Les Huit journées de mai/7
CHAPITRE VII.
L’ordre régnait à Paris !
Cavaignac avait promis le pardon et il massacra. M. Thiers avait promis le massacre, il en soûla l’armée.
Il n’y eut plus à Paris qu’un gouvernement, l’armée qui avait massacré Paris.
— « Soldats et marins, dit Mac-Mahon, le public applaudit au succès de vos patriotiques efforts. »
La ville fut divisée en quatre grands commandements sous les ordres des quatre généraux Vinoy. Ladmirault, Cissey, Douay, et soumise au terrible régime de l’état de siège. Tous les pouvoirs dévolus à l’autorité civile furent placés entre les mains de l’autorité militaire. Tous les lieux publics durent être évacués à onze heures du soir. Les théâtres furent fermés ; les affichés soumises au commandant en chef. Les journaux durent obtenir l’autorisation de paraître, et il fut interdit de les crier. Des affiches apposées sur tous les murs annoncèrent que tout citoyen trouvé détenteur d’une arme quelconque serait immédiatement arrêté et traduit devant un conseil de guerre ; que toute maison de laquelle on tirerait serait livrée à une exécution sommaire, c’est-à-dire au massacre. Paris fut gardé comme une citadelle. Dans toutes ses rues, sur toutes ses places, à tous ses carrefours, les soldats campèrent et les sentinelles veillèrent jour et nuit. Seuls, les officiers de l’année en uniforme purent circuler librement. Aucun laissez passer ne fut délivré aux civils. La garde nationale fut désarmée et dissoute. L’entrée de la ville fut difficile et la sortie impossible. Les maraîchers ne pouvant circuler librement, les vivres faillirent manquer.
Cet immense cirque ainsi fermé, l’armée, aidée de la police, rabattit le gibier devant les abattoirs. Quel autre nom donner à ces cours martiales qui dépêchèrent immédiatement, sans contrôle, des milliers d’êtres humains dont elles ne daignèrent même pas constater l’identité ? Nous prenons, du reste, l’engagement de ne rapporter que les faits dont nous avons été témoins ou ceux qui nous viennent de témoins oculaires, ou ceux qui ont été rapportés par les journaux de l’ordre, les seuls autorisés à Paris. Les cruautés des Versaillais nous étant racontées par leurs amis, nous sommes bien forcés d’y croire.
Voici pour notre compte ce que nous avons vu.
Le dimanche matin, 28, à la barricade de la place Voltaire, une cinquantaine de gardes faits prisonniers furent aussitôt fusillés. Poussé, non par une curiosité indigne, mais par l’âpre besoin de voir la vérité, nous allâmes, au risque d’être reconnu, jusqu’auprès des cadavres étendus sur les trottoirs de la mairie. Les soldats, pour déshonorer leurs victimes, avaient placé sur leur poitrine des écriteaux où on lisait : Assassin, Voleur. Une femme gisait là presque nue. De son ventre, ouvert par une affreuse blessure, les boyaux sortaient et se répandaient sur le trottoir. Un fusilier marin s’amusait à dévider ces entrailles du bout de sa baïonnette, et il vida ainsi, aux rires de ses camarades, le ventre de cette malheureuse. Dans la bouche de quelques cadavres, les sauveurs de Paris avaient enfoncé des goulots de bouteilles et sur la poitrine ils avaient écrit : Ivrogne.
Près de trois mille fédérés, pris la nuit présidente au Père-Lachaise, avaient été amenés dans la prison de la Roquette. Aucun n’en sortit, Depuis le matin jusqu’à quatre heures du soir on entendit au dehors des explosions continuelles, Pendant plus d’une heure mêlé à la foule, nous écoutâmes devant la porte. Ce n’était pas toujours le bruit de la fusillade ; on distinguait très-nettement le grincement des mitrailleuses. Des artilleurs qui sortirent nous confirmèrent l’affreuse vérité. On expédiait des prisonniers par troupeaux de cinquante et de cent hommes. Les pelotons d’exécution étant harassés de fatigue, et ajustant mal, les officiers, par humanité, disaient-ils, avaient fait avancer des mitrailleuses. L’interrogatoire n’était qu’un défilé devant la cour ; car tous les prisonniers faits au cimetière étaient marqués pour la mort et parqués à part comme des moutons. Les artilleurs, qui parlèrent devant nous ; secouaient sur le trottoir leurs souliers dégouttants de sang ; plusieurs femmes défaillirent. Le sang coulait à gros bouillons dans les ruisseaux intérieurs de la prison. Un officier sortit les yeux égarés, vacillant ; cette tuerie lui avait donné le vertige. De ces tas humains il sortait des râles, car tous n’étaient pas tués du coup ; on n’avait pas le temps de leur donner le coup de grâce. On jeta bien encore quelques paquets de balles à travers ces monceaux sanglants, mais malgré tout, les soldats entendirent pendant la nuit des agonies désespérés.
Quel historien parlera maintenant des massacres de septembre comme de l’horreur suprême ! Les grandes tueries de la Bible, les fêtes sanglantes du roi de Dahomey, peuvent seules donner une idée de ces boucheries de prolétaires. La Saint-Barthélémy qui tua 2,000 protestants, le 2 Décembre où quinze cents personnes environ furent couchées à terre, Juin 48 lui-même, formeraient à peine un épisode de ce gigantesque tableau. Car la prison de la Roquette n’était qu’un coin du drame qui s’accomplissait en ce moment dans toute la ville de Paris.
Nous essayâmes de sortir du faubourg Saint-Antoine, mais il était cerné. Depuis le vendredi soir, les soldats faisaient des perquisitions d’hommes et d’armes. Le drapeau tricolore, le drapeau du massacre, pendait à presque toutes les croisées de toutes les maisons ; le coeur s’en soulevait de dégoût ; on eût dit une fête nationale. Les Prussiens pouvaient se réjouir, car c’était l’anéantissement de ceux-là qui furent leurs seuls ennemis convaincus pendant le siège[1]. Rue de la Roquette, à l’entrée du faubourg et dans toutes les rues adjacentes, les maisons trouées, calcinées, s’écroulaient dans la chaussée. Certaines, dont il ne restait que des pans de mur, ressemblaient a des squelettes gigantesques gardant les cadavres étendus à leurs pieds. Il y en avait dans toutes les rues, dans tous les coins. On les tirait de tous les magasins, près des barricades, où quelques blessés avaient rampé, cherchant un coin obscur pour mourir. Rue Basfroid, ils encombraient la chaussée, couchés à côté les uns des autres, leur face blanche en l’air, raidis, regardant les passants de leurs yeux morts ouverts. Quelques-uns avaient les poches retournées. De temps en temps, les soldats contraignaient les habitants à jeter du chlore sur les cadavres. Leur nombre était si considérable que. dans certains quartiers, les rues semblaient couvertes de neige. Plusieurs étaient là depuis deux jours. Défense avait été faite de les enlever. Au risque d’infecter les quartiers, M. Thiers avait voulu par ce spectacle frapper les esprits d’une salutaire terreur. Dans tous les ruisseaux, à tous les coins de rue, les fusils, les gibernes, les uniformes s’amoncelaient, jetés des fenêtres ou apportés par les habitants affolés. Sur les portes, des femmes assises, la tête dans les mains, immobiles, regardaient devant elles sans voir. Combien attendaient ainsi le retour d’un mari ou d’un enfant traduit en ce moment devant la cour martiale !
A la caserne Lobau, à l’École militaire, au Luxembourg, à la prison Saint-Lazare et sur vingt autres points, la fusillade était en permanence.
Nous avons dit que les cours martiales s’étaient installées dans tous les quartiers au fur et à mesure de leur occupation. Elles étaient présidées par un officier supérieur. L’histoire a conservé les procès-verbaux du tribunal fameux qui siégea à l’Abbaye en 92. On sait que le président Maillard interrogea chacun des prisonniers, tous d’ailleurs parfaitement connus. On sait qu’il y eut des sortes de plaidoyers, des explications assez longues à la suite desquelles plusieurs furent délivrés. Les défenseurs de l’ordre en 1871 n’y mirent pas tant defaçon procédèrent en vrais bouchers à leur féroce besogne. Il n’y eut ni registre ni procès-verbal. Les accusés défilaient par rang devant la cour, assemblage de quatre ou cinq officiers échauffés et sales, les mains crispées, les coudes sur la table, quelquefois le cigare aux dents. On commençait par le premier de la file ; l’interrogatoire durait en moyenne un quart de minute. « Avez-vous pris les armes ? — Avez-vous servi la Commune ? — Montrez vos mains. » A la moindre hésitation, ou si l’allure de l’accusé trahissait un combattant, ou si sa figure répugnait aux honorables magistrats, ou même s’il se défendait avec trop d’énergie, sans autre explication, sans lui demander ni son âge, ni sa profession, ni même son nom, on le déclarait classé. « Vous ? » disait-on au voisin ; et ainsi de suite jusqu’au bout de la file, sans laisser, quelquefois aux malheureux le temps de répondre. Quand, par impossible, l’innocence d’un prisonnier apparaissait éclatante ou qu’on eût bien voulu le laisser parler, il était déclaré ordinaire, c’est-à-dire envoyé à Versailles. — Personne n’était libéré.
On livrait les classés aux soldats qui les emmenaient à côté. Du Châtelet, par exemple, ils étaient conduits à la caserne Lobau. Là, à peine entrés dans la cour et les portes refermées, on les tirait sans même prendre le temps de les aligner devant un peloton d’exécution. Quelques-uns de ces malheureux s’échappaient, couraient le long des murs comme des fauves tournant autour de leur cage ; les soldats leur faisaient la chasse et les canardaient des croisées au risque de se blesser entre eux.
La contenance des fédérés était partout admirable. Nul ne demandait grâce. Beaucoup croisaient leurs bras, commandaient le feu, bien que les soldats tirassent sans commandement, dès qu’on se trouvait au bout de leurs fusils. A une barricade du faubourg du Temple, un enfant de dix ans se signala parmi les plus acharnés défenseurs. La barricade prise, tous les survivants furent fusillés. Quand vint le tour de l’enfant, il demanda à l’officier trois minutes de répit. Sa mère demeurait en face. Il voulait lui porter sa montre d’argent « afin qu’au moins elle ne perdît pas tout. » L’officier, involontairement ému, pensant bien ne plus le revoir, le laissa partir. —— On le vit reparaître deux minutes après. Il traversa en courant la rue, criant : Me voilà ! sauta sur le trottoir et vint lestement s’adosser au mur, devant les fusils des soldats stupéfaits.
Un journal belge, l’Étoile, qui n’avait cessé de couvrir d’injures la Commune et ses défenseurs, ne put cependant s’empêcher de reconnaître l’héroïsme de ces brigands en face de la mort.
« Ce que je n’ai pas encore vu signaler, disait son correspondant, c’est un des phénomènes moraux qui s’est révélé depuis la défaite de l’insurrection. Je veux parler du fatalisme et de la résignation à la mort dont sont possédés les insurgés combattants. Sans doute, il s’en est trouvé qui, au dernier moment, ont eu peur et ont fait tout ce qu’ils ont pu pour échapper à la mort : mais la majorité de ceux qui se sont battus avec acharnement et qui ont été pris les armes à la main, savaient très-bien quel sort les attendait. Il semble qu’une logique inexorable les poussait. Ils avaient tué pour gagner une partie ; la partie était perdue, ils sentaient qu’ils devaient être tués à leur tour. La plupart ont été au-devant de la mort, comme les Arabes après les batailles, avec indifférence, avec mépris, sans haine, sans colère, sans injure pour leurs exécuteurs.
» Tous les soldats qui ont pris part à ces exécutions et que j’ai questionnés, ont été unanimes, dans leurs récits.
— L’un d’eux me disait : — « Nous avons fusillé à Passy une quarantaine de ces canailles. Ils sont tous morts en soldats. Les uns croisaient les liras et gardaient la tête haute. Les autres ouvraient leurs tuniques et nous criaient : Faites feu ! Nous n’avons pas peur de la mort. »
» Un soldat de marine, très-brave, très-bon militaire et très-humain, me racontait la laborieuse et sanglante pérégrination qu’il avait faite, à travers tout le faubourg Saint-Germain, le Panthéon, le pont d’Austerlitz et le quartier Saint-Antoine.
— » Nous avons, me disait-il, un colonel qui est un excellent homme et qui n’aime pas le sang. Nous n’avons tué que ceux qui avaient voulu nous tuer. Les autres, nous les avons faits prisonniers.
» Pas un de ceux que nous avons fusillés n’a sourcillé. Je me souviens surtout d’un artilleur qui, à lui tout seul, nous a fait plus de mal qu’un bataillon. Il était seul pour servir une pièce de canon. Pendant trois quarts d’heure, il nous a envoyé de la mitraille et il a tué et blessé pas mal de mes camarades. Enfin, il a été forcé. Nous sommes descendus de l’autre côté de la barricade.
» Je le vois encore. C’était un homme solide. Il était en nage du service qu’il avait fait pendant une demi-heure. — À votre tour, nous dit-il. J’ai mérité d’être fusillé, mais je mourrai en brave. »
» Un autre soldat du corps du général Clinchant me racontait comment sa compagnie avait amené sur les remparts quatre-vingt-quatre insurgés pris les armes à la main.
— « Ils se sont tous mis en ligne, me disait-il, comme s’ils allaient à l’exercice. Pas un ne bronchait. L’un d’eux, qui avait une belle figure, un pantalon de drap fin fourré dans ses bottines et une ceinture de zouave à la taille, nous dit tranquillement : — Tâchez de tirer à la poitrine, ménagez ma tête. — Nous avons tous tiré, mais le malheureux a eu la tête à moitié emportée. »
» Un fonctionnaire de Versailles me fait le récit suivant :
— « Dans la journée de dimanche, j’ai fait une excursion à Paris. Je me dirigeais près du théâtre du Châtelet, vers le gouffre fumant des ruines de l’Hôtel de ville, lorsque je fus enveloppé et entraîné par le torrent d’une foule qui suivait un convoi de prisonniers. J’ai vu de près ces prisonniers. Je les ai comptés, ils étaient au nombre de vingt-huit. J’ai retrouvé en eux les mêmes hommes que j’avais vus dans les bataillons du siége de Paris. Presque tous m’ont paru être des ouvriers.
» Leurs visages ne trahissaient ni désespoir, ni abattement, ni émotion. Ils marchaient devant eux d’un pas ferme, résolu, et ils m’ont paru si indifférents à leur sort que j’ai pensé qu’ils avaient été pris dans une razzia, et qu’ils s’attendaient à être relâchés. Je me trompais du tout au tout. Ces hommes avaient été pris le matin à Ménilmontant, et ils savaient où on les conduisait. Arrivés à la caserne Lobau, les cavaliers qui précédaient l’escorte font faire le demi-cercle et empêchent les curieux d’avancer.
» Les portes de la caserne s’ouvrent toutes grandes pour laisser passer les prisonniers et se referment aussitôt.
» Une minute n’était pas écoulée et je n’avais pas fait quatre pas, qu’un feu de peloton terrible retentit à mes oreilles. On fusillait les vingt-huit insurgés. Surpris par cette horrible détonation, je ressentis une commotion qui me donna le vertige. Mais ce qui augmenta mon horreur, ce fut après le feu de peloton le retentissement successif des coups isolés qui devaient achever les victimes.
» Je m’enfuis épouvanté. Autour de moi la foule m’a semblé impassible. Depuis deux mois elle était habituée aux scènes horribles. »
Au Luxembourg, à l’École polytechnique, à l’École militaire, au parc Monceau, à Belleville, à Montmartre, aux environs de Paris, à Montreuil, à Neuilly, à Bicêtre, etc., etc., partout enfin où les cours martiales furent établies, la tuerie continua et s’accomplit, de même jusqu’aux premiers jours de juin, en masse au nom de la société, en détail au profit de certaines vengeances particulières. Au champ des Navets d’Ivry, 800 prisonniers condamnés par la cour qui siégeait au fort de Bicêtre furent exécutés à coups de mitrailleuse. A Neuilly, la Commune avait fait arrêter, sur les instances de plusieurs habitants, un agent de police, nommé Marie, qui s’était rendu odieux par ses vexations. Délivré par les Versaillais, Marie fit fusiller tous ceux qui avaient demandé son arrestation. L’occasion d’ailleurs était bonne pour se défaire de tout adversaire politique, et les juges ne s’en cachèrent pas. Presque tous étaient bonapartistes, et assouvissaient leur haine contre leurs anciens ennemis les républicains. Le docteur Tony-Moilin, étranger aux actes de la Commune, mais qui avait été impliqué dans plusieurs procès de l’empire fut en quelques minutes jugé et condamné à mort, « non, voulurent bien lui dire ses juges, qu’il eût commis aucun acte qui la méritât, mais parce qu’il était un des chefs du parti socialiste, dangereux par ses talents, son caractère et son influence sur les masses, un de ces hommes enfin dont un gouvernement prudent et sage doit se débarrasser quand il en trouve l’occasion légitime[2]. »
Et cependant, les procédés expéditifs des cours martiales lassaient la patience de certains généraux. Le marquis de Gallifet, atteint d’une sorte d’hystérie sanguinaire, faisait arrêter de temps en temps pour les éclaircir les colonnes de prisonniers qu’il conduisait à Versailles. A l’Arc-de-Triomphe, il en fusilla d’abord 82, puis 20 pompiers, puis une douzaine de femmes. Le dimanche matin, 28, à Passy, il arrêta une colonne de 2,000 fédérés et cria :
— Que ceux qui ont des cheveux blancs, sortent des rangs.
Cent onze fédérés sortirent des rangs et furent aussitôt fusillés dans les fossés. Pour ceux-là la circonstance aggravante était d’être contemporains de juin 48.
Non-seulement le fait d’avoir pris les armes pour la Commune suffisait pour provoquer la mort, mais on considérait comme un crime capital d’avoir participé à un service quelconque de son administration. Sur la place de la Concorde, un employé, coupable d’avoir télégraphié pour la Commune, fut exécuté. On pouvait aller loin dans cette voie et fusiller pour la même raison tous ceux qui avaient fait des chaussures, cuit du pain, etc., pour les Communalistes. L’armée, fort disposée à pratiquer cette logique, semblait craindre que Versailles ne montrât quelque mollesse. « N’envoyez pas X à Versailles, disait un officier supérieur à un autre ; mais faites-lui son affaire à Paris, car à Versailles on ne le fusillera pas. »
Comment justifier cette fureur ? Tous les journaux versaillais ont dit que les pertes des troupes avaient été extrêmement faibles. Le rapport officiel accuse seulement 877 morts, et 6,455 blessés, officiers et soldats. Les exécutions n’avaient donc pas l’excuse de la colère, des vengeances. Quand une poignée d’hommes, sans discipline, aux portes de la mort, n’obéissant qu’à leur désespoir, massacrent dans un coin cinquante-six prisonniers sur trois cents, qu’ils ont entre les mains, l’opinion publique proteste avec la Justice ; mais que sera-ce quand on instruira le procès de ceux qui, en plein soleil. méthodiquement, sans anxiété sur l’issue de la lutte, massacrèrent vingt-mille personnes — parmi lesquelles des femmes et des petits enfants — dont la moitié au moins n’avait pas combattu ?[3] Mais la grande, la vraie responsabilité de ces crimes revient aux officiers. Depuis le retour des troupes de captivité, l’année avait un excédant de plus de six mille officiers à replacer, suivant leurs droits et leur mérite. Ceux qui étaient parvenus à faire partie de l’armée de Paris ne reculèrent devant aucune preuve de zèle pour accroître leurs chances. Du reste, les troupes versaillaises étaient fort bien disciplinées. Aucun officier,aucun membre de la Commune n’aurait réussi, même en offrant sa vie on échange, à empêcher l’exécution des otages. Nul soldat, au contraire, n’aurait osé, n’aurait pu procéder à la moindre exécution sans l’ordre précis de ses supérieurs. Ainsi, certains régiments firent plus ou moins de prisonniers, se montrèrent plus ou moins barbares, selon l’humanité de leurs colonels.
Chez un marchand de vin de la place Voltaire, nous vîmes, le dimanche matin, entrer de tout jeunes soldats ; c’étaient des fusiliers-marins. Ils étaient, nous dirent-ils. de la classe 1871. Leur teint était pâle, leurs gestes lourds, leurs yeux voilés. — « Et il y a beaucoup de morts ? » dîmes-nous. — « Ah ! répondit l’un d’eux d’un ton lassé, nous avons ordre de ne pas faire de prisonniers ; c’est le général qui l’a dit. (Ils ne purent même pas nous nommer leur général !) S’ils n’avaient pas mis le feu, on ne leur aurait pas fait ça… mais comme ils ont mis le feu, il faut tuer (textuel) ». Il continua comme parlant à son camarade : — « Ce matin, là (il montrait la barricade de la mairie), il en est venu un sans uniforme et sans fusil. Nous l’avons emmené. — « Vous n’allez pas me fusiller peut-être » a-t-il dit. — " « Oh ! que non. » Nous l’avons fait passer devant nous, et puis… pan… pan…, même qu’il gigotait drôlement. » Mais dîmes-nous, vous avez retrouvé vos camarades faits prisonniers le 18 mars ? — Oui. — On les a même bien traités. — Oui, ils n’avaient qu’à manger, à boire, à dormir et à se promener comme ils voulaient.[4] — Eh bien ?… Ils n’eurent même pas l’air de comprendre.
On sait l’indignation de M. Thiers quand le Morning Post publia que treize femmes avaient été exécutées place Vendôme, après avoir été publiquement outragées. Le Journal Officiel qui falsifia[5] la lettre adressée au Morning Post, accusa de mensonge, d’infamie, de vénalité. de lâcheté, ceux qui, disait-il, « osent imprimer, qu’à l’heure où nous écrivons, on fusille les prisonniers à Versailles, on assassine les femmes, place Vendôme, après les avoir déshonorées. » A l’heure où nous écrivons, — c’est-à-dire le 14 juin, M. Thiers, qui connaît son Escobar. pouvait peut-être soutenir qu’on n’exécutait pas à Versailles, et qu’on n’outrageait pas à Paris. Mais du 22 mai au 6 juin, on fusilla les prisonniers, hommes, femmes, enfants, à outrance, à Versailles comme à Paris. Ce ne fut peut-être pas sur la place Vendôme ni à la date indiquée que des femmes furent déshonorées avant d’être mises à mort, mais il y eut des viols sur plusieurs points pendant les perquisitions. Les jeunes fusiliers du boulevard Voltaire s’en vantèrent devant nous. Ces brutes, qui sans raison ni prétexte faisaient rouler sous leurs balles le premier venu dans la rue, n’en étaient pas à quelques galanteries près, et devant nous ils en racontèrent les détails.
Quelles méprises eurent lieu dans cet ouragan de massacres ! Le 26, vers deux heures de l’après-midi, un individu assez bien mis qui passait sur l’avenue de la Bourdonnaye fut entouré par la foule qui se mit à crier : « C’est Billioray, membre de la Commune ! »
Une patrouille du 6e de ligne, qui passait dans ce quartier, arrêta l’individu et le conduisit à l’Ecole militaire. La foule suivait, hurlant toujours : « C’est Billioray ! »
Le malheureux avait beau protester, les clameurs couvraient sa voix.
L’officier devant lequel il fut conduit, convaincu de son identité par tant de témoignages différents, ordonna son exécution immédiate.
— Mais je vous jure que je ne suis pas Billioray, protestait l’infortuné ; je suis Constant. J’habite tout près d’ici, au Gros-Caillou ; allez plutôt le demander aux voisins.
— Il ment, le lâche, vociféraient les assistants ; c’est bien Billioray. nous en sommes sûrs.
Et une foule d’individus, qui jamais de leur vie n’avaient vu le membre de la Commune, hurlaient plus fort que les autres : « C’est Billioray ! »
L’officier donna l’ordre de procéder à l’exécution. On garotta la victime, qui se débattait énergiquement, et on la fusilla à bout portant.
Le soir, on envoya son cadavre, avec une foule d’autres, à Issy, pour y être enterré.
Le caporal qui commandait l’escorte du convoi disait en montrant le cadavre du faux Billioray :
— Le misérable ! il est mort lâchement, il se traînait à genoux ![6]
Quelques jours après, le vrai Billioray était arrêté. Les papiers trouvés sur l’infortuné fusillé à sa place prouvèrent qu’il s’appelait réellement Constant, qu’il était établi mercier au Gros-Caillou et que toujours il était resté étranger à la politique. Ainsi on ne s’était même pas donné la peine de fouiller ce malheureux avant de l’exécuter.
On annonça dans tous les journaux la mort du membre de la Commune Vallès, et le Gaulois publia le récit d’un chirurgien militaire qui connaissait Vallès et avait assisté à son exécution.
« Le fait, disait-il, s’est passé le jeudi 25 mai, à six heures et quelques minutes du soir, dans la petite rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois. Vallès sortait du théâtre du Châtelet, emmené par le peloton d’exécution chargé de le fusiller. Il était vêtu d’une jaquette noire et d’un pantalon clair d’une nuance jaunâtre. Une portait point de chapeau, et sa barbe, qu’il avait fait raser peu de temps auparavant, était fort courte et déjà grisonnante.
» En entrant dans la ruelle où devait s’accomplir la funèbre sentence, le sentiment de la conservation lui rendit l’énergie qui semblait l’avoir abandonné. Il voulut s’enfuir, mais retenu par les soldats, il entra dans une fureur horrible, criant : « A l’assassin ! » se tordant, saisissant ses exécuteurs à la gorge, les mordant, opposant, en un mot, une résistance désespérée.
» Les soldats commençaient à être embarrassés et quelque peu émus de cette horrible lutte, lorsque l’un d’eux, passant derrière lui, lui donna un si furieux coup de crosse dans les reins, que le malheureux tomba avec un sourd gémissement.
» Sans doute la colonne vertébrale était brisée ; on lui tira alors quelques coups de feu en plein corps et on le larda de coups de baïonnette ; connue il respirait encore, un des exécuteurs s’approcha et lui déchargea son chassepot dans l’oreille. Une partie du crâne sautant, son corps fut abandonné dans le ruisseau, en attendant qu’on vînt le relever.
» C’est alors que les spectateurs de cette scène s’approchèrent, et, malgré les blessures qui le défiguraient, purent constater son identité. »
Or, Vallès ne fut jamais pris, et il put se réfugier à l’étranger. Évidemment, on avait fusillé quelque malheureux à sa place. Des témoins oculaires affirmèrent aussi avoir assisté à l’exécution de Lefrançais, membre de la Commune, recommandable par son talent de parole et l’intégrité de son caractère. Reconnu, comme Vallès, par la foule, il avait été, disait-on, fusillé le jeudi, rue de la Banque, contre la maison portant le numéro 15. Or, en dépit de son exécution, Lefrançais, comme son collègue, put gagner l’étranger. Certains membres de la Commune furent ainsi fusillés une demi-douzaine de fois dans la personne d’individus qui leur ressemblaient plus ou moins. Au quartier Latin, on exécuta trois employés de commerce portant le même nom et à peu près le même signalement qu’un fonctionnaire de la préfecture de police échappé à toutes les recherches. Beaucoup de réfugiés à l’étranger possèdent ainsi leur extrait mortuaire, délivré par les autorités compétentes. L’armée, n’ayant ni police ni renseignements précis, tuait à tort et à travers comme elle arrêtait, en tas, comptant sans doute qu’elle atteindrait par là tout le monde. Elle réussit, en effet, à fusiller dans le nombre pas mal de bourgeois réactionnaires, obligés, malgé leurs protestations désespérées de mourir pour le compte de la Commune.
Mais on avait bien le temps de s’arrêter à ces misères ! La presse sonnait la curée. Ni la crainte des représailles, dans l’avenir, ni l’exemple de Clément Thomas, tué après vingt-deux années par le souvenir de juin 48, ne purent l’arrêter. Altérée de vengeance personnelle, oubliant que dans les guerres civiles il n’y a que les morts qui reviennent, elle n’avait qu’une voix, qu’un article : « Tue ! tue ! »
« Pas un des malfaiteurs dans la main desquels s’est trouvé Paris pendant deux mois ne sera considéré comme homme politique : on les traitera comme des brigands qu’ils sont, comme les plus épouvantables monstres qui se soient vus dans l’histoire de l’humanité. Plusieurs journaux parlent de relever l’échafaud détruit par eux. afin de ne pas même leur faire l’honneur de les fusiller. » (Moniteur universel.)
« Il ne faut pas qu’on se le dissimule un instant : il reste à Paris plus de cinquante mille insurgés… La ville qui a l’orgueil de rester à la tête de la France et de la civilisation, ne se relèvera dans l’opinion publique, et ne sera digne de son rôle de capitale, que le jour où, par sa volonté et son énergie, elle sera devenue la dernière étape de ces bandits.
» Qu’est-ce qu’un républicain ? — Une bête féroce. (Figaro.)
« Si Paris veut conserver le privilège d’être le rendez-vous du beau monde honnête et fashionnable, il se doit à lui-même, il doit aux hôtes qu’il convie à ses fêtes une sécurité que rien ne puisse troubler… Des exemples sont indispensables. Fatale nécessité, mais nécessité.
» Ces hommes qui ont tué pour tuer et pour voler, ils sont pris, et on leur répondrait : Clémence !
» Ces femmes hideuses qui fouillaient à coups de couteau la poitrine d’officiers agonisants, elles sont prises, et on dirait : Clémence ! (La Patrie)
« Il faut faire la chasse aux communeux. » (Bien public.)
« Le règne des scélérats du 18 mars est fini. On ne saura jamais par quels raffinements de cruauté et de sauvagerie ils ont clos cette orgie du crime et de la barbarie. On peut le résumer ainsi : deux mois de vol, de pillage, d’assassinat et d’incendie. » (L’Opinion nationale.)
« Quel honneur ! (s’écriait le Journal des Débats), NOTRE ARMÉE A VENGÉ SES DÉSASTRES PAR UNE VICTOIRE INESTIMABLE. »
Ainsi l’armée prenait sur Paris la revanche de ses défaites ! Paris était un ennemi, comme la Prusse, et d’autant moins à ménager que l’armée avait son prestige à reconquérir ! De quel droit peut-on s’étonner maintenant que les fédérés se soient défendus contre l’armée de Versailles, comme ils l’auraient fait devant les Prussiens ? — Pour compléter la similitude, après la victoire, il y eut un triomphe. Les Romains ne le décernaient jamais après les luttes civiles. M. Thiers en décida autrement pour bien montrer au monde que la lutte des classes a remplacé celle des peuples. Les dix contre un paradèrent dans une grande revue. Une épée d’honneur fut offerte à Mac-Mahon. Un journal. l’Avenir libéral ; louait ainsi les proclamations du maréchal : « On dirait qu’il veut se dissimuler. Cela rappelle ces paroles de Fléchier sur Turenne : Il se cache, mais sa gloire le découvre. »
Et, en effet, la gloire du Turenne de 1871 se lisait sur tous les murs, sur toutes les places, sur tous les quais de Paris. Les murs portaient en des milliers d’endroits des traces de sang caillé et de balles, quelquefois des vestiges de cervelles. En dehors des cours martiales, vraies usines à massacre, les soldats travaillaient en détail dans tous les coins de Paris. Tout individu, dénoncé comme officier de la garde nationale, tout délégué de la Commune était fusillé de droit. Un de ces derniers, Charles Mélin, répondit aux questions qu’on lui faisait : « Nous avons perdu la partie, mais nos petits-neveux la reprendront et la gagneront sûrement. »
Un autre, Napias-Piquet, fut fusillé rue de Rivoli et son corps abandonné sur place toute la journée, non sans que les soldats l’eussent au préalable dépouillé de ses bottines vernies, qui étaient neuves. Quiconque avait tenu de près ou de loin à un comité quelconque, tout clubiste reconnu était mis à mort. Le président du club de Saint-Sulpice, un vieillard de 72 ans, fut amené dans la rue, vêtu de sa robe de chambre, et fusillé. Le sang coula à pleines rigoles dans certaines rues de Paris. On vit pendant plusieurs jours sur la Seine une longue traînée rouge suivant le fil de l’eau, et passant sous la deuxième arche du côté des Tuileries ; cette traînée ne discontinuait pas. Pendant plus de dis jours les journaux publièrent une partie spéciale sous la rubrique : Arrestations, Exécutions. Voici comment un d’eux, et non des moins acharnés, raconta la mort de Varlin :
« Dimanche dernier, vers trois, heures de l’après-midi, les promeneurs, très-nombreux, ont pu voir, rue Lafayette, l’arrestation de Varlin, membre de la Commune, ex-délégué au ministère des finances.
« Il était assez pauvrement vêtu et était entouré de quatre soldats conduits par un officier, qui venaient de s’emparer de sa personne.
» Après l’avoir fouillé, on lui lia les mains, puis il fut dirigé vers les buttes Montmartre.
» Au moment de son arrestation, il n’y avait que sept ou huit personnes croyant assister à la prise d’un simple fédéré, mais, au même instant, Un passant, probablement mieux informé que les autres, s’écria : C’est Varlin ! Les personnes présentes à cette exclamation se mirent à la suite des quatre soldats, remplissant dans ce moment les fonctions de gardiens de cet homme, qui n’avait pas craint de coopérer au commencement de la destruction de Paris.
» La foule grossissait de plus en plus, et on arriva avec beaucoup de peine au bas des buttes Montmartre, où le prisonnier fut conduit devant un général dont nous n’avons pu retenir le nom ; alors l’officier de service chargé de cette triste mission, s’avança et causa quelques instants avec le général, qui lui répondit d’une voix basse et grave : Là, derrière ce mur.
» Nous n’avions entendu que ces quatre mots et quoique nous doutant de leur signification, nous avons voulu voir jusqu’au bout la fin d’un des acteurs de cet affreux drame que nous avons vu se dérouler devant nos yeux depuis plus de deux mois ; mais la vindicte publique en avait décidé autrement. Arrivé à l’endroit désigné, une voix, dont nous n’avons pu reconnaître l’auteur et qui fut immédiatement suivie de beaucoup d’autres, se mit à crier : Il faut le promener encore, il est trop tôt. Une voix seule alors ajouta : Il faut que justice soit faite rue des Rosiers, où ces misérables ont assassiné les généraux Clément Thomas et Lecomte.
» Le triste cortège alors se remit en marche, suivi par près de deux mille personnes ; dont la moitié appartenait à la population de Montmartre.
» Arrivé rue des Rosiers, l’état-major ayant son quartier général dans cette rue s’opposa à l’exécution.
» Il fallut donc, toujours suivi de cette foule augmentant à chaque pas, reprendre le chemin des buttes Montmartre. C’était de plus en plus funèbre, car, malgré tous les crimes que cet homme avait pu commettre, il marchait avec tant de fermeté, sachant le sort qui l’attendait depuis plus d’une heure, que l’on arrivait à souffrir d’une aussi longue agonie.
» Enfin, le voilà arrivé ; on l’adosse au mur, et pendant que l’officier faisait ranger ses hommes, se préparant à commander le feu, le fusil d’un soldat, qui était sans doute mal épaulé, partit, mais le coup rata ; — immédiatement les autres soldats firent feu, et Varlin n’existait plus.
» Aussitôt après, les soldats, craignant sans doute qu’il ne fût pas mort, se jetèrent sur lui pour l’achever à coups de crosse ; mais l’officier leur dit : « Vous voyez bien qu’il est mort ; laissez-le. »[7]
Ainsi la presse réactionnaire fut obligée, tout en l’insultant, de rendre justice à son courage. Mais elle voulut l’entacher dans sa probité, et lui, l’homme probe par excellence, fut accusé d’avoir porté sur lui un demi-million avec lequel il comptait s’enfuir à l’étranger. Mais cette calomnie dut tomber devant le procès-verbal de l’exécution, déclarant qu’on n’avait trouvé qu’un « porte-feuille à son nom, un porte-monnaie contenant 284 fr. 15 c., un canif et une montre en argent. »
Un de ceux qui ont connu Varlin de près, on a tracé un portrait dont nous reconnaissons la parfaite exactitude :
« Varlin fut la personnalité la plus remarquable de la Commune. Cela paraîtra étonnant à beaucoup qui n’ont guère entendu parler de lui. C’est que les journalistes qui renseignent le public ne s’attachent qu’aux apparences et ignorent la plupart du temps tous ceux qui ne se manifestent pas à leur attention par des coups d’éclat. Varlin n’était pas orateur et il ne pouvait être apprécié que par ceux qui le voyaient quotidiennement à l’œuvre ; mais il s’expliquait avec concision et en même temps avec clarté, et lorsqu’on avait bien discuté, il suffisait souvent de quelques mots de Varlin pour qu’on se rangeât à son avis.
» Son activité était prodigieuse. Pendant-des années, il se multiplia dans les associations ouvrières ; il fut l’âme de toutes les grèves, de toutes les manifestations. Son talent d’organisation se révéla dans toutes les créations auxquelles il prit part. Il avait l’habitude de dire que s’il avait le choix d’une occupation, il voudrait être à la tête d’une grande administration, parce qu’il se sentait des aptitudes à être utile à un pareil poste, et il disait vrai.
» Il était du reste d’une grande modestie, et ne s’avançait que lorsque cela était indispensable : c’est ce qui explique comment, ayant beaucoup fait, il avait si peu fait parler de lui. »[8]
Le mardi 30 mai, dans un coin du cimetière du Père-Lachaise, le long du mur de Charonne, à l’est, on fusilla 147 prisonniers. Un 148me avait rompu les rangs, et il s’était sauvé non loin dans une excavation. Poursuivi, il eut les honneurs d’une exécution spéciale. En même temps des exécutions avaient lieu dans la cour de la maison d’arrêt de Cherche-Midi.
D’affreux assassinats se commettaient dans beaucoup de quartiers, sous le prétexte qu’on avait empoisonné les soldats. Il arrivait souvent aux lignards de se faire servir à boire tout suants et échauffés. La fraîcheur les saisissait et quelquefois ils tombaient évanouis. Aussitôt leurs camarades les déclaraient empoisonnés, et fusillaient illico les débitants et toute leur famille.
La presse qui propageait ces fables d’empoisonneurs et de pétroleuses, qui cachait avec soin les détails des exécutions et se gardait bien d’en indiquer le nombre, ne tarissait pas d’éloges sur l’armée.
« Elle s’est admirablement acquittée de sa tâche, disait le Journal de Paris ; elle a montré une vraie humanité dans l’accomplissement de ses devoirs. »
« Quelle admirable attitude que celle de nos officiers et de nos soldats ! disait le Figaro. Il n’est donné qu’au soldat français de se relever si vite et si bien. »
« Tout le monde a été frappé de l’attitude pleine de calme et de dignité conservée par les troupes au milieu des fureurs de cette affreuse lutte, disait le Siècle du 28 mai. »[9]
Répondant au Times qui, bien informe par ses correspondants, accusait les soldats de sauvagerie, l’Opinion nationale disait : « Paris est là tout entier pour attester l’excellente attitude, la discipline exemplaire de nos soldats et leur modération après la lutte. »
La Cloche racontait ainsi l’exécution d’un maréchal des logis de la Commune : « Dufil comprit si bien la gravité de sa position, que sur la place de l’Europe, tandis qu’on le conduisait à la place militaire, il tenta de s’enfuir. Il n’avait pas fait trois pas qu’il était renversé par une balle partie du revolver du chef de l’escorte, le capitaine Hamot, du 5me bataillon de la garde mobile de Seine-et-Oise. Il fut immédiatement achevé par deux soldats.
» Cette opération, conduite avec autant d’activité, que d’énergie, fait le plus grand honneur au lieutenant colonel de Lyoën. »
La Liberté rapportait avec attendrissement que les soldats du 29me de ligne avaient adopté les deux petits enfants d’un fédéré qu’ils avaient fusillé place du Trône, Les orphelins, ajoute le journal, « ont endossé l’habit militaire et seront désormais les fils du 29me de ligne »… qui avait assassiné leur père !
Les soldats, ainsi encouragés, s’ébattaient à leur aise. Les officiers s’étaient emparés des rues, insolents, l’œil provocateur, faisant résonner leurs sabres. Ils encombraient les trottoirs des cafés et les restaurants, bruyants, rieurs, grossiers, entourés de filles[10]. Dans un hôtel de la rue Paul Lelong, quatre officiers de ligne requirent des femmes publiques, et firent un tel vacarme pendant plusieurs jours, que, malgré la terreur qu’ils inspiraient, les habitants du quartier demandèrent leur éloignement.
Paris vécut ainsi pendant plus de dix jours dans la fusillade, et les gens de l’ordre s’en délectèrent. Tel fut du moins le témoignage de leurs journaux.
« Une épouse inconsolable fait des reproches à son époux.
» — Tu n’es pas gentil !… Comment, tu vas voir fusiller et tu ne m’emmènes pas !
» — Qu’est-ce que vous voulez voir ? dit la mère à ses filles : les ruines ou les cadavres ?
» — Oh ! les deux, petite mère ! les deux.
» — Alors, voilà ce que nous allons faire : nous irons d’abord où sont les morts ; nous déjeunerons n’importe comment…
» — Nous emporterons un morceau de pain.
» — Et si je ne suis pas trop fatiguée, nous irons voir les incendies pour notre dessert.
» Et les fillettes battent des mains. »[11]
Filles et femmes du peuple, mortes si héroïquement pour la Commune, c’étaient vos cadavres que ces femmes allaient contempler. Et vous n’eûtes d’autre épitaplie que ce mot de M. Dumas fils : « Nous ne dirons rien de ces femelles par respect pour les femmes à qui elles ressemblent quand elles sont mortes. »
Si l’on veut apprécier le degré d’immoralité, l’absence de toute pudeur, qui caractérisaient cette haute société versaillaise, qu’on lise cet extrait du Français, journal ultra-conservateur :
« Sur le chemin de halage, le long de la Seine, étaient étendus une cinquantaine de cadavres d’insurgés, les uns nus, les autres couverts de haillons. Des ouvriers enlevaient le pavé pour les enterrer. Sur le parapet, une foule nombreuse considérait avec insouciance ce dégoûtant spectacle : il y avait là des jeunes filles élégantes et radieuses étalant au soleil leurs ombrelles de printemps. »
Un négociant du boulevard d’Enfer signalait, indigné, aux journaux l’attitude de certains individus vêtus avec élégance qui, pendant qu’on relevait encore les cadavres sur le boulevard Saint-Michel, étaient installés avec des filles à l’intérieur et à la porte des cafés des boulevards, se livrant avec celles-ci à des rires scandaleux.
Enfin, cette odeur de carnage saisit à la gorge les plus frénétiques. Les journaux qui avaient prêché le massacre, s’épouvantèrent de leur œuvre. " Ne tuons plus, s’écria le Paris-Journal du 2 juin, même les assassins, même les incendiaires. Ne tuons plus. Ce n’est pas leur grâce que nous demandons, c’est un sursis. »
Et plus loin : « La foule, de plus en plus avide de pareils spectacles (les exécutions), se bouscule. Qu’on y prenne garde !… il ne serait que trop facile de nous familiariser avec le meurtre. »
« Assez d’exécutions, assez de sang, assez de victimes ! s’écrie le National, du 1er juin, Il y a parmi cette foule bariolée de prisonniers tant d’ignorance, tant d’abrutissement, tant d’alcool, qu’il ne peut y avoir une grande place pour la responsabilité. »
« Le moment est venu, dit le Temps, de distinguer entre les partisans aveugles, les simples soldats et les chefs. »
« A côté des droits de la justice, dit l’Opinion nationale, du 1er juin, on demande un examen sérieux des inculpés. On voudrait ne voir mourir que les vrais coupables. »
Qu’on ne se méprenne pas sur ces appels à la pitié : ils cachaient la peur de la peste. Depuis quelques jours, la voie publique était couverte de martinets morts. Cette espèce d’hirondelle se nourrit exclusivement d’insectes et surtout de mouches. Or, les nombreux cadavres, gisant abandonnés dans Paris avaient, en multipliant les mouches charbonneuses, déterminé cette épidémie. Les journaux s’alarmèrent. « Il ne faut pas, disait l’un d’eux, que ces misérables, qui nous ont fait tant de mal de leur vivant, puissent encore nous en faire après leur mort. »
La gloire de Mac-Mabon le découvrait trop. Des journaux naïfs avaient demandé qu’on publiât les noms des gens fusillés, comme si les cours martiales avaient tenu registre ! Leur nombre se révéla par l’infection de l’atmosphère. Sans compter les victimes des cours martiales, il y avait peu de terrains vagues ou de maisons de construction dans Paris, qui ne continssent des cadavres jetés pêle-mêle les uns sur les autres. Au fur et à mesure des exécutions, on avait enterré sur place. Tout le long des quais, des morts étaient enfouis. Au square de la tour Saint-Jacques, plus de douze cents des fusillés de la caserne Lobau avaient été provisoirement enterrés. Aux buttes Chaumont, dans la pièce d’eau alimentée par la grande cascade, on avait noyé trois cents cadavres qu’on n’avait pas eu le temps d’enterrer. De même au parc Monceaux. Dans les jardins de l’École polytechnique, sur une étendue de cent mètres il y avait une rangée de cadavres de trois mètres de hauteur. Devant l’esplanade des Invalides, un grand nombre de corps n’avaient été que três-superficiellement recouverts de terre ; ils exhalaient une insupportable odeur. Dans le faubourg Saint-Antoine, on en trouvait « partout, en tas, comme les ordures, » disait un journal de l’ordre. Ainsi aux casemates, tout autour de Paris, aux bastions et dans les forts.
Il fallait se hâter de faire disparaître ces foyers d’infection. Les cadavres exhumés furent transportés en général dans les cimetières hors de Paris. Près du fort d’Ivry, on utilisa les tranchées creusées pendant le siége. Les fourgons de l’armée s’y succédèrent sans relâche chargés de leurs lugubres fardeaux. D’autres fourgons pleins de chaux suivaient, et les tranchées se remplissaient ainsi peu à peu de cadavres et de chaux. A Charonne et à Bagnolet, on enterra dans de grands fossés, sur un lit de chaux vive, les fédérés tués dans le quartier Popincourt, à Belleville et aux environs de la Roquette. Les tranchées furent recouvertes d’une épaisse couche de terre. « Rien à craindre des émanations cadavériques, dit un journal de l’ordre. Un sang impur abreuvera en le fécondant le sillon du laboureur. » Tous les soirs un grand nombre de tombereaux, chargés de cadavres de gardes nationaux, étaient dirigés sur Versailles, où ils entraient la nuit. Mais beaucoup de corps ne purent être transportés et il fallut les enfouir à Paris même. Ainsi, quand on exhuma ceux qui avaient été déposés dans les terrains de l’usine à gaz et parmi lesquels il y avait un grand nombre de femmes, on trouva le tout dans un état de décomposition très-avancée. Les vêtements étaient en lambeaux et déjà putréfies ou mangés par la vermine du cadavre. Ces débris, enfermés dans des wagons clos comme pour les apports de l’amphithéâtre, furent conduits à grande vitesse au cimetière Montparnasse, où d’immenses trous attendaient toute cette pourriture. Les fusillés du Luxembourg furent amenés au même cimetière, entassés dans des charrettes et des omnibus. A travers les fenêtres de ces voitures, on voyait passer des bras et des pieds. Des fosses de dix mètres carrés et de la même profondeur avaient été creusées. De nombreux ouvriers plaçaient les cadavres vingt par vingt et les recouvraient de chaux ou de goudron et ensuite de terre. Les fédérés, rangés côte à côte, n’avaient d’autre linceul que leurs habits de gardes nationaux. De pauvres femmes, debout sur le bord de la lugubre tranchée, accablées de douleur, cherchaient à reconnaître les corps. Quelques-unes portaient des couronnes d’immortelles, sur lesquelles on lisait une date : Mai 1871, et cette seule inscription : A mon mari ou A mon enfant. Dans le commencement, les soldats les repoussèrent, mais bientôt on donna l’ordre de les laisser approcher, afin que leur douleur les trahissant, on pût arrêter « ces femelles d’insurgés. » Il n’appartenait qu’au parti de l’ordre de transformer les tombes en souricières[12].
On vit par ces exhumations qu’un grand nombre de fédérés avaient été enterrés vivants. Au square Saint-Jacques, où les ensevelissements avaient été, comme partout, très-hâtivement faits et souvent aux heures nocturnes, on avait vu des bras qui sortaient de terre. Là, comme au cimetière Montparnasse, aux environs du Père-Lachaise, au cimetière Montmartre et plus particulièrement au cimetière qui avoisine le Trocadéro, des victimes incomplètement tuées et jetées avec l’amas des morts dans les fosses communes, avaient lutté dans la terre et conservaient encore les torsions horribles de leur violente agonie. La nuit on avait entendu leurs cris et leurs gémissements que couvraient les bruits du jour.
L’inhumation d’un si grand nombre de cadavres était impossible. Il fallut trouver un procédé plus rapide. On agita un instant la question de créer à Vanves, au-delà du fort, un cimetière spécial, séparé en deux parties, l’une pour les défenseurs de l’ordre, l’autre pour les fédérés. « Le délégué à la guerre, disait M. de Girardin, pourra, comme Napoléon, passer ses fidèles en revue à l’heure de minuit. Le mot d’ordre sera incendie et assassinat. » Mais on s’arrêta à l’idée de la crémation.
Il y avait de copieux amas de cadavres à tous les bastions. On se rappelle que, lors de l’entrée de l’armée à Paris, les fédérés qui occupaient ces postes avaient été surpris par derrière. Ils furent comme de juste fusillés, sur place. On imagina de bourrer de leur corps, les innombrables casemates construites tout le long des fortifications. Une quantité considérable de cadavres de la banlieue fut adjointe à ce premier rassemblement. On amena également un grand nombre de cadavres de l’intérieur de Paris. Quand une casemate était bondée, on la murait avec des pierres, des sacs pleins de terre, des gabions, et on passait à la suivante. Des sentinelles furent placées avec des consignes très-rigoureuses auprès de ces cimetières improvisés, qu’on voulait cacher aux populations ; mais l’odeur nauséabonde qui s’en exhalait, malgré toutes ces précautions hâtives, trahit bientôt l’existence de ces charniers. On dut au plus vite dégager des issues aux deux extrémités basses, pratiquer à la partie supérieure des orifices qui servirent de cheminées, répandre des matières incendiaires et désinfectantes, comme le goudron, et mettre le feu. La combustion dura plusieurs jours. Mais l’incinération fut incomplète, et quand ces chaudières furent découvertes on trouva les chairs réduites à l’état de bouillie.
L’incinération se pratiquait également aux buttes Chaumont. On voyait des colonnes de fumées s’élevant au milieu des massifs. C’étaient les corps des fédérés, entassés en piles énormes, qu’on brûlait après les avoir inondés de pétrole. Quelques hommes allaient et venaient, attisant le feu. Le parc resta longtemps fermé.
Longtemps encore, des drames mystérieux se passèrent au bois de Boulogne. Dans les premiers jours de juin un journal publia la note suivante :
« Le bois de Boulogne est entièrement interdit à la circulation. Il est défendu d’y entrer à moins d’être accompagné d’un peloton de soldats — et encore bien plus d’en sortir.
» C’est au bois de Boulogne que seront exécutés, à l’avenir, les gens condamnés à la peine de mort par la cour martiale.
» Toutes les fois que le nombre des condamnés dépassera dix hommes, on remplacera par une mitrailleuse le peloton d’exécution. »
Huit jours après seulement, vers le 16 juin, le Journal Officiel déclarait que tout journal qui reproduirait cette note serait poursuivi. Mais il n’osait la démentir. Quoi qu’il en fût, à cette époque des mitraillades sans nombre avaient été opérées par l’armée de Paris. Nous ne prétendons pas que ce mode d’exécution eût été délibéré eu conseil des ministres, mais autorisé ou non, l’armée l’avait largement pratiqué. Si nous insistons sur ce détail, c’est qu’il donne la mesure de la quantité des exécutions.
Jamais on ne connaîtra le nombre des victimes de cette semaine sanglante, ouverte par le concert des Tuileries, close, heure pour heure, le dimanche suivant, par la fusillade des derniers fédérés de Belleville. — Les jours suivants ne furent pas exempts de massacres. Le 19 juin, on exécutait encore 15 fédérés au cimetière Montparnasse. — Dans les cercles officiels, on estimait à vingt mille le nombre des personnes tuées ou fusillées. Des officiers ont donné cette évaluation comme très-vraisemblablement juste. Sur ce nombre, un cinquième au plus furent frappés par les projectiles durant le combat.
Après les tueries devaient venir les bénédictions des prêtres ; c’est dans l’ordre. Le 27 mai, l’Assemblée nationale était invitée par son président à assister le lendemain 28 mai, jour de la Pentecôte, à des prières publiques solennelles. Pendant que les oraisons des députés montaient vers le dieu des armées, les fusillades sans fin de Paris célébraient aussi la Pentecôte du prolétariat.
Enfin, on lut dans tous les journaux :
« Dimanche 4 juin 1871, fête de la Très-Sainte Trinité, une quête aura lieu à tous les offices de ce jour en faveur des orphelins de la guerre.
» Cette quête sera faite à la grand’messe et aux vêpres par Mme Thiers, présidente de l’œuvre, et par la maréchale de Mac-Mahon, vice-présidente. »
Ces dames quêtant pour les orphelins que leurs maris venaient de faire !
- ↑ C’est une erreur assez généralement répandue que les bataillons républicains de Paris ont montré plus de courage contre leurs ennemis civils que contre les Prussiens. — La base principale de ce faux bruit, est l’accusation de lâcheté que le général Clément Thomas a jetée aux tirailleurs de Belleville. Mais il résulte de l’enquête-faite par les officiers des bataillons d’arrondissements voisins, que les tirailleurs ont bien tenu dans les tranchées, sous un feu très-vif, et qu’ils ne les ont abandonnées qu’après 40 heures, sur l’ordre de leur commandant et après l’arrivée de leurs remplaçants. Du reste, les conseils de guerre n’ont pu condamner que le major du bataillon.
- ↑ Voy. l’appendice, note 2,
- ↑ Voir la note 8. à l’appendice.
- ↑ En effet, la Commune respectant les scrupules de ces soldats, qui ne voulaient pas, disaient-ils, se battre contre l’armée, les avait hébergés pendant tout le siège, sans exiger d’eux aucun service, même intérieur. On les rencontrait flânant dans toutes les rues de Paris.
- ↑ V. l’appendice, note 4.
- ↑ Le Siècle.
- ↑ Le Tricolore, 1er juin.
- ↑ La Liberté, de Bruxelles. — Rendons hommage à ce journal socialiste le seul qui ait défendu en Belgique cause de la Commune. Le journalisme a rarement uni une aussi grande éloquence à une telle vigueur d’argumentation.
- ↑ Mais deux jours après, le Siècle signalait avec indignation la conduite d’un officier, qui s’était fait remettre par une marchande un certain nombre de numéros du Siècle et les avait lacérés en plein boulevard, — « sans les payer !! »
- ↑ Il fallut un ordre du jour spécial pour interdire aux officiers de paraître en uniforme avec des filles publiques.
- ↑ Paris-Journal.
- ↑ Encore quatre mois après, les agents de l’autorité renversaient les monuments funèbres élevés par les familles à la mémoire des gardes nationaux, arrêtaient les personnes occupées à les relever et empêchaient les parents d’apporter des souvenirs et des fleurs sur les tombes.