permis de détacher Fox ?

— Eh ! fit le cadet, boudeur, ce n’est pas moi, bien sûr ! Tout marche de travers dans cette maison. Non ! je n’aurai jamais un paon plus irritable et plus drôle… je suis furieux !…

Le chien, humblement, vint déposer la bête d’émeraude aux pieds de son maître. Reutler fouilla derrière sa ceinture où il avait coutume de porter un revolver et, sans une réflexion, il tira… La gueule rose, la gueule d’hydre s’ouvrit toute grande, vomissant un flot pourpre avec un hurlement lugubre, puis la seconde victime tomba, demeura étendue en sa suprême grâce héraldique, les pattes raides.

Paul détourna le front.

— Brutal ! murmura-t-il. La mort… ce n’est pas une correction ! Tu es donc toujours armé ? Moi, je n’entre plus ici. J’ai horreur du sang ! Et surtout des hurlements, du tapage !… (Il songea, s’appuyant à un meuble :) …me la laissera violer et, au besoin, me la tiendra… Brave Reutler ! Il est unique !

Reutler s’agenouilla pour dérouler un tapis sur les jolis cadavres.

— Tiens ! dit-il en riant, je te rends les armes, je ne veux pas que tu aies peur de moi, Monsieur !

Et tendant son revolver à son cadet, il souligna, un peu railleusement, la fin de sa phrase, mais resta prosterné.

Paul prit le revolver qu’il examina l’œil sournois.

— Ils sont vilains, tes accessoires ! (Il ajouta, très correct :) Je vous assure, mon cher, que vous avez eu tort de massacrer votre favori ; ça ne me rend pas le mien !

— Oh ! je t’en prie, fit sourdement Reutler, toujours à genoux, quitte ce ton cérémonieux ! Je t’ai donné des coups de canne… oui… oui… Je me le rappelle… j’aurais dû les distribuera mon chien, j’ai eu tort de battre celui-ci et de tuer celui-là, il y a eu méprise… je l’avoue… Déguise-toi en homme si cela t’amuse et… fiche-moi la paix avec tes allures solennelles, elles m’assassinent…

Paul lui mit le revolver sur la tempe.

— Veux-tu que je t’achève par bonté d’âme ?

— N’hésite pas ! Tu es incontestablement le plus fort, maintenant, et je préfère la mort à la vie que je mène ! Je n’ai peur que de la vie. ;.

Paul ôta le revolver et posa sa bouche à la place.

— Non ! Non ! cria Reutler, j’aime mieux l’autre… l’autre est plus pure, l’autre ne baise pas les femmes, rends-moi l’autre, puisque Je te dis que je préfère mourir…

Il voulut lui arracher l’arme et Paul n’eut que le temps de sauter en arrière.

— Alors, qu’est-ce que tu veux que je devienne ? gémit le jeune homme. On me tue mes paons, on me tue mes chiens, et les filles me haïssent à cause de ta présence sacrée ! Pas même une silhouette de groom ! Est-ce que tu t’imagines que je peux vivre de cette vie-là, moi aussi ? Faisons nos conditions, mon grand ! Je te rends le revolver, c’est-à-dire tes droits à me châtier, seulement livre-moi la servante qui se moque de ton serviteur, tu sais ! Faut que je la viole… Si elle crie, ça m’ennuiera… j’ai la terreur du bruit, des égratignures et puis de tes sermons. Tu es vraiment méchant, toi, pour les bébêtes qui s’émancipent.

— Comment, ricana Reutler ? Ce roman n’est pas terminé ? Où avez-vous l’esprit, don Juan ? Vous êtes encore sa sœur ?

Paul frappa du pied.

— Ah ! m’exaspère pas, hein ? La fille… ou je casse tout.

— Voyons, Éric ? Est-ce que, réellement, Marie n’est pas ta maîtresse ?

— Non ! À mon tour, j’avoue.,.

Reutler se releva, très étonné.

— Un cas pathologique, cette fille !

— Dis-lui, de ma part, ou de la tienne, que ça ne peut pas durer plus longtemps, scanda Paul qui crispa ses mains dont les ongles tranchants pénétrèrent dans le bras de son aîné. Dis-lui… comme au chien ! Tu es brutal, toi, fais mon office… Elle est ici pour mous obéir, non pour nous humilier ! Elle t’aime, je la veux ; après, je serai guéri de toutes les femmes, je crois ! Elle est trop toquée de l’hercule celle-là, ça m’agace, moi, qui suis faible. Enfin, arrange-toi pour l’introduire dans mon lit… sans qu’elle me crève les yeux.

— Du calme ! Du calme ! Ne te mets pas en colère. Tu vas te faire du mal ! Eh ! mon Dieu, tâche de l’attendrir en l’aimant davantage.

Paul blêmit,

— Regarde-moi bien ! Est-ce que je suis de ceux qui cherchent à attendrir leurs bourreaux ? Tu ne m’aurais pas offert des excuses à genoux, tout à l’heure, je n’eusse même pas daigné me plaindre, ni te laisser deviner que… c’est de ta faute si je ne peux plus violer personne !

Reutler se voila le visage et tomba sur un fauteuil.

— Oh ! Éric ! Éric ! Tais-toi ! Taisez-vous ! Je vous promets d’essayer de toutes les persuasions… Allez-vous-en, je vous en supplie ! Quel métier me faites-vous faire ?

Paul éclata de son rire cynique.

— Ça n’a pas d’importance ! C’est toujours divin le métier de dupe… Un peu plus, un peu moins… Quand tu en auras assez, viens me le dire, tu sais où je couche !

Et il s’éloigna, en pleurant de rage, mais point au sujet des victimes qu’il laissait derrière lui.

Un frisson douloureux passa sur l’épiderme de Reutler, comme un glacial vent de mort, lorsqu’il vit entrer la jeune fille. Elle avait gratté doucement, cinq minutes après le départ de Paul, et ne recevant pas de réponse, elle s’était risquée, ne se doutant pas de leur nouvelle réconciliation. Elle souriait, très confuse, portant du linge, une pile de nappes blanches, car elle ne venait jamais sans le prétexte de son service. Elle remerciait, en s’effaçant de plus en plus devant lui. Reutler se dirigea vers la fenêtre où il frappa les vitres pour se donner une contenance indifférente. Il verrait, il réfléchirait… Cela ne pouvait pas se dire du haut de n’importe quelle phrase.

— Monstrueux ! pensa-t-il, songeant tout à coup que cette pauvre fille l’aimait.

Elle rangea les nappes dans une armoire et toussa légèrement.

— Monsieur le baron, fit-elle, anxieuse, j’ai besoin de vous parler… avez-vous le temps ?

Cela se trouvait fort bien et simplifiait les préambules. Il se retourna…

— Quoi, Marie ? dit-il le regard vague.

— Il s’agit de Monsieur Paul. C’est fini de jouer vous comprenez ?…

Elle disait tout de suite ses pensées, elle, très nettement.

— Non ! Je ne saisis pas du tout…

Elle frottait le parquet du pied, embarrassée, et elle étudiait le dessin du tapis pour ne pas rougir sous son regard. Elle se pencha. Qu’est-ce qu’elle voyait donc ? On aurait dit une forme, un corps étendu ; elle souleva le bord, demeura pétrifiée ; du sang coulait…

— Monsieur Reutler… Oh ! du sang !

Le cri fut si déchirant que Reutler eut froid jusqu’au fond de l’âme. Elle reculait, éperdue, la bouche ouverte, les bras en l’air.

— Vous avez tué votre frère, hurla-t-elle. Ils le disaient bien, aux cuisines, que vous le tueriez…

Reutler partit d’un éclat de rire qui sonna très faux, comme un écho de celui de Paul.

— Pauvre petite folle ! C’est mon chien que j’ai tué et il le méritait, il a étranglé le prince Mes-Yeux ! Éric n’a pas su le corriger, lui, et moi j’ai été… trop vif ! Appelez Jorgon, pour qu’on débarrasse le plancher, j’avais oublié cet incident. Ne pâlissez pas ainsi, mon Dieu ! Oh ! Les femmes !… Allons, asseyez-vous, ne tremblez pas là, sur ce fauteuil… Sacrebleu !

Marie n’en pouvait plus. Son cœur battait, ses tempes se gonflaient, ses dents claquaient. Elle murmura ;

— Vous tuez les bêtes, vous ? Je croyais que vous étiez bon ?

Il fit le tour de sa chambre, énervé, enfin se décida à appeler Jorgon lui-même. Comme la petite servante, Jorgon fut horrifié. Cependant il ne dit rien. Pour lui, la dignité de la maison sombrait. Plus de respect aux offices, et, chez les maîtres, la gueuse courant de l’un à l’autre avec un entrain diabolique, semant le désordre. Le brave homme enveloppa les deux jolis cadavres d’une nappe blanche que Marie lui donna et les emporta comme des personnes, selon son expression, car tout ce qui n’était par ses maîtres, c’était : des personnes.

— Tu demanderas à Éric s’il désire conserver la dépouille de son paon ! cria Reutler de la porte, puis il poussa un verrou.

— Est-ce que cela va mieux ? questionna-t-il en revenant vers Marie, essayant de sourire.

— Oui, je peux m’en aller… Monsieur Reutler, je vous remercie.

— Vous aviez à me parler… Ah ! petite Marie, vous n’êtes pas brave… Que diable, quand on a mis le feu aux églises… Mais, cela ne se discute pas, les nerfs.

Et il ricanait de son rire muet, le plus railleur. — Aujourd’hui vous me reprochez mon crime ? On voit bien que Monsieur Paul n’est plus malade… vous n’avez plus besoin de moi.

— Si, j’ai toujours besoin de toi, soupira-t-il d’un ton bas, plein de compassion. (Il lui prit les mains, posa son genou sur une fumeuse, s’accouda au dossier pour être à sa hauteur et cependant garder une barrière entre elle et lui.) Éric te tourmente ? Réponds sans trembler.

— Monsieur, dit-elle tout d’un trait, il faut que je sache la vérité une bonne fois. J’ai pas de rapport à vous faire. Votre frère plaisante, dame, j’ai trop souvent couché près de lui pour qu’il me respecte… Et c’est de votre faute, pas de la sienne. Dieu merci, n’y tenait pas, autrefois, puisqu’il ne pouvait pas me souffrir. Maintenant, il me raconte tout autant de vilaines choses et il est tout autant méchant, seulement, il me chiffonne davantage et j’aime pas ça !…

— En es-tu sûr ? interrompit Reutler, plongeant ses yeux calmes dans les yeux troublés de la jeune fille.

Elle rougit.

— Monsieur Éric ne me fait pas peur, mais il me bouleverse ! J’ai le cœur qui me bat depuis ce matin à m’enlever la respiration ! C’est pas une existence… Surtout qu’il prétend que vous savez très bien ce qui se passe… Ramenez-moi à l’hospice, je suis pas tranquille, la tête me tourne…

— Pourquoi te refuses-tu ? précisa Reutler.

— Je… le déteste. Vous me permettriez…

— Marie, je ne te juge pas, je ne t’ai jamais jugée, au contraire, je t’absous d’avance, car il y a des malades qu’on ne peut guérir que par l’amour… toi et lui, vous êtes peut-être de ces malades ! Tu admets bien que je sache les choses que tu ignores, dis ?

Elle répéta suffoquée :

— Je le déteste, Monsieur Reutler. Je ne lui reproche pas mes pauvres cheveux, non, mais ce qui est coupé, entre nous, c’est bien coupé, ça ne repoussera plus !

— Vaniteuse ! fit Reutler souriant, très railleur.

— Ça vous est égal, mes cheveux ?

— Oh ! Absolument…

— Il fallait donc les couper vous-même, là-bas, dans les ronces.

— On n’a pas le droit de détruire, Marie.

— Et le chien ?

— Et l’église ? On peut punir, pas se venger ! Toi, tu te venges de mon frère parce qu’il a voulu t’enlaidir, c’est très mesquin, chère petite.

Elle s’emporta, retira ses mains.

— Vous êtes des Messieurs riches… moi, je ne suis qu’un gibier de prison… j’aurai toujours tort… je veux m’en aller.

— Marie, mon frère t’aime, tu ne t’en iras pas, je te le défends.

— Non, il veut coucher avec moi, c’est pas la même chose, Monsieur Reutler !

— Comme tu es savante ! Enfin, tu n’es plus vierge du tout. Pourquoi lui refuser tes dernières bonnes grâces, alors que tu lui as laissé voir presque toute ta personne, il me l’a dit.

Elle perdit la tête, se confessa :

— Pas ma faute, s’il a vu mes seins, une nuit ! Il vous appelait, vous implorait, que j’ai cru que vous étiez venu et qu’on se battait encore ! Je me suis jetée dans sa chambre n’ayant qu’un jupon sur moi.

— Quand un homme a vu les seins d’une femme, cette femme lui appartient.

Marie se recula et avec un geste extrêmement chaste, car il avait la spontanéité d’un signe religieux, elle ouvrit son corsage, lui montra ses seins, tout petits, fleuris de rose.

— Voilà, dit-elle, regardez donc ! Je suis à vous comme à lui, mais davantage à vous… parce qu’il faudra qu’il me prenne de force, vous savez, tandis que je vous en donne la vue pour le plaisir.

Et elle reboutonna son corsage.

Malheureusement, Marie venait d’accomplir l’acte qui pouvait déplaire le plus au baron Jacques-Reutler de Fertzen : un acte d’impudeur. Il ne concevait pas un idéal féminin sans une pureté absolue, c’est-à-dire qu’il ne concevait pas du tout l’idéal en question. Il demandait l’impossible. Il tolérait à la rigueur que son frère, le bel Éric, fût provoquant et parfaitement oublieux des plus élémentaires lois de la décence, mais c’était le mâle, le maître, celui qui a le droit d’agir et n’a pas à se préoccuper des détails de sa toilette même lorsqu’il lui convient de s’avilir vis-à-vis de ses domestiques. Un moment arrive — il le pensait — où celui-là qui porte, en essence, toutes les vertus, peut se relever du seul effort de sa volonté. Les femmes ne sont pas des volontaires en amour, elles sont les reflets pâles d’une puissance qu’elles ne comprennent pas et subissent. Si cette fille tombait, elle ne saurait se relever seule, elle roulerait inconsciemment à toutes les fanges. Est-ce que les femmes se relèvent jamais d’aucune chute ? Et ruminant ses idées tristes. il se promenait, devant elle, ses bras croisés.

— Où prenez-vous, dit-il de sa voix sourde, que vous êtes plus à moi aujourd’hui : qu’hier ? Je suis votre protecteur, je vous dois toujours mon aide… il n’y a rien qui puisse me lier plus particulièrement à vous ! Je reste toujours celui qui commande, j’ai tenté de le faire très doucement, maintenant, je vais parler plus haut : ma chère enfant, il faut vous livrer à Paul-Éric, mon frère, non pas pour son bonheur, mais pour le vôtre… Si vous tardez, vous allez vous prostituer à tout le monde !

Marie s’effondra sur les deux genoux.

— Il a dit ça, cria-t-elle tordant ses mains au-dessus de sa tête, il a dit ça ! C’est ça qu’il veut… il ne veut que ça ! Oh ! je l’ai bien entendu ! Oh ! pauvre fille que je suis d’avoir voulu le savoir !

— Voyons, Marie, pas de scène !… Éric furieux, le paon mort, le chien tué, la servante qui pleure… ce n’est plus une maison et je finirai par ne plus demeurer chez moi si cela doit continuer ! Relevez-vous vite ! Non ! Non ! Ne me baisez pas les mains, j’ai horreur de ces sortes de démonstrations sentimentales. Laissez-moi tranquille… toutes ces histoires d’amour sont très malpropres au fond. Sacrebleu ! Vous relèverez-vous ?

Elle se coucha, sanglotante, à ses pieds.

— Je vous aime tant, Monsieur Reutler ! Je ne peux pas m’empêcher de vous aimer. Je sais bien, j’aurais pas dû oser… voyez-vous, c’est un sort !… Je ne dors plus de penser que vous êtes un homme de pierre comme il dit, lui, et que vous ne comprenez rien à rien… je suis pire que toutes, oui, mais je vous jure que je suis vierge. Monsieur Paul m’a bien expliqué ce que c’était que d’être vierge, je peux pas m’y tromper. J’ai jamais rien voulu savoir d’un amoureux… Seulement, de vous… ah ! tout ce qui vous plaira… même d’être votre chien, de mourir, de me dénoncer aux gendarmes, tout quoi ! Pas de me donner à l’autre, par exemple, et c’est pas d’un Monsieur noble de me demander cela ! Oh ! le lâche, le lâche… puisque vous savez que je vous aime, c’est me demander de mentir !

Reutler frappa une table de son poing et ses yeux s’illuminèrent.

— Je ne peux pas y toucher, murmurait-il serrant les dents. Je sens que si j’y touche ce sera pour la jeter par la fenêtre ! Sacré tonnerre ! Si j’avais su, ce que je t’aurais laissée pourrir dans les fossés de ma route, toi… Et elle a raison… ce qui est le plus odieux ! Elle est logique vis-à-vis du maître, la servante ! Je l’ai débauchée, je l’ai dépravée et je ne songe plus qu’à la faire violer… Je suis le plus lâche des hommes en face de sa bravoure de femelle, et si j’étais d’humeur à me rouler par terre… eh ! ce serait vraiment le jour… Marie ! (cria-t-il rudement) Marie !

À cette voix impérieuse, elle tendit les mains, suppliante.

— Écoutez, fit-il, la saisissant par les poignets et la dressant, vous avez dit que je n’étais pas un honnête homme ; en effet, je ne serais pas loyal si je ne mettais pas en regard de la faute, la réparation… Je ne vous conseille pas de vous donner. Vous ne l’aimez pas. Résistez-lui… de toute votre âme… seulement puisqu’il paraît que, chez vous, les femmes, la résistance physique a ses limites, ne vous croyez pas irrévocablement perdue parce que vous… vous seriez laissé prendre !… Si l’on vous… manque de respect sous mon toit… je vous le rendrai, moi, votre honneur ! Si quelqu’un fait de vous sa maîtresse, moi, je vous épouserai. Entendez-vous bien, Marie ! Si mon frère vous viole, vous serez baronne de Fertzen, avec trois millions de fortune !… Penses-tu encore, l’incendiaire, qu’on puisse me traiter de lâche !

La colère le faisait tellement effrayant, que Marie détourna la tête.

— Mon Dieu ! Il est fou ! Il a la fièvre ! Moi, la criminelle, moi la pauvre fille des rues, baronne de Fertzen avec trois millions de fortune ! Il se moque de moi ou il a la fièvre !

— Tu ne sais pas lire… cependant… veux-tu que je te signe le contrat ? Ce sera vraiment la première fois que quelqu’un aura douté de ma parole !

Il la lâcha pour courir à son bureau, chercha du papier.

— Monsieur Reutler ! Oh ! Monsieur, je ne doute de rien, n’écrivez pas, ce n’est pas la peine ! Dites… est-ce par amour que vous m’épouseriez, allons, regardez-moi encore dans les yeux !… Vous me feriez respecter, vous m’entoureriez de belles choses et je ne pourrais pas me plaindre, car vous êtes très bon, vous, quand on fait vos volontés… mais l’amour… Dites… il ne serait pas de la partie. Vous ne me toucheriez seulement pas du bout des lèvres, hein ?

Reutler perdit toute prudence et sans calculer qu’un mot tendre, une banalité quelconque adoucirait l’amer poison de son orgueil, il s’écria, lui, le parfait galant homme :

— Ah ! Foutre non ! Pas mon amour !

La petite servante le toisa.

— Moi aussi, dit-elle, je m’en fous !… pouvez garder vos trois millions et peut être qu’on sera la maîtresse de Rocheuse sans vous, un beau soir !

Elle se dirigea vers la porte, que Reutler lui ouvrit, courtoisement.