Les Huit journées de mai/8

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Le Petit Journal (p. 198-236).


CHAPITRE VIII.


Les razzias. — Les prisonniers à genoux. — Pleins pouvoirs sur les prisonniers. — Les femmes. — Les convois. — La populace gantée. — Malheur à la pitié ! — Le camp de Satory. — Le nouveau bois de Boulogne. — L’Orangerie. — Les prisonniers sont évacués sur les ports de mer. — Les pontons. — Élisée Reclus. — Les méprises. — Arrestations. — Les sergents-majors. — Les médecins. — Perquisitions. — La chasse au chien dans les catacombes. — Battues dans les bois. — Les gares. — Nombre des dénonciations. — Les concierges. — Les bourgeois amateurs. — Les listes d’épuration. — Dénonciations des journaux. — M. Hortus. — Arrestation de Pascal Grousset, de Trinquet, de Courbet. — M. Dumas fils. — Le conseil municipal d’Ornans. — Évasion de quelques membres de la Commune. — Rossel. — Cent mille électeurs de moins. — Les dents d’insurgés. — Surexcitation dans certains quartiers. — L’industrie parisienne est décapitée. — La gauche.


Heureux les morts ! ils n’eurent point à gravir le calvaire des prisonniers.

Ici nous ne sommes plus témoin, et nous ne pouvions plus l’être. Mais ce sont les Versaillais, les vainqueurs, qui vont eux-mêmes déposer. Leur haine a pu défigurer les prisonniers, elle n’enlève rien à leur sincérité quand ils parlent des cruautés que ces malheureux subirent. On ne peut admettre qu’ils aient voulu se calomnier eux-mêmes. L’histoire se fera sur leurs témoignages, et nous nous contentons d’assembler leurs récits.

Des razzias énormes avaient été opérées par l’armée, au fur et à mesure de l’occupation des quartiers. Quand les fusillades avaient lieu en masse, qu’on juge des arrestations. Parfois on emmenait en bloc tous les locataires d’une maison, parfois on cernait une rue entière, et l’on retenait tous les passants. Des armes cachées, des revolvers qu’on n’avait pas encore rapportés, une suspicion plus ou moins motivée, une parole malencontreusement prononcée, une attitude mal interprétée, suffisaient pour qu’on fût chassé à coups de crosse devant les soldats. Des visites domiciliaires avaient lieu au milieu de la nuit, et la troupe, qui suivant sa consigne doit dans tous les cas rapporter poil ou plume, emmenait indifféremment et sans même les interroger femmes, jeunes gens, vieillards. Plus de 40,000 prisonniers furent ainsi ramasses du 22 au 30 mai. Ils ne séjournaient que quelques heures à Paris, puis on les acheminait sur Versailles. La foule se précipitait pour les voir passer. Ils avançaient, souillés d’ordures, les vêtements en lambeaux, exténués, tête nue sous un soleil ardent, attachés cinq par cinq aux poignets par des cordes au milieu des soldats, chassepot armé. Une corde longitudinale reliait entre elles toutes les cordes transversales des groupes, de façon que tous les prisonniers étaient attachés en bloc. Une évasion était ainsi impossible, et il suffisait d’un peloton pour conduire un convoi assez nombreux[1].

« Tout le monde court du côté des Champs-Elysées, disait le Paris-Journal. Quatre mille prisonniers stationnent sur le milieu de la chaussée, encadrés par des chasseurs d’Afrique, la carabine au poing. Ils regardent, farouches, silencieux, immobiles, fiers d’être haïs à ce point de la foule qui se démène et les injurie. »

Les commandants des détachements avaient pleins pouvoirs. Un convoi de prisonniers attachés dix par dix passait rue d’Amsterdam. Une fantaisie traversa la tête de l’officier : il commanda une halte et ordonna à ces malheureux de se mettre à genoux. Pendant ce temps, une tourbe infâme les couvrait d’injures et criait : « Fusillez-les ! » Le moindre signe d’opposition de la part des prisonniers entraînait la peine de mort immédiate ; ils étaient abattus sur le chemin, surtout à coups de revolver. Près du parc Monceaux, on expédia ainsi un couple, mari et femme. La femme refusait démarcher, demandant qu’on la fusillât sur-le-champ. On lui tira vingt coups de revolver, mais elle ne tomba morte qu’à la seconde décharge.

Le correspondant du Times vit au coin de la rue de la Paix, un prisonnier s’asseoir et refuser d’aller plus loin. Après plusieurs essais pour le contraindre, un soldat, perdant toute patience, le piqua à deux reprises de sa baïonnette, en lui ordonnant de se lever et de reprendre sa marche avec les autres. Comme on devait s’y attendre, il ne bougea pas. Alors on le saisit, on le mit sur un cheval. Il se laissa tomber. On l’attacha à la queue de l’animal qui le traîna, et il s’évanouit à force de perdre du sang. Réduit enfin à l’impuissance, il fut lié sur un wagon d’ambulance et emmené au milieu des cris et des malédictions des bourgeois.

Au boulevard des Italiens, un cortège de 500 prisonniers des buttes Chaumont passait, allant à Versailles. Dans le nombre se trouvaient plusieurs femmes. On avait mis les menottes à quelques-unes. Celle-ci portait un bébé sur le dos ; une avait le bras en écharpe ; la chemisette d’une autre était teinte de sang ; toutes étaient épuisées. Elles faillirent être écharpées par les défenseurs de la famille ; et cependant, dit le correspondant versaillais qui rapporte ce fait, « elles conservaient un air de dignité et ne paraissaient nullement appartenir an genre de femmes que l’on met à Saint-Lazare. » Car les journaux ne manquaient pas de raconter que la plupart des prisonnières appartenaient à la prostitution.

« En voyant passer les convois des femmes insurgées, disait le Figaro, on se sent malgré soi pris d’une sorte de pitié... On croit devoir tenir compte de l’exaltation des femmes dont le père, le frère, le mari, ou l’amant a succombé dans la lutte.

» Qu’on se rassure en pensant que toutes les maisons de tolérance de la capitale ont été ouvertes par les gardes nationaux communeux, qui les protégeaient[2], et qu’il résulte des interrogatoires faits à Versailles que la plupart de ces dames étaient des locataires de ces établissements. »

Les journaux étrangers, naturellement mis sous le boisseau par la presse française, rendaient au contraire hommage à la dignité des prisonnières. « J’ai vu, disait l’un d’entre eux, une jeune fille habillée en garde national, marchant la tête haute parmi des prisonniers qui avaient les yeux baissés. Cette femme, grande, ses longs cheveux blonds flottant sur ses épaules, défiait tout le monde du regard. La foule l’accablait de ses outrages elle ne sourcillait pas et faisait rougir les hommes par son stoïcisme. Si la nation française ne se composait que de femmes, quelle terrible nation ce serait ! »

C’est que, depuis deux mois, dans Paris abandonné par les courtisanes, la vraie Parisienne était apparue, forte, dévouée, héroïque, comme les femmes de l’antiquité. On avait vu ces filles et ces femmes du peuple traverser les balles pour aller relever les blessés, porter le pain aux tranchées et la consolation aux mourants, puis au jour du désastre quand tout sembla perdu, s’élancer au devant de la mort libératrice, comme leurs ancêtres,

Désespérées de mettre au jour des malheureux.

On avait vu à ces enterrements prodigieux de la Commune — quand, sur les boulevards, Voie sacrée de la Révolution, les catafalques aux trente cercueils, drapés de rouge, en longue file, flottaient silencieusement au-dessus de cent mille têtes nues, annoncés de loin en loin par le roulement lugubre des tambours noirs et les musiques sourdes éclatant par intervalles comme l’explosion involontaire d’une douleur trop contenue — on avait vu, droites et stoïques, les veuves d’aujourd’hui, soutenues par celles de demain, ces nobles Parisiennes suivre du même pas, sans larmes, les bataillons aux fusils renversés. — Et les plus incrédules comprirent alors que la Révolution était à tout jamais assise au foyer. Quand le général de la Commune Duval vint à la tête de ses troupes s’emparer de la mairie du 1er arrondissement, gardée par les gens de l’ordre, il leur dit ce grand mot qui fit tomber leurs armes : « Croyez-moi, vous ne pouvez tenir. Toutes vos femmes sont en larmes et les nôtres ne pleurent pas. »


Dès que les convois était signalés sur la route de Paris ou sur celle de Saint-Cloud, des milliers de personnes accouraient de tous les côtés. Qu’on se figure, disaient les journaux conservateurs, des troupeaux haletants, poudreux, composes de milliers de personnes mêlées de beaucoup de femmes, les unes en haillons, les autres en blouse, la plupart en uniforme de gardes nationaux, de zouaves, de garibaldiens ou de volontaires. Les soldats qui, au 18 mars, s’étaient rangés du côté du peuple, marchaient les mains liées, la capote retournée. Ceux-ci, le sac au dos avec le bidon, ceux-là chargés d’habits ou de valises, fatigués, couverts de sueur, presque insensibles aux huées de cette foule qui les appelait assassins et bandits. La plupart appartenaient à la classe ouvrière et aux rudes métiers de la carrière, de forgeron, de mécanicien, de fondeur, de maçon ou de charpentier ; d’autres aux professions essentiellement parisiennes de peintre, imprimeur, etc. Les gamins, presque des enfants, de douze à seize ans, marchaient au milieu d’hommes à tête et à barbe blanches qui étaient en grand nombre. Ceux-là se traînaient à peine, se cramponnant au bras de leurs voisins plus vigoureux. Quand l’un d’eux venait à tomber, on le plaçait sur une des charrettes qui suivaient le convoi, à moins cependant qu’il ne fût lié à d’autres prisonniers, et ceux qui le soutenaient étaient dans ce cas forcés de le traîner râlant jusqu’à destination. Les cantinières avaient leur costume. Les autres femmes, hâlées par le soleil, couvertes de caracos d’été, marchaient les unes d’un pas délibéré, les autres accablées et s’appuyant sur le bras de leur mari. Le Figaro décrivait ainsi la queue d’un convoi :

« Le hideux troupeau est suivi de charrettes. La première attire surtout l’attention de la foule.

» Presque couché sur la première banquette enfoui dans la paille jusqu’aux genoux, mais redressant le torse et la tête, on distingue un homme jeune encore, brun, et rappelant par son attitude le personnage principal des Moissonneurs, de Léopold Robert. Son visage annonce une rare énergie, il regarde la foule avec mépris, lui crie : Lâche ! lâche ! en lui lançant un crachat au détour de l’avenue.

» A ses pieds est couché un homme qui agonise : sa main soubresaute fébrilement, ses jambes s’agitent comme celles d’un homme atteint de la danse de Saint-Guy ; il râle ; il va mourir dans un instant.

» Sur une autre voiture est étendu un prisonnier qui a voulu s’échapper ; il porte au cou une large plaie béante ; sa tête chauve balance sur sa poitrine, comme si elle était à demi détachée du tronc. C’est horrible à voir.

» Une cantinière, assise sur la première banquette, insulte à la foule en la menaçant du poing ; ce poing est ensanglanté et a perdu plusieurs doigts dans la lutte de la barricade : un rouge coup de sabre lui traverse la figure. " Un dernier peloton de chasseurs ferme la marche, et le hideux cortége va rejoindre le premier.

» On entend un bruit de tambours lointain : une poussière blanche s’élève à l’horizon : c’est un nouveau convoi de prisonniers qu’on nous amène. »

Les honnêtes gens de Versailles couraient comme à une fête au devant de ces chaînes sans fin. Et les dames du meilleur monde ne dédaignaient pas de donner du bout de leurs ombrelles dans le flanc de quelques fédérés. Escortés par les risées et les imprécations de cette populace gantée, ces malheureux traversaient dans toute son étendue la ville de Versailles, toujours tête nue au soleil, et gravissaient la hauteur de Satory. Le correspondant d’un journal clérical belge, disait avoir vu dans le même chariot à fumier un mort, un mourant, un blessé, et la foule criait : « En voilà qui ne donneront pas d’embarras à leur confesseur. » Il ajoutait : « Un avocat distingué, qui n’a pas son pareil pour maudire la Commune, dit qu’il a vu avec dégoût un officier tirer son sabre contre une femme qui tâchait de sortir des rangs, lui faire une large blessure au visage et lui enlever du même coup une portion de l’épaule. » — " « En voyant comme volaient les injures, les ricanements, etc. » disait l’Indépendance Belge, « je ne pouvais m’empêcher de penser que si quelqu’un s’en fût permis autant, quand, il y a quatre mois, passaient dans une de nos villes des prisonniers prussiens, il n’y aurait eu qu’un cri de réprobation dans la foule.

» Quoi qu’il en soit, ce spectacle fait mal. Aux portes de la ville, on force les prisonniers à se découvrir : " Allons ! canaille ! chapeaux bas devant les honnêtes gens ! » Quelques-uns résistent : alors le bout d’une canne fait tomber à terre leur képi. »

Malheur à qui laissait échapper une parole de commisération. Sur la place d’Armes, deux rédacteurs des journaux les plus enragés de Versailles, écœurés à la fin de tant d’ignominies, voulurent élever la voix, faire respecter les vaincus. Immédiatement entourés, bousculés, maltraités, on les saisit et ce fut à grand’peine qu’ils purent être conduits au poste sans être mis en lambeaux. A Paris, beaucoup de personnes qui avaient manifesté sur le passage des prisonniers des sentiments de commisération, furent arrêtées et souvent jointes aux convois. L’arrestation de Rochefort n’avait pas été moins odieuse. « De tous côtés, disait le Français, on entendait les cris : « A mort ! à mort ! » Près de la porte de la prison, un spectateur ayant crié : « A la lanterne ! » ce cri fut immédiatement répété par toute la foule ! »

Et voilà ces civilisés de Versailles qui devaient faire rentrer la France dans la voie de la civilisation ! Combien, malgré les souffrances affreuses de deux mois de siège, ces brigands de Paris furent bons et humains à côté de ces honnêtes gens ! Quand a-t-on insulté un prisonnier dans le Paris de la Commune ? Quand peut-on citer une seule scène semblable aux sauvageries qui journellement se produisaient à Versailles ? Quel coin obscur de la Conciergerie a caché la millième partie des tortures qui s’étalaient en plein soleil au camp de Satory ?

« Ils sont là, disait l’Indépendance française, plusieurs milliers, empoisonnés de crasse et de vermine, infectant à un kilomètre à la ronde.

» Des canons sont braqués sur ces misérables, parqués comme des bêtes fauves.

» Les habitants de Paris craignent l’épidémie résultant de l’enfouissement des insurgés tués dans la ville ; ceux que l’Officiel de Paris appelait les ruraux craignent bien davantage l’épidémie résultant de la présence des insurgés vivants au camp de Satory. »

On les avait jetés là, en plein air, tête découverte ; ils couchaient dans la boue, n’ayant d’autre nourriture que du biscuit gâté et de l’eau infecte puisée à une mare dans laquelle les gardiens ne se gênaient pas pour faire leurs ordures. Les premières nuits furent très-froides, il plut beaucoup. Dans celle du vendredi 26, dix-sept d’entre eux moururent.

Le grand mur d’enceinte du camp était crénelé. Par des trous de distance en distance passait la bouche des mitrailleuses, qu’on avait eu soin auparavant de faire défiler devant les prisonniers. Des deux côtés de la porte centrale, des chasseurs à cheval faisaient la haie, le sabre au poing. — Il arriva que les soldats, pris de panique ou de rage, déchargèrent leurs chassepots dans le tas. Dans la nuit du 25 au 26 mai, il y eut une sorte d’émeute, ou du moins les gardiens l’affirmèrent. Trois cents prisonniers furent passés par les armes. Amenés au bord d’une fosse garnie de paille ils y furent précipités à coups de fusil, puis on arrosa le tout de pétrole et on mit le feu. Beaucoup n’étaient pas morts. Il y eut des hurlements épouvantables. A de certaines heures, ordre était donné à tous de se lever, de se coucher sur le côté gauche ou sur le côté droit, et toute infraction à ce commandement était suivie de coups de revolver.

Les journaux ne tarissaient pas sur la mine ignoble des prisonniers. « Ces êtres sont hideux, » disait Paris-Journal. " « Toutes ces faces sont hargneuses, bilieuses, renfrognées » (Figaro). « Visages patibulaires » (la France). « Chienlits maquillés de sang et de poudre, qui volaient à jeun et tuaient après dîner » disait un autre. Ces messieurs trouvaient étonnant que des gens qu’on couche dans la boue et en plein air, dont on fusille de temps en temps quelques centaines, n’eussent pas la mine fleurie d’un rédacteur versaillais. Et flétrir la mauvaise et triste mine de ces pauvres gens, voilà tout ce que cet odieux spectacle leur inspirait !

Le camp de Satory devint, comme la route de Versailles, le but de promenade de la bonne compagnie. Les officiers en faisaient les honneurs aux dames, aux députés, aux fonctionnaires, leur montraient les sujets, au besoin les prêtaient à M. Dumas fils, pour qu’il pût commencer in anima vili ses études sur la question sociale.

En général, les prisonniers, avant d’être envoyés à Satory, séjournaient quelque temps dans l’Orangerie de Versailles, entassés dans ces immenses serres, pêle-mêle, sans paille dans les premiers jours. Quand ils en eurent, elle fut bien vite réduite en fumier, on ne la renouvela plus. — Pas d’eau pour se laver, nul linge, nul moyen de changer ses guenilles. Deux fois par jour, dans une auge, un liquide jaunâtre, — c’était la pâtée. — Pas de médecins. Il y avait des blessés, la gangrène les rongea ; des ophthalmies se déclarèrent. — Les cas de folie furent nombreux. — Derrière les grilles s’entassaient les femmes ; les filles des prisonniers, hébétées, affolées, s’efforçant de distinguer un être cher dans ce troupeau vaguement entrevu dans l’ombre, derrière les caisses d’orangers rangées en palissade.

Ces malheureuses s’arrachaient les cheveux de désespoir, grondaient sourdement contre les soldats qui, le chassepot chargé, regardaient menaçants.

De temps en temps, une sorte de magistrat instructeur arrivait, faisait appeler les détenus, qui étaient conduits devant lui par escouades de dix, les menottes aux mains, et accompagnés tantôt par des sergents de ville, tantôt par un peloton de soldats. — Instruction dérisoire ! Comment d’ailleurs, par quel témoignage arriver à constituer le dossier de quarante mille prisonniers ? — On n’y songeait même pas.

Bientôt le camp, quoique immense, fut encombré et l’on dut évacuer les victimes. Dès le 26, on les dirigea sur les ports de mer. On les enfermait dans des wagons à bétail solidement cadenassés, sans autres ouvertures que quelques trous à air, et ils y restaient souvent trente-deux heures. Entre les différents wagons on en intercalait un, composé de sergents de ville, munis de chassepots et de revolvers. A la Ferté-Bernard, le train avait dépassé la gare de 200 mètres, quand des cris partirent de plusieurs wagons ; les prisonniers étouffaient. Le chef de l’escorte fit arrêter le convoi, les agents descendirent et déchargèrent leurs revolvers à travers les trous à air. Le silence se fit.... et les cercueils roulants repartirent à toute vapeur. A Brest et à Cherbourg, les prisonniers furent répartis sur de vieux vaisseaux embossés en rade, chacun de ces bâtiments contenant environ mille prisonniers. Depuis la cale jusqu’au pont, dit un témoin oculaire[3], ils sont — (ils sont encore après quatre mois !) — empilés dans des parcs formés par des madriers comme dans de grandes caisses d’emballage. Les sabords cloués ne laissent passer qu’un filet de lumière. Nulle ventilation. L’infection est horrible. La vermine y grouille. Il y a des blessés : pas de médicaments, pas d’ambulances ; rien.

« Les malheureux, inconnus, — car on n’a pas la liste de leurs noms, on ne s’est pas occupé de leur identité[4],— restent là, entassés dans leurs cages, gardés par des canons chargés à mitraille, enfermés entre d’énormes grilles de fer, plus misérables que les nègres à bord d’un navire faisant la traite. »

Tout matelot que l’on surprend causant avec eux est passible de mort. Les sentinelles qui veillent aux entre-ponts ont ordre de tirer sur les détenus s’ils s’approchaient du grillage des sabords.

Leur nourriture est ainsi composée : à cinq heures du matin, un biscuit ; à midi, du pain et des haricots ; à six heures, un biscuit et des haricots. Pas de vin, pas de tabac. Les envois ne parviennent point.

Voici les noms des navires transformés en pontons, sur lesquels sont placés les fédérés : — à Brest : Fontenoy, Napoléon, Austerlitz, Breslau, Duguay-Trouin, Ville de Bordeaux, Ville de Lyon, Aube, Marne, Yonne et Hermionne ; — à Cherbourg : la Ville de Nantes, le Tage, le Tourville, le Calvados, la Garonne, le Bayard.

D’autres, jetés dans les forts, y ont retrouvé les premiers fédérés pris dans la sortie du 4 avril. Parmi tant de vaillants défenseurs de la liberté, qu’il nous soit permis de signaler Élisée Reclus, un des géographes les plus, estimés de notre pays. Dès les premiers jours de la Commune, il s’enrôla dans les compagnies de marche. Fait prisonnier le 4 avril, amené à Versailles, un misérable de cette foule ignoble qui insultait les vaincus s’acharna plus particulièrement sur lui, le frappa. En ce moment, un de ses collaborateurs de la Revue des Deux Mondes le reconnut et courut prévenir M, Thiers. Peu après M. Barthélemy Saint-Hilaire fut dépêché vers Élisée Reclus et lui fit comprendre qu’il lui suffisait, pour être libre, d’exprimer un regret, de dire qu’il avait cédé à un entraînement. Élisée Reclus refusa. On le pressa de nouveau : on le pria. — Il répondit qu’il avait obéi à sa conscience, qu’il agirait encore de même, et qu’il entendait partager le sort de ses camarades. Peu après, il partit avec eux pour Brest. Il a trouvé dans son cœur le moyen de les soutenir de mille manières, les encourageant, organisant dans le fort des cours, des conférences, partageant ses ressources et son espérance avec eux.

On devine quelles méprises eurent lieu dans ces razzias gigantesques. Un négociant appelé Vaillant, signalé comme étant le membre de la Commune de ce nom, fut conduit enchaîné au camp, malgré les protestations de sa famille et de ses voisins. En route, les soldats tirèrent sur les prisonniers et faillirent le tuer. A Satory, il était depuis vingt et une heures dans la boue et dans la pluie du camp, lorsqu’il put se faire reconnaître d’une personne qui accompagnait un officier supérieur. Des femmes de ce beau monde qui allait voir en riant les cadavres des fédérés, furent englobées dans des razzias de rue et emmenées à Satory, où au bout de quelques jours, les vêtements en lambeaux, rongées de vermine, elles figurèrent très-convenablement les pétroleuses imaginées par les journaux de leurs amis[5]. Quant au peuple et à la classe moyenne, ils fournirent des victimes par milliers.

Les arrestations se faisaient à l’aveugle, par grands coups de filets. Ainsi le personnel entier de certains journaux, rédacteurs, employés, gagistes, compositeurs, étaient enlevés à la fois. M. Quentin, ancien rédacteur du Réveil, qui depuis le 18 mars s’en était publiquement séparé et qui n’avait joué aucun rôle sous la Commune, fut arrêté ainsi que M. Ulysse Parent. Ce dernier, nommé membre de la Commune, avait le 6 avril donné sa démission ; on. affecta de le confondre avec le colonel Parent. L’ancien préfet de Saône-et-Loire, M. Frédéric Morin[6], fut appréhendé par un officier qu’il avait fait arrêter à Mâcon, et faillit être fusillé. On rechercha activement tous ceux qui avaient occupé même la plus humble fonction sous la Commune. Toutes les personnes qui, par leur situation ou leur autorité, soit dans les clubs, soit dans la presse, avaient de près ou de loin participé à la Révolution du 18 mars furent arrêtées. Quand les soldats ne trouvaient point l’inculpé, ils emmenaient sa femme, ses enfants, son domestique, et quelquefois le concierge, le propriétaire et les voisins. Le fils du membre de la Commune Ranvier, un enfant âgé de dix ans, fut emmené à Versailles, et battu cruellement pour lui faire livrer le secret de la retraite de son père. Mais lui, tout meurtri, disait aux bourreaux : « Vous aurez beau me frapper, je ne vous dirai jamais où est mon père, et je sais seul où il est. » Le père de Raoul Rigault et celui de Paschal Grousset furent emprisonnés. Ordre avait été donné d’arrêter non-seulement les hommes compromis dans les dernières affaires, mais ceux mêmes qui s’étaient signalés avant le 18 mars par leurs doctrines politiques. On s’attacha surtout à rechercher les sergents-majors des régiments, afin de découvrir les noms et les adresses de tous les gardes nationaux. On put s’emparer par là de tous ceux qui avaient fait partie des compagnies de marche.

Les musiciens des bataillons furent également arrêtés. Les médecins, les ambulanciers eurent le même sort, sans qu’on voulût admettre que leurs fonctions avaient été de nécessité absolue. Combien plus humaine s’était montrée la Commune. Pendant le siége, un de ses délégués, après avoir inspecté les ambulances de la Presse, réunit tout le personnel. « Je n’ignore pas, dit-il, que la plupart d’entre vous sont royalistes et amis du gouvernement de Versailles ; mais je souhaite que vous viviez pour reconnaître votre erreur. Je ne m’inquiète pas de savoir si les lancettes au service de nos blessés sont royalistes ou républicaines. Je vois que vous remplissez dignement votre tâche, je vous en remercie. J’en ferai mon rapport à la Commune[7]. »

Presque toutes les maisons furent perquisitionnées. Un détachement de ligne, conduit par un officier, enveloppait un pâté de maisons, et pendant tout le temps que durait la perquisition, on pouvait entrer mais non sortir. Les sergents de ville les accompagnaient, armés de chassepots et des pistolets versés par les particuliers d’après les ordres de l’autorité militaire. Officier et mouchards montaient dans les chambres, interrogeaient les habitants, faisaient larder de coups de baïonnettes les endroits suspects. On enlevait non-seulement les armes et les uniformes, mais encore jusqu’à des pièces de drap intactes, que les soldats prétendaient provenir de la Commune, et les numéros des journaux républicains publiés depuis le 18 mars.

Un certain nombre de fédérés s’étaient réfugiés dans les Catacombes et dans les égouts : on leur fit la chasse aux flambeaux. Les agents de police s’avançaient armés de chassepots et tiraient sur toute ombre suspecte. Ils étaient accompagnés de chiens habitués à fouiller les égouts. Mais l’épuisement eut bientôt raison des malheureux réfugiés ; un grand nombre moururent et furent rongés par les rats ; un grand nombre étaient mourants quand on s’empara d’eux. Les derniers hommes valides, obligés de remonter à la lumière pour chercher des vivre, se firent prendre aux orifices où on les guettait.

En même temps, des battues étaient organisées dans les forêts des environs de Paris, afin de cerner les fédérés qui avaient pu gagner ces asiles. On en prit ainsi deux cents environ.

La police la plus active surveillait toutes les routes et tous les villages avoisinant Paris. Dans chaque bourg un peu important, on avait même établi jusqu’à deux brigades de gendarmerie. Un commissaire de police généralement choisi parmi les anciens commissaires de police ou officiers de paix résidant à Paris sous l’empire, était installé dans toutes les gares et dans les stations de première classe. Tous les trains étaient inspectés avec la plus grande sévérité. Les individus sans passeport ou qui n’étaient pas munis de papiers constatant parfaitement leur identité étaient mis en état d’arrestation et envoyés à Versailles.

Une très-grande surveillance fut exercée sur tout le littoral de la Manche. Un avis affiché dans tous les ports prévint les patrons de bateaux que quiconque prendrait à son bord un individu non muni d’un passe-port en règle serait immédiatement arrêté. Tout passe-port délivré par les ambassadeurs, ministres ou consuls étrangers ainsi que par les maires, préfets et sous-préfets fut considéré comme nul et non avenu.

Dans ces jours de terreur, on vit s’abattre sur Paris le fléau des dénonciations. Elles affluèrent de tous les côtés et beaucoup s’en servirent pour satisfaire des rancunes personnelles. Du 22 mai au 13 juin la préfecture de police reçut 379,823 dénonciations. Les numéros d’ordre du registre où ces correspondances étaient centralisées permirent d’établir cette statistique de l’infamie. Un grand nombre de gens avaient cru qu’une prime de 500 francs était délivrée à tout dénonciateur de quelque personnage de la Commune. Aussi la police put facilement reconstruire la liste des délégués de bataillon à la Fédération de la garde nationale. Dans certains quartiers, les gens notables organisèrent des réunions privées où ils dressèrent et envoyèrent à la préfecture les listes des citoyens dont ils voulaient épurer l’arrondissement. Les concierges furent en général les auxiliaires les plus dévoués de la terreur. Nous en connaissons un dont les dénonciations ont fait fusiller deux personnes[8]. Les gens de l’ordre travaillaient en amateurs, en se promenant. Tous les jours ils arrêtaient dans les rues et sur les boulevards des passants dans lesquels, se fiant à des souvenirs de photographies, ils croyaient reconnaître des personnages importants.

La presse encourageait ces lâchetés et prêchait d’exemple.

« Voici, disait le Gaulois, un petit entrefilet très-grave que nous trouvons dans l’Univers. Nous en recommandons la lecture à qui de droit : « Des renseignements parfaitement sûrs nous permettent de dire que dans plusieurs quartiers les honnêtes gens ne sont pas peu surpris de se retrouver face à face avec des communeux notoires, commandants de bataillon, capitaines, etc. lesquels arrêtés et conduits à Versailles, ont été relâchés et reviennent plus arrogants que jamais. Nous citerons notamment le quartier des Batignolles, où l’on a vu reparaître un secrétaire des commandements de Rossel, fameux par ses actes de banditisme et dont les dénonciations ont jeté dans les prisons une foule d’honnêtes gens. L’autorité militaire a le devoir de surveiller de pareils hommes et la presse honnête, celui de les signaler. »

» Depuis quelques semaines, Courbet avait quitté son domicile, disait le Paris-Journal du 1er juin. Il demeurait avec sa maîtresse, passage du Saumon, n° 12. En fouillant de ces côtés-là on trouverait peut-être quelque chose. »

Le Figaro publia sous forme de feuilleton l’historique des derniers jours de l’Hôtel de ville. Son rédacteur, qui prétendait avoir assisté aux séances les plus secrètes, inventa d’un bout à l’autre des comptes rendus fantastiques, où des calomnies atroces et les moins vraisemblables étaient accumulées. Il fit tenir de long discours et jouer un rôle important à M. Charles Quentin, en ce moment prisonnier à Versailles et qui n’avait jamais mis le pied à l’Hôtel de ville pendant ces dernières journées. Son frère protesta avec indignation, et l’écœurement d’un public dont l’estomac n’était pas cependant difficile, fit suspendre cette publication. L’auteur de ces odieuses inventions osa les maintenir dans une lettre publiée par le Figaro ; mais il se garda bien de se découvrir. D’ailleurs, presque toutes les dénonciations furent anonymes. Il y en eut à peine dix mille de signées.

La lâcheté et la peur étaient à l’ordre du jour des classes bien pensantes. Le délégué aux finances de la Commune, Jourde, arrêté, nia son identité, déclara s’appeler Roux et être connu dans le VIIe arrondissement. — « Menez-moi, dit-il, chez l’adjoint, M. Hortus ; il a été mon maître de pension et il me reconnaîtra bien. »

Conduit chez M. Hortus, il lui dit en entrant : « Bonjour, monsieur Hortus, me reconnaissez-vous ? Je suis Roux, votre ancien élève. »

Hortus s’écria immédiatement : « Vous êtes Jourde, et vous n’avez jamais été chez moi. ».

Jourde reprit tout bas : « Vous me perdez ; j’ai ma pauvre mère. »

Hortus fut inflexible ; il fit enfermer le délégué aux finances et prévint le maréchal Mac-Mahon. Par miracle, le prisonnier ne fut pas fusillé séance tenante et on l’envoya à Versailles[9].

Paschal Grousset fut arrêté dans les premiers jours de juin. Voici comment le Figaro raconta son transfert à Versailles :

« A peine arrivé à la mairie Drouot, Grousset fut reconnu et immédiatement salué des cris :

» — A mort, l’assassin ! à mort, l’incendiaire ! qu’il aille à pied !

» Un peloton de troupe fut chargé d’escorter la voiture qui le renfermait, mais il ne put contenir la fureur des assaillants ; on s’efforçait d’approcher de lui, on lui montrait le poing et l’on essayait de le frapper.

» Plusieurs fois déjà, M. Duret s’était mis à la portière pour inviter la foule à respecter son prisonnier :

» — Prenez patience, disait-il, justice sera faite ; mais mon honneur de magistrat est engagé à ce que je remette Paschal Grousset vivant entre les mains de la justice.

» On l’écoutait d’abord avec déférence, mais bientôt les clameurs reprenaient violemment, et il est probable que justice aurait été faite sur l’heure, si le cortège n’avait rencontré M. le général Pradier, qui s’enquit des causes de ce bruit. Il prit aussitôt indifféremment tous les officiers et soldats qu’il trouvait sur la route et en fit une escorte assez imposante pour dompter le torrent.

» On se dirigea vers le palais de l’Industrie par les boulevards et la rue Royale.

» Au point où les décombres s’amoncellent à l’entrée du faubourg Saint-Honoré, la fureur de la foule redoubla avec plus de violence que jamais.

» — Regarde, misérable, ce que tu as fait ! A mort l’incendiaire ! qu’on le fusille sur les ruines des maisons qu’il a brûlées !

» — Cette foule est féroce, dit Paschal Grousset. »

Le Bien public, après l’avoir couvert des plus sales injures, ajoutait : « Nous n’avons pas le goût d’insulter des ennemis vaincus, mais, en vérité, de pareils misérables ne sont point des ennemis, ce sont des bandits qui se sont mis eux-mêmes en dehors de l’humanité. » Et cependant le Times, peu sympathique à la Commune, disait le 14 juillet : « Les étrangers, particulièrement les Anglais, doivent beaucoup et quelques-uns même la vie à M. Paschal Grousset, et M. Malet, qui pendant la Commune a veillé aux intérêts de nos nationaux, pourrait apporter son témoignage à l’appui de notre assertion. »

Le membre de la Commune Trinquet, cordonnier de son état, fut arrêté à Belleville avec sa femme qui l’avait courageusement suivi sur le champ de bataille. Naturellement, les journaux n’eurent pas assez d’invectives à l’endroit de ce cordonnier et de cette pétroleuse[10].

Un autre membre de la Commune, Courbet, fut arrêté dans son domicile, rue Hautefeuille.

M. Dumas fils célébra ainsi cette prise :

« De quel accouplement fabuleux d’une limace et d’un paon, de quelles antithèses génésiaques, de quel suintement sébacé peut avoir été générée, par exemple, cette chose qu’on appelle monsieur Gustave Courbet ? Sous quelle cloche, à l’aide de quel fumier, par suite de quelle mixture de vin, de bière, de mucus corrosif et d’œdème flatulent a pu pousser cette courge sonore et poilue, ce ventre esthétique, incarnation du Moi imbécile et impuissant ? »

Le conseil municipal d’Ornans, ville natale du peintre, luttant de bassesse avec le cocottier de l’Empire, décida, dans sa séance du 30 mai, qu’on enlèverait des fontaines de la ville une statue de Courbet, représentant un pêcheur de la Loue.

Il y eut, pour l’honneur français, quelques traits de cœur et même d’héroïsme pendant cette épidémie de lâcheté. Vermorel, gravement blessé à la barricade du boulevard Voltaire, fut recueilli ainsi que X par la femme d’un concierge, qui le plaça dans son lit, le fit passer pour son fils et procura des vêtements à son compagnon. Le mardi après la prise de Montmartre, un des combattants X membre de la Commune, trouva un asile chez la sœur d’un otage fusillé depuis à Belleville. Six jours plus tard, quand cette personne connut la mort de son frère, elle continua d’abriter le proscrit et plus tard elle aida à sa fuite. Un certain nombre de membres et de fonctionnaires de la Commune purent également se cacher dans Paris et les campagnes voisines, ou s’en éloigner, grâce aux sympathies courageuses qui leur furent témoignées. D’autres personnes gravement compromises trouvèrent, nous le savons, un refuge empressé même chez des inconnus, qui risquaient en les abritant de partager leur sort. Des femmes surtout, se montrèrent admirables de courage, de dévouement et de sang-froid.

Rossel fut arrêté, vers le 9 juin, dans son domicile, boulevard Saint-Germain. Il n’était point déguisé, ne nia pas son identité, et fut immédiatement conduit à l’état-major de la Place. Il montra dans ses interrogatoires et dans son procès qu’il était un homme.

Les dénonciations avaient atteint au bout d’un mois un chiffre tellement fabuleux que l’on décida de ne plus les prendre en considération qu’après avoir obtenu des renseignements sur les personnes ainsi signalées. On dut même garder des individus qui revenaient à la récidive pour la cinquième ou la sixième fois.

La moyenne des arrestations se maintint pendant deux mois et demi à quatre cents par jour. On aura une idée du chiffre énorme des pertes d’ensemble par ce fait que, aux élections complémentaires du mois de juillet, il y eut à Paris cent mille électeurs de moins qu’aux élections de février. Les Débats estimaient que les pertes faites par « le parti de l’insurrection, tant en tués que prisonniers, atteignaient le chiffre de cent mille individus. »

L’industrie parisienne en fut écrasée. Ses chefs d’ateliers, ses contre-maitres, ses ajusteurs, toute cette pléiade d’ouvriers, véritables artistes, qui donnent à sa fabrication un fini parfait et un cachet particulier, périrent, ou furent fait prisonniers, ou émigrèrent. La cordonnerie perdit la moitié de ses ouvriers, douze mille sur vingt-quatre mille ; l’ébénisterie, plus d’un tiers ; dis mille ouvriers tailleurs sur trente mille, à peu près tous les couvreurs, peintres, plombiers, zingueurs, disparurent. La ganterie, la mercerie, la corsetterie, la chapellerie subirent les mêmes désastres. Les plus habiles bijoutiers s’enfuirent en Angleterre. L’ameublement, qui occupait auparavant plus de soixante mille ouvriers, dut, faute de bras, refuser les commandes[11]. Un grand nombre de patrons ayant réclamé le personnel de leurs ateliers fait prisonnier, les Mummius de l’état de siége répondirent qu’on enverrait des soldats pour remplacer les ouvriers.

La sauvagerie des recherches, le nombre des arrestations s’ajoutant au désespoir de la défaite, soulevèrent dans certains quartiers de terribles bouillonnements. Des proclamations et des affiches furent apposées pendant la nuit. Boulevard Saint-Martin, la police en déchira une ainsi conçue :

Officiers et soldats versaillais,
Battus par les Prussiens,
Vainqueurs de Paris quatre contre un,
Assassins de femmes
Et d’enfants,
Voleurs à domicile par ordre supérieur,
Vous avez bien mérité
Des calotins.

A Belleville, à Montmartre, pendant longtemps, on menaça les soldats et des coups de feu partirent des maisons. Les troupes occupaient militairement ces quartiers sillonnés le soir par de fortes patrouilles. Du reste, dès dix heures du soir, on entendait retentir dans toutes les rues obscures et désertes le pas des chevaux des gendarmes, et tout passant attardé subissait un interrogatoire rigoureux.

Dans le 13me arrondissement, des agents de police furent blessés de coups de feu. Au café du Helder, rendez-vous des officiers, plusieurs d’entre eux furent insultés. Eue de Rennes, rue de la Paix, place de la Madeleine, des soldats, des officiers tombèrent frappés par des mains invisibles ; près de la caserne de la Pépinière, on tira sur un général. A défaut d’armes à feu, on se servit de flèches. Les journaux versaillais s’étonnaient avec une impudence naïve que la fureur populaire ne fût pas calmée, et ne comprenaient pas « quelles raisons même futiles de haine on pouvait avoir contre des troupiers qui avaient bien l’air le plus inoffensif du monde[12]. » Et des milliers de familles pleuraient leur père ou leurs enfants, et des milliers pourrissaient à Versailles, à Satory, sur les pontons, et dans certains quartiers de Paris on vendait des dents d’insurgés !

La gauche, dite radicale, ne trouva ni un geste pour arrêter les massacres, ni un cri pour les flétrir, ni un mot de protection pour les prisonniers. Le 18 mars, au lieu d’accourir à Paris son poste véritable, elle l’avait déserté pour s’enfuir à Versailles. Elle aurait pu grouper la classe moyenne, sympathique à la Révolution nouvelle, éclairer, entraîner la province par l’autorité de ses noms et forcer la main à Versailles, sans qu’il en coutât une goutte de sang. Le mouvement aurait sans aucun doute perdu de sa vigueur et de sa netteté, mais du moins la nation se serait mise en marche et certains droits fondamentaux eussent été conquis. Elle refusa. Les pontifes du jacobinisme ne cachèrent pas leur haine pour cette révolution faite par des prolétaires, trahissant ainsi leur véritable ambition qui est de gouverner le peuple, nullement de l’émanciper. Les bombes et la mitraille pleuvaient sur Paris : les premiers prisonniers parisiens défilaient couverts de crachats, meurtris de coups sous les fenêtres de l’Assemblée, et M. Louis Blanc, le premier élu de Paris, ne voyait qu’un coupable : Paris. Répondant à une délégation du Conseil municipal de Toulouse[13], qui lui demandait son opinion sur ces événements, il dit que « cette insurrection devait être condamnée par tout véritable Républicain. » Profanant la mémoire du plus généreux des républicains, M. Martin Bernard osa dire que « si Barbès vivait encore, il condamnerait, lui aussi, cette fatale insurrection. » — Plus tard, pendant les massacres, M. Louis Blanc, dans une lettre publique, ne vit dans les journées de mai, que " « l’incendie, le pillage, l’assassinat. » M. Emmanuel Arago refusa de défendre Rochefort. Son frère, Etienne Arago, qualifiait de monstres les émeutiers.

A vingt-deux ans d’intervalle, les républicains bourgeois méritèrent par leur lâcheté les mêmes stigmates dont Herzen les marqua en 1848:

« Pendant trois mois, avait-il dit, des hommes choisis par le suffrage universel, par tout le pays de France, n’ont rien fait, et tout à coup ils se sont dressés de toute leur grandeur, pour donner au monde entier le spectacle inouï de huit cents hommes agissant comme un seul malfaiteur, comme un seul monstre de cruauté, Le sang coulait à flots, et eux, ils ne trouvèrent pas une parole d’amour ou de conciliation ; tout ce qu’il y avait de magnanime, d’humain, soulevait le cri de la vengeance et de l’indignation ; la voix d’Affre mourant ne put toucher ce Caligula à huit cents têtes, ce Bourbon changé en petite monnaie; ils serraient sur leur cœur la garde nationale, qui fusillait des gens sans armes ; Sénard bénissait Cavaignac et Cavaignac pleurait de tendresse, après avoir accompli tous les forfaits que lui désignait le doigt d’avocat des représentants. Et la minorité austère se tut ; la Montagne se cacha derrière les nuages, — contente de ne pas avoir été fusillée ou mise à pourrir dans les caves ; elle regardait en silence comment on désarmait les citoyens, comment on décrétait la déportation, comment on emprisonnait pour tout et pour rien, — quelques-uns même parce qu’ils n’avaient pas voulu tirer sur leurs frères. »

M. Gambetta était resté muet pendant toute la durée de la Commune. Quinze jours après sa chute, l’irréconciliable ennemi du coup de force du 2 Décembre, s’empressa de déclarer solennellement qu’un gouvernement qui avait pu écraser Paris avait par cela même démontré sa légitimité.

  1. Le Nord.
  2. On sait que sous la Commune plusieurs admi- nistrateurs firent fermer les maisons de tolérance de leurs arrondissements, notamment dans le IIme, et interdirent absolument aux femmes publiques l’accès des trottoirs.
  3. Muller. Droits de l’Homme, — Montpellier.
  4. A Oléron, M. Muller ayant demandé des renseignements au commandant du port, celui-ci répondit : « Il n’y a pas de capitaine rapporteur, il n’y a pas de listes, et quant à moi, depuis que j’ai gagné un pou en allant les inspecter, je ne m’en occupe plus. »
  5. Voir l’appendice. Note 5.
  6. Voir l’appendice. Note 6.
  7. The Times.
  8. Il y eut, comme on le pense bien, de généreuses exceptions. Le 23, au faubourg Saint-Denis, après la prise de la barricade, les soldats fouillèrent une maison dans laquelle demeurait un commissaire de police de la Commune. Un des habitants livra ce malheureux, qui fut emmené pour être fusillé. La concierge se précipita vers l’officier, s’attacha à ses vêtements : « Monsieur, monsieur, cria-t-elle d’une voix déchirante, ce n’est pas moi qui l’ai livré ! Dîtes que ce n’est pas moi ! — Voyons, dit-elle — en se tournant terrible vers les assistants, — quel est le lâche qui a livré cet homme ?... qu’il se montre !...» — Son désespoir était tellement vrai, tellement grand qu’elle ne courut aucun danger. L’officier lui disait : « Calmez-vous, calmez-vous. »
  9. M. Beslay, membre de la Commune, tranquillement installé en Suisse, de par la grâce de M. Thiers, a laissé dire et au besoin écrit qu’il a sauvé la Banque. C’est plus qu’une erreur, M. Beslay n’ignore pas que son autorité eût été bien légère sans l’intervention ferme et sensée de son collègue Jourde, omnipotent en matière de finances.
  10. On sait quelle fut au procès de Versailles l’attitude noble et énergique de cet ouvrier intelligent modeste et résolu. Trinquet, pour toute défense, revendiqua sa part de responsabilité dans tous les actes de la Commune et n’exprima qu’un regret, celui de n’avoir pas été tué, afin de ne pas assister aux défaillances de beaucoup de ses co-accusés. C’est un tel homme que les Versaillais ont cru déshonorer en l’envoyant au bagne de Toulon !
  11. Rapport présenté pendant le mois d’octobre au conseil municipal de Paris. « Où est notre industrie ? » s’écriait, à ce propos, un journal fort peu sympathique à la Commune, le Peuple Souverain. « A Londres, aux États-Unis. Et il faut que nous payions cinq milliards ! On s’y perd ; on se demande en vérité quels sont les fous qui ont pu rêver et accomplir ces grandes exécutions. »
  12. La Cloche.
  13. Rapport de la délégation du Conseil municipal de Toulouse, publié par l’Avenir national.